samedi 17 mars 2018

"Je ne veux pas courir le risque de perdre une bonne chance de nous procurer une part de ce magnifique gâteau africain".

Un titre qui nécessite une petite explication : la phrase est attribué au Roi des Belges Léopold II, qui est un des personnages centraux de notre roman du jour, lorsqu'il décide coûte que coûte de fonder un territoire belge sur le continent africain. Après "Zoonomia", de Bessora, voici un roman sur un thème quasiment similaire, se déroulant à la même période, mais utilisant des choix narratifs très différents. Si Bessora a choisi l'imaginaire et une forme proche du conte philosophique, Jennifer Richard, pour sa part, a opté pour la fresque historique. "Il est à toi, ce beau pays" (en grand format chez Albin Michel) est un beau pavé de 700 pages et d'un bon kilo qui se déroule sur un quart de siècle et trois continents, à la rencontre de personnages clés ayant ouvert la voie à la colonisation de l'Afrique centrale par les pays européens. Une histoire qui a plus d'un siècle et reste pourtant un sujet d'actualité. Car, en ce premier quart du XXIe siècle, ce dernier quart du XIXe continue de peser lourdement dans l'actualité comme dans les mentalités... Un roman pour apprendre, pour prendre conscience, si ce n'est pas déjà fait, pour se sentir révolté et honteux, aussi...



Le 1e mai 1873, s'éteint David Livingstone, dans le village de Chitambo (qui se trouve de nos jours en Zambie). Il n'a que 60 ans et a consacré plus de la moitié de cette vie à l'Afrique, continent qu'il a découvert en 1840. Pasteur, missionnaire, explorateur, farouche opposant à l'esclavage, il est devenu de son vivant un véritable mythe pour nombre de Britanniques.

A commencer par un des autres grands explorateurs de son temps, Henry Stanley. L'un comme l'autre ont une obsession : découvrir les sources du Nil. On connaît tous plus ou moins l'anecdote de la rencontre de ces deux-là, quelque part près du lac Tanganyika. La fameuse sentence de Stanley, "Dr Livingstone, I presume ?", est restée dans toutes les mémoires.

Une fois Livingstone enterré avec les honneurs monarchiques à l'abbaye de Westminster, c'est Henry Stanley qui décide de reprendre le flambeau visant à découvrir et explorer le coeur de l'Afrique, le centre de ce continent que l'on connaît si mal et à propos duquel courent tant de légendes effrayantes et de mythes insolites.

Comme Livingstone, Stanley est clairement opposé à l'esclavage, pratiqué dans la région par les Arabes, qui commercent déjà depuis longtemps, en particulier depuis Zanzibar, l'une des places fortes du continent. Stanley, comme Livingstone, entend apporter la civilisation dans cette région du monde, et, de son point de vue, cela passe par l'abolition de cette pratique inhumaine.

Stanley, homme solitaire, bourru, taiseux, manquant sans doute de charisme et d'autorité naturelle, est en revanche un esprit curieux, passionné, pour qui l'Afrique va devenir une passion. Mais, cela coûte cher, d'explorer et les fonds dont il dispose ne sont pas inépuisables. Il a besoin d'un soutien financier et à cette époque, il ne peut être qu'institutionnel.

Lorsqu'il a retrouvé Livingstone, il était rémunéré par le New York Herald, un journal en quête d'un scoop. Mais, là, il a besoin de fonds que seul un Etat peut lui procurer. Pas question d'aller frapper à la porte de Buckingham Palace : bien que Gallois, et donc citoyen britannique, Stanley se sait détesté par la reine Victoria, qui le trouve bien trop vulgaire.

Alors, c'est vers une autre monarchie qu'il va se tourner : la toute jeune Belgique. A sa tête, Léopold II est un roi ambitieux, qui veut que son royaume trouve une place de premier plan parmi les grandes nations. Mais, pour en arriver là, il doit élargir ses frontières, car son pays est minuscule. Les récentes expéditions africaines lui donnent une idée : pourquoi ne pas acquérir un territoire sur ce continent vierge ?

La proposition de Stanley tombe à pic et l'excentrique Léopold II mandate donc l'explorateur britannique pour qu'il prenne possession d'un bon morceau de l'Afrique centrale en son nom. Enfin, pas tout à fait, dans un premier temps, il met en place une association internationale pour camoufler ses véritables intentions, avant de fonder ce qui deviendra le Congo belge...

Stanley, loin d'être exempt de tout reproche, reste un idéaliste. Il ne se rend pas compte qu'en agissant ainsi, il fait entrer le loup dans la bergerie. Car Léopold II, mais surtout les hommes qu'il va envoyer sur le continent noir, n'ont aucun respect pour les populations autochtones et n'ont pas du tout les mêmes objectifs.

Dans l'ombre de Stanley, un autre explorateur. Tout le contraire du Gallois : il est charismatique, dénué de scrupules, ambitieux et servant d'abord ses ambitions. Ce jeune homme au visage christique s'appelle Pierre Savorgnan de Brazza et, bien que né dans une famille d'aristocrates italiens, il a choisi la France et c'est pour elle qu'il se trouve en Afrique centrale.

Bientôt, dans le sillage de ces deux hommes, on va moins parler d'explorations et de découvertes que de commerce, d'investissements, de développement, de matières premières, d'argent et de pouvoir... Et plus l'homme blanc avance en Afrique, plus il sème la terreur, la mort, le malheur... Toute l'Europe est officiellement contre l'esclavage, mais, dans les faits, ce qui est infligé aux populations africaines n'est guère différent...

Dans le même temps, sur un autre continent, en Amérique, la communauté noire essaye de se structurer. Car, la victoire des Yankees lors de la Guerre de Sécession a certes abouti à l'abolition officielle de l'esclavage, mais dans les faits, la ségrégation demeure et, dans les Etats du sud, on continue à lyncher, brûler les Noirs, simplement à cause de leur couleur de peau.

Parmi les figures qui vont s'imposer, nous en suivons principalement deux : George Washington Williams et Booker T. Washington. Deux personnalités aux antipodes l'une de l'autre, deux destins très différents, également, et surtout deux optiques quant autour de la question noire et des racines africaines des Noirs vivant en Amérique.

George Washington Williams est un personnage tout feu tout flamme. Il a combattu pendant la Guerre de Sécession, puis il est devenu pasteur avant d'embrasser, au grand dam de son épouse, une carrière politique. Il sera d'ailleurs le premier Noir élu dans l'Ohio. Journaliste, activiste, on découvre au cours du roman de Jennifer Richard son destin tragique.

Un destin qui, et c'est sans doute le plus douloureux, le plus injuste, aurait pu changer bien des choses s'il s'était accompli de manière différente. Mais, n'anticipons pas : découragé par l'impossibilité de faire évoluer la situation des afro-américains, il va se tourner vers l'Afrique, ce continent si loin et si proche à la fois, où il va découvrir les conséquences effroyables de la colonisation au Congo belge...

Booker T. Washington, né esclave, d'un père blanc et d'une mère noire, possède un caractère très différent de George Washington Williams. Il est plus posé, ce qui ne veut pas dire qu'il est moins révolté par la situation de sa communauté en Amérique. Mais, il a opté pour une autre voie, celle de l'éducation. Il est un enseignant dans l'âme.

Et puis, surtout, pour lui, la place des Afro-Américains est bien en Amérique, et il n'envisage pas un instant la question d'un retour sur le continent africain, comme le firent certains de ses compatriotes, à la fondation du Liberia. Il croit fermement à la cohabitation entre Blancs et Noirs, même si le chemin semble encore bien long avant une hypothétique égalité...

Voilà brièvement présentés les cinq personnages centraux dont on va suivre le destin au cours de ce quart de siècle, depuis 1873 jusqu'à 1896. Deux "milestones", comme diraient les anglo-saxons, deux dates qui ne sont pas du tout choisies au hasard. La première, je l'ai évoquée, c'est la mort de Livingstone, racontée dans le premier chapitre.

Quant à la seconde, elle correspond à plusieurs événements, en fait, que vous découvrirez au bout des 700 pages de cet impressionnant roman, d'une grande richesse, d'une forte densité, mais qui n'ennuie pas. Car, justement, en alternant les points de vue, en jouant à fond sur l'aspect choral du livre, en multipliant les lieux et les destins, Jennifer Richard ne lasse pas le lecteur.

J'ai un peu triché, en évoquant une période allant de 1873 à 1896. Si vous ouvrez ce roman, vous découvrirez un prologue qui se déroule en 1916 et met en scène Ota Benga. Encore un personnage historique, déjà un destin tragique qui se noue dans ces quelques pages. Et, d'emblée, on comprend que le sort d'Ota Benga sera une des conséquences de tout ce qui va nous être raconté ensuite.

Comme moi, vous serez sans doute nombreux à découvrir Ota Benga. Son histoire est brièvement racontée dans ces quelques lignes, d'autres éléments apparaîtront sporadiquement au fil du roman, mais cette vie-là mériterait d'être à elle seule au coeur d'un livre, biographique ou romanesque. Il s'inscrit aussi dans le développement d'une Amérique en passe de devenir une puissance internationale, qui va reprendre aussi dans le domaine de la colonisation, le flambeau européen.

En lisant ce prologue, j'ai commencé à me sentir forcément mal à l'aise, révolté, aussi. Et puis, je me suis rappelé les événements plus récents ayant défrayé la chronique aux Etats-Unis, les drames à Ferguson, dans le Missouri, les morts de jeunes noirs tués par des policiers dans tout le pays, les polémiques autour de Colin Kaepernick ou LeBron James, avant et depuis l'élection de Donald Trump...

Un siècle a passé depuis l'histoire d'Ota Benga, mais les problématiques demeurent, la question raciale reste centrale dans la société américaine, tandis que la vieille Europe se débat toujours avec son passé colonial et ses contradictions. Le racisme atteint des pics impressionnants, les paroles sur libèrent pour le pire sur le net, la volonté d'instaurer une hiérarchie des races est toujours forte...

"Il est à toi, ce beau pays" est donc un roman historique d'une grande puissance, qui entre en résonance avec notre actualité contemporaine, nos problèmes actuels, nos inquiétudes et plus encore les inquiétudes quotidiennes de celles et ceux qui ont la peau noire dans un monde qui ne jure que par le blanc...

Le casting de Jennifer Richard est impeccable : le duo Stanley/Savorgnan de Brazza d'un côté, le duo Williams/Washington de l'autre, permettent d'avoir une large palette de points de vue qui sont loin d'aller dans le même sens. Ainsi est posée la question de l'unité de la communauté noire aux Etats-Unis, si difficile à faire, ou encore d'un certain idéalisme battu en brèche par les ambitions impérialistes.

Au milieu de tout cela, Léopold II, excentrique, qu'on pourrait qualifier de doux dingue s'il ne semblait pas totalement indifférent du sort des autres, et plus particulièrement des populations vivant au Congo... Le mot juste pour le définir, c'est peut-être son épouse qui le prononce avec le plus de justesse : un psychopathe...

Le Congo belge, c'est son jouet, son parc d'attractions, pardon si ces mots choquent, mais c'est vraiment le ressenti que j'ai eu. Un simple exemple qui en dit long : à Laeken, dans ce magnifique domaine royal situé près de Bruxelles et censé concurrencer Versailles en splendeur, Léopold a fait reconstituer un bout d'Afrique dans une serre. Faune et flore. Comme si l'humain n'existait pas... Ou qu'il était rabaissé au rang d'animal...

La violence des Belges dès leur arrivée, le choc climatique, culturel, civilisationnel, les préjugés, le mal-être, la dureté naturel, mais aussi le peu de respect pour autrui, tout cela pèse énormément sur cette histoire jonchée de cadavres, entre les razzias des Arabes et l'avancée inhumaine imposée par les Européens.

"Il est à toi, ce beau pays" se focalise sur la question du Congo belge et, du roi jusqu'à ses envoyés sur place, mais ce qui est décrit là était certainement valable sur l'ensemble du continent à cette période, que les colons soient belges, français, britanniques, allemands, italiens ou portugais (ces derniers ayant d'ailleurs très mauvaises réputations, même parmi les Européens).

La preuve en est le génocide qui se dérouler en Namibie au tout début du XXe siècle, sous la gouvernance allemande. Je sors un peu du cadre strict du roman de Jennifer Richard, parce que le Congo belge n'est qu'un exemple parmi d'autres, hélas... Et, puisque j'évoquais les réminiscences contemporaines, on songe, meurtri, au génocide rwandais ou aux interminables guerres civiles en RDC, dont les sources se trouvent là...

J'ai mis en avant cinq personnages, parce que ce sont ceux qui tiennent les places les plus importantes, qui sont les fils conducteurs du récit. A chacun de se faire une opinion à leur sujet, en particulier pour Stanley, si lâche, quelquefois, et qui, comme les singes de la sagesse, ne veut rien voir, rien entendre, rien dire (ses textes seront ainsi terriblement édulcorés pour ne froisser personne).

Mais, tout autour d'eux, on croise énormément d'autres personnages, là encore des personnages historiques (il y a une liste en fin de roman qui aurait mérité d'être accompagnée de notices biographiques, je trouve) dont il est intéressant de regarder le parcours plus global. Je pense, par exemple, à Roger Casement, encore un destin extraordinaire placé sous le sceau de la soif de justice et qui se battra en Afrique, puis en Amérique du Sud et enfin pour son Irlande natale...

On croise aussi un jeune homme plein de curiosité né dans l'Empire russe et devenu marin très jeune. Ce sont justement ces compétences qui vont l'amener en Afrique, un continent qu'il découvre avec curiosité, mais aussi un certain détachement, peut-être un brin de cynisme. En tout cas, il observe avec une grande acuité et s'en inspirera plus tard pour écrire un de ses textes les plus fameux.

Ce jeune homme s'appelle encore Joseph Konrad Korzeniowski, on le croise plusieurs fois, y compris à un moment-clé de notre histoire où il débarque un peu comme un cheveu qui tombe sur la soupe et sera témoin d'une scène extraordinaire. Jennifer Richard y va de son clin d'oeil en lui faisant dire : "On ne voyage pas au coeur des ténèbres sans y laisser un peu de son âme".

Au-delà du clin d'oeil et d'un trait d'humour qui fait du bien dans un roman qui incite peu à la rigolade, le voyage que l'on effectue au long de ces 700 pages non place dans une position proche de celle d'un Kurtz, effectivement. Et tout autour de celui qui deviendra bientôt Joseph Conrad, on se dit qu'il a eu bien trop de sources d'inspiration pour ce personnage...

Une chose m'a frappé dans ce roman : la solitude de ces personnages. Volontaire ou subie, douloureuse ou salutaire, liée au pouvoir ou au destin, cette solitude m'a parue très présente, très pesante, aussi. Elle place surtout des personnages en position de faiblesse face à l'histoire en marche, une marche impitoyable, terrible. Irréversible...

Jennifer Richard ne juge pas ses personnages, elle raconte simplement le parcourt, distribue les cartes au lecteur qui, lui, doit ensuite faire la part des choses et prendre position, face aux hommes, face aux faits, face aux drames et aux horreurs. Le "magnifique gâteau africain" pour reprendre la formule de Léopold II, a aiguisé les appétits les plus féroces.

Le plus troublant, dans cette affaire, c'est de voir avec quelle effroi les Blancs envisagent la possibilité que certaines populations africaines soient anthropophages, les cauchemars qui résultent de ces actes. Mais, dans le même temps, le traitement atroce infligé aux populations autochtones, à grands coups de chicotte, ce fouet meurtrier utilisé par les Belges, les morts abandonnés aux fauves ou jetés à l'eau sans autre forme de procès, ne semblent déranger personne...

Pour finir, et dernier indice de toute ce terrifiant et édifiant, une histoire, une blague, en tout cas, racontée comme telle plusieurs fois dans le récit et qui fait rire grassement ceux qui l'entendent. Je finirai avec cela, en précisant que la chute ne sera pas la même (et ce n'est pas anodin) lors de sa dernière relation...

"C'est l'histoire d'un Belge, d'un Français, d'un Anglais et d'un Allemand. Ils sont assis à une table, au Congo, et entament une grande discussion afin de définir leur territoire sur une carte. Ils peinent, se questionnent, tracent, effacent et retracent des pointillés à travers les fleuves et les montagnes. Ils n'arrivent pas à se mettre d'accord. Soudain débarque un Congolais, tout noir, tout nu, qui leur propose gentiment : "Je peux peut-être vous aider ?" Alors, le Belge, le Français, l'Anglais et l'Allemand se retournent et lui répondent d'une seule voix : "Dis donc, toi ! De quoi j'me mêle ?"

Terriblement juste, non ?

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