samedi 13 août 2016

"Un loup n'attaque pas sa propre meute pour prouver sa bravoure".

L'imaginaire, ce n'est pas que la découverte d'univers sorti entièrement du cerveau d'écrivains à la créativité en ébullition permanente (peut-être dopée au meldonium, allez savoir...), mais c'est aussi l'occasion de voyager à travers notre monde, en regardant par un prisme différent. Voilà un bel exemple de ce mariage des mythes et légendes avec la littérature de genre, avec "le dernier Vodianoï", de Julien Heylbroeck (chez OVNI éditeur, je vous mets le lien de leur site, car je crois que la distribution passe par eux). Je crois qu'on peut qualifier ce roman de fantasy urbaine, mais dans un cadre très original : l'Union Soviétique, sous le règne de Staline, à un moment-clé, l'année 1937, lorsque débutent la période des grandes purges. Si, comme moi, vous avez de graves lacunes en matière de mythologies slaves, un conseil, penchez-vous sur ce roman dépaysant, assez classique dans les thèmes développés mais qui vous proposera de rencontrer de nombreuses créatures toutes plus étranges les unes que les autres...



Officiellement, Ilya Krasnov travaille pour le GOSPLAN. Un gratte-papier anonyme parmi tant d'autres au sein de l'immense machine bureaucratique de l'U.R.S.S. Mais, en réalité, le jeune homme travaille pour un autre service, avec des missions tout à fait différentes et surtout bien plus de danger et d'action.

Ilya est l'un des agents les plus prometteurs de la Komspetssov, la Commission du Soviet Spécial, chargée, je cite, de lutter contre "les manifestations arriérées et rétrogrades des peurs de l'Humanité". Un service ultra-secret mis en place par Staline lui-même. Personne, ni sa famille, ni ses amis, ne sait que Ilya en fait partie.

Mais qu'est-ce donc ? Eh bien, c'est simple : pour le Petit Père des Peuples, tout ce qui relève de la culture populaire slave, les mythes, les légendes, tout cela relève, comme la religion, de la plus infâme des superstitions et doit donc être inéluctablement éradiqué. Ilya et ses collègues ont donc pour mission de chasser impitoyablement toute créature issue du monde des fées.

Ce monde, il existe, et longtemps, ses créatures ont cohabité sans problème avec l'homme, au point de devenir partie intégrante de la riche culture slave. Mais, peu à peu, les relations entre humains et créatures se sont tendues. Beaucoup de petits êtres (ou de moins petits, d'ailleurs) sont devenus des monstres ou des sorcières ou des êtres malfaisants, effrayants, dans les contes et légendes.

Ces histoires, tout les Russes les connaissent, on leur racontait à la veillée ou juste avant qu'ils s'endorment, lorsqu'ils étaient enfants. Certains ont pu croiser les créatures évoquées et en garde un souvenir qui les fait frissonner. Mais, voilà, depuis la Révolution bolchevique et l'avènement de Lénine, puis de Staline, tout cela est terminé.

Baba Yaga et les autres sont désormais considérés comme les capitalistes, les trotskystes, les ennemis du peuple de tout poil... Du coup, le monde des fées s'est replié sur lui-même, dans sa capitale, Bouïane, en attendant des jours meilleurs. Quelques membres de ces peuples féeriques fréquentent encore le monde des humains, mais à leurs risques et périls.

Ilya est donc un liquidateur, et l'un des plus efficaces du Komspetssov. D'ailleurs, dans la première partie du roman, on le voit promu. Fini l'appartement collectif à partager à plusieurs familles dans un immeuble miteux, place à un domicile dans un bâtiment réservé aux apparatchiks. En attendant encore mieux, des médailles et la reconnaissance de Staline lui-même...

Mais voilà, lors d'une intervention, la créature que Ilya contribue à capturer lui glisse à l'oreille quelques phrases qui vont semer le doute dans l'esprit de ce garçon, jusque-là irréprochable, fervent communiste, pur produit de l'éducation soviétique, convaincu que le socialisme est le plus juste des régimes et qu'un jour, l'Internationale sera le genre humain.

Et le doute, on le sait, lorsqu'il a été instillé, il grignote, il grignote... Ilya se pose des questions et cherche des réponses. Et ce qu'il va découvrir, sur lui, mais aussi sur sa famille, le trouble profondément... Or, nous sommes en U.R.S.S. en 1937, et le doute est un crime. Surtout lorsqu'on a des ennemis qui attendent la moindre erreur ou déviance pour vous dénoncer à la police politique....

Bientôt, le destin doré d'Ilya va brutalement basculer, remettant en question tout ses certitudes, ses croyances, ses engagements... Toute sa vie et celle de sa famille, ses parents, sa soeur... Il va devoir se défendre car, c'est à son tour de devenir une proie. Et, pour espérer survivre, il va devoir convaincre ceux qu'il liquidait férocement encore la veille qu'il est désormais leur allié...

J'ai essayé de bien planter le décor sans trop en dire sur l'intrigue et sur les événements auxquels on assiste dans ce début de roman. Je reste flou, volontairement, tout en espérant vous avoir intrigué. Mais, par la suite, dans ce billet, nous allons creuser un peu plus profondément, dans le fond comme dans la forme, vous le savez, avec quelques risques de dévoiler certaines choses...

J'ai évoqué en préambule l'idée d'un roman de fantasy urbaine. Je ne suis pas un grand connaisseur de ce genre, mais je crois, de ce que j'en sais, que "le dernier Vodianoï" répond aux critères, dans la rencontre entre le monde réel et le monde féerique, une cohabitation très imparfaite, ici, mais le fait est là, malgré la volonté du régime de taire l'existence des créatures non-humaines.

C'est surtout le décor qui change de ce qu'on connaît de la fantasy urbaine plus classique, souvent installé dans le Londres victorien. Décidément, les auteurs français aiment se distinguer : après Jeanne A-Debats qui lui donne pour cadre un Paris futuriste, voici donc Julien Heylbroeck qui la transpose dans Moscou, à l'apogée paranoïaque du régime stalinien.

Mais, si le contexte historique est évidemment très important et très fort, l'auteur y ajoute un zeste d'uchronie à travers deux personnages historiques qui tiennent une place importante dans le roman : Nikola Tesla et l'incontournable Raspoutine (Ra, ra, Rasputin, Russia's greatest love machine... hum... désolé, réflexe de Pavlov...).

D'une certaine manière, le moine fou est aussi un mythe russe à lui tout seul, tant par son existence incroyable que par son funeste destin et les incroyables circonstances de sa mort. Je digresse un peu, mais il est finalement logique et cohérent de retrouver cette personnalité, quitte à jouer de l'uchronie, l'outil qui permet de prendre des libertés avec l'Histoire.

Tout ça, c'est le décor dans lequel va évoluer Ilya. Un garçon qui est un personnage assez classique dans ce genre de roman, puisque son existence confortable et son destin tout tracé sont brusquement remis en cause et il va devoir se lancer dans une quête d'identité pleine de dangers qui en fera un personnage complètement différent à la fin du livre... A condition de survivre.

Lui qui combat les créatures féeriques va les découvrir, par la force des choses. Et son regard va forcément changer. Non seulement son conditionnement qui en faisaient des ennemis à abattre, sans pitié, mais aussi la connaissance plus ancienne qu'il pouvait avoir de ces monstres, à travers la culture populaire, les contes et légendes.

Il y a pas mal de points communs dans les thèmes qu'aborde Julien Heylbroek avec ceux qui sont développés dans un livre (que je n'ai pas encore terminé, que je reprendrai, un jour, pour pouvoir en parler plus en détails sur le blog, mais dont j'ai lu la moitié avec grand plaisir) d'Adrien Tomas : "la Geste du Sixième Royaume".

Les contextes sont évidemment très différents, les histoires aussi, mais on retrouve cette même impression de décalage entre les histoires que véhicule l'imaginaire collectif et les créatures qui y sont décrites lorsqu'on se retrouve face à elles. Ne croyez pas tout ce qu'on écrit, la réalité n'est pas dans les mythes. Mais la réalité, si elle diffère, n'est pas forcément plus belle ou plus juste...

De la même manière, Julien Heylbroek, comme Adrien Tomas, oppose dans son roman la tradition et la modernité, ça, c'est ultra-classique, mais aussi la nature et le progrès. Face à face, dans "le dernier Vodianoï", la riche et très ancienne culture slave, qui s'enracine dans l'histoire séculaire de la Russie éternelle, et l'idéologie stalinienne qui entend bien faire table rase du passé pour construire un pays nouveau, une humanité nouvelle.

Une opposition frontale, violente, sans merci, qui s'accompagne aussi de l'opposition entre le progrès technique, que promeut l'U.R.S.S. (même si c'est dans une optique totalement différente des pays capitalistes, bien sûr : on n'agit pas pour le profit, mais pour le bien de l'Homme), et la nature qui ne doit pas être un obstacle et qu'on met au service de cette politique.

En clair, l'urbanisation, l'industrialisation, le progrès, tout cela pousse à détruire une nature qui est l'habitat naturel des peuples féeriques. Au-delà de la pression quotidienne que le Komspetssov fait peser sur elles, les créatures ici de ce monde non-humain se retrouvent privées de leurs abris, des éléments dans lesquels ils évoluent.

Tiens, une autre référence, encore un livre dont je devrais vous parler, aïe, je me mets en faute moi-même, on est limite dans l'auto-critique, je suis en plein dans mon sujet... Cette opposition entre la nature sauvage et le progrès qui ne s'en formalise pas, elle est aussi au centre de "Coeur sauvage", roman jeunesse de Fabien Fernandez. Avec une différence : c'est la Russie actuelle qui en est le décor.

Ce billet est décidément à tiroirs, puisque, derrière ce thème, il y a un élément très important de l'intrigue. L'une des découvertes que va faire Ilya Krasnov au cours de sa fuite, pleine de rebondissements et d'action, c'est que l'idéologie n'est pas l'unique motivation des persécutions décrétées par Staline. Mais là, on n'en dira pas plus...

"Le dernier Vodianoï" est un premier roman. Il a été écrit avant "Stoner Road", dont nous avions parlé ici, mais publié ensuite, les voies de l'édition étant toujours, si ce n'est impénétrables, au moins, imprévisibles. C'est donc un roman qui a certainement quelques faiblesses. Mais, c'est aussi un excellent divertissement, sans prise de tête.

C'est aussi un univers et une ambiance forcément différents, le désert américain, la musique planante et les freaks laissant la place aux décors somptueux de la Russie, aux ogres, sorcières et lutins et au bruit des batailles rangées. Mais, j'ai beaucoup aimé ce contexte, très original, et qui porte l'histoire, bien plus classique.

C'est aussi l'occasion de découvrir ces mythes, légendes et contes slaves, dont j'ignorais à peu près tout. A part Baba Yaga, et encore, plus le nom que son rôle, j'ai découvert tout un ensemble de personnages hauts en couleurs, à commencer par le Vodianoï, ce souverain du monde féerique, à qui Julien Heylbroeck confie avoir donné le visage de Christopher Lee.

Un Christopher Lee qui verrait alors se mélanger le côté patriarche barbu et vénérable des superproductions dans lesquelles il a tourné à la fin de sa vie, "Le Seigneur des Anneaux", et "Star Wars", mais aussi ses séries Z plus anciennes, car le Vodianoï pourrait faire furieusement penser aux créatures des marais ou des océans, visqueuse et dégoulinante à souhait...

Je m'éloigne, encore, mais j'ai pris le temps, au fil de ma lecture, d'aller regarder à quoi ressemblent ces créatures, massacrées par les polices soviétiques déchaînés. Voir leurs représentations, mais aussi quelques informations sur leur rôle et leur place dans l'imaginaire slaves. Un site m'a bien aidé, russievirtuelle.com (allez sur "personnages, lieux, objets"), dont je voulais mettre le lien dans ce billet.

Allez, je vais finir ce billet en évoquant le Komspetssov, cette création (enfin, j'espère) sortie de l'imagination de Julien Heylbroeck. Parce que je me suis bien amusé à imaginer ces policiers à la mission si spéciale. Là, c'est mon imagination qui marche, mais je ne crois pas trop m'éloigner de ce que l'auteur a voulu.

Ilya et ses collègues, c'est un peu la rencontre entre les Men In Black et les Ghostbusters. Les Men In Black, pour le côté confidentiel, clandestin, même, de leurs actions, et la connaissance de l'adversaire. Ajoutez que les agents du Komspetssov vont en duo et que la première scène du roman nous montre Ilya flanqué d'un agent débutant, tel l'agent K devant former sur le tas son bizut...

Et puis, les Ghostbusters, à cause des armes dont disposent Ilya et les autres agents. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet-là, mais on dévoilerait des aspects que j'ai laissés dans l'ombre, donc, discrétions. Pourtant, la vision que j'en ai eue m'a rappeler aux Proton Packs qu'utilisent Bill Murray et ses acolytes, aussi bien dans la forme que dans ses effets.

Comme souvent sur ce blog, le billet est long et donne l'impression qu'on en dit énormément. Rassurez-vous, je ne crois pas avoir ne serait-ce qu'effleurer les points essentiels du roman. Et surtout, c'est un vrai roman d'action qui n'offre que bien peu de répit aux lecteurs. Ce livre a des défauts, sans doute, mais je me suis énormément amusé et c'est ce que j'en attendais.

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