samedi 24 mars 2018

"Les affaires, c'est la guerre, et la guerre, ce sont des affaires" (Kevin J. Anderson).

Un citation d'un auteur de science-fiction pour débuter un billet sur un thriller. Mais, que voulez-vous, cette phrase croisée par hasard m'a trotté dans la tête et s'est imposée avec évidence au moment de choisir un titre. Repartons en Afrique, et dans une région déjà évoquée récemment, à travers le roman-fleuve de Jennifer Richard : le Congo. Cette fois, on est à notre époque, et c'est en RDC que nous allons passer un moment, dans le sillage d'un auteur qui, roman après roman, impose son univers et sa plume dans le paysage du thriller francophone. "Kisanga", nouveau roman d'Emmanuel Grand (en grand format aux éditions Liana Levi), est sensiblement de "Terminus Belz" ou de "les Salauds devront payer", mais on retrouve la même veine (c'est le cas de le dire, puisqu'il va beaucoup être question d'activité minière) sociale, cette fois dans un cadre mondialisé. Lorsque intérêts financiers et géopolitiques se rencontrent, ça fait des étincelles et ça risque de mettre le feu aux poudres. Mais, ne vous y trompez pas, à l'arrivée, ce sont toujours les mêmes qui trinqueront !


Carmin est l'un des principaux groupes miniers français depuis longtemps. Mais, on le sait, le secteur est loin d'être florissant et c'est à l'étranger, désormais, que l'histoire minière française s'écrit. En Afrique, par exemple, dont les sous-sols regorgent de minerais rares et précieux, dont certains sont indispensables pour fabriqués les téléphones portables, les ordinateurs, les objets connectés...

C'est pourquoi Carmin a décidé d'annoncer en très grande pompe son nouveau projet, qui promet d'extraordinaires retombées. Ce soir de juin, alors que l'été arrive, le gratin de la politique et de l'économie nationales a été réuni au palais de Chaillot, dans une des salles du Musée de la Marine, pour une conférence de presse qu fera date.

En effet, la société française vient de conclure, au nez et à la barbe de ses concurrents internationaux, une joint-venture avec un géant chinois, Shanxi Mining, pour ouvrir un nouveau chantier dans la région du Haut-Katanga, en République Démocratique du Congo. C'est la région la plus méridionale du pays, à la frontière avec la Zambie, dans une zone qui s'oppose souvent au pouvoir central.



La RDC n'est donc pas un pays très stable sur le plan politique, depuis la chute de Mobutu et l'avènement de la famille Kabila, les guerres civiles se succèdent, les tentations génocidaires s'exacerbent... Mais le jeu en vaut la chandelle. Car le projet Kisanga n'est pas n'importe quel projet et son ampleur explique le soutien des trois gouvernements concernés et l'effervescence des milieux financiers.

A cette soirée de prestige, au cours de laquelle on annonce le début des travaux pour la fin septembre, se trouve Olivier Martel. Jeune ingénieur, mari tranquille et père heureux d'une petite fille, il a choisi ce boulot par vocation et par passion, et c'est dans cet esprit qu'il est entré chez Carmin. La politique, l'économie, tout cela ne l'intéresse pas vraiment.

Aussi est-il extrêmement surpris quand on lui propose de piloter le projet Kisanga. C'est une extraordinaire promotion, surtout si le peu qu'il sait de ce chantier se confirme. Mais, cela signifie un départ en Afrique, pour une durée difficile à déterminer, ce qui ne ravira pas son épouse. Mais comment laisser passer cette incroyable opportunité professionnelle ?

C'est donc avec un pincement au coeur mais sans état d'âme que Olivier accepte de relever ce défi et de partir pour la RDC, avec en tête le souvenir de son collègue et ami, Michel Kessler, assassiné par des terroristes en Centrafrique quelques jours plus tôt. Peut-être lui aurait-on confié à lui cette mission exceptionnelle au Katanga...

Même si le délai de trois mois entre l'annonce officielle et le début des travaux lui paraît très court, il se lance dans ce boulot avec son habituelle conscience professionnelle. Mais, bientôt, ce n'est pas la seule chose qui le fait tiquer dans le dossier Kisanga. Alors qu'il se trouve à Lumumbashi, la capitale du Haut-Katanga, en compagnie de ses patrons et des responsables chinois, la tension est palpable...

Olivier Martel n'est pas le seul à avoir assisté à la conférence de presse du Musée de la Marine. S'y trouvait aussi Raphaël Da Costa, un journaliste du quotidien "le Matin" Un vieux de la vieille, un grand reporter à l'ancienne qui peine à franchir la transition numérique que la presse est en train d'effectuer pour survivre.

Il a toujours apprécié les reportages au long cours, qu'on lui laisse le temps de monter ses dossiers avec précision, mais tout ça, c'est de l'histoire ancienne et, à 58 ans, il a le choix entre une retraite anticipée ou un placard même pas doré... Mais, l'annonce du projet Kisanga lui offre une dernière opportunité de montrer ce qu'il sait faire.

D'autant qu'il a déjà enquêté sur une filiale de Carmin, avant que la société porte ce nom. C'était au début des années 2000 et cette affaire avait failli lui coûter sa carrière. Il se dit que le projet Kisanga est l'occasion, la dernière occasion, de redorer son blason, de faire un coup d'éclat, une une qui fasse du bruit. Et de se venger des déboires passés.

Mais, chez Carmin non plus, on n'a pas oublié Da Costa, semble-t-il. Il a été vu au Musée de la Marine et cela a réveillé la méfiance des dirigeants de la société minière qui n'ont pas du tout envie de le voir fourrer son nez dans leur business. Il va leur falloir garder sérieusement à l'oeil cet homme susceptible de faire capoter leur chantier.

Voilà les principaux acteurs de ce thriller. Autour d'eux, des ministres et des diplomates, des hommes d'affaires et des traders, mais aussi des militaires et des barbouzes. Le projet Kisanga excite énormément de monde sur les cinq continents, mais pose aussi bien des questions : que projette-t-on de faire exactement dans le Haut-Katanga ?

Après l'île bretonne de Belz et la petite ville industrielle de Wollaing, dans le nord de la France, Emmanuel Grand change d'échelle avec ce voyage en RDC, expédition violente et dangereuse, et pas uniquement parce que le projet Kisanga est installé sur une poudrière (la situation politique du pays occupe d'ailleurs une place non négligeable dans l'intrigue).

Ce troisième roman apparaît donc sensiblement différent des autres de par la dimension des événements relatés, leur importance mondiale, et intègre des aspects qui, jusque-là, n'étaient pas présents, en tout cas, de cette dimension : la politique, les multinationales, les militaires... Ca magouille toujours sévère, mais à un niveau bien plus large que pour "Terminus Belz" ou "Les Salauds devront payer".

Des salauds, il y en a, dans "Kisanga", et à la pelle. Olivier Martel et Raphaël Da Costa en sont entourés, l'un n'en ayant pas vraiment conscience, tandis que l'autre ne le sait que trop bien. Mais, il y a aussi des graduations dans la saloperie, et l'une des questions qui se pose est justement de savoir à quel degré appartiennent les uns et les autres.

Et puis surtout, qui tire les ficelles de tout ce mic-mac ? Quel est l'objet véritable de cette alliance, qui semble un peu trop beau pour être honnête, de ce projet qui semble un peu trop beau pour être vrai ? Au fur et à mesure du récit, les questions s'accumulent, concernant différents aspects de cette histoire qui sent le soufre.

Vous vous souvenez de cet homme qui disait avoir de quoi faire sauter plusieurs fois la République ? Alfred Sirven, Elf, la France-Afrique dans sa plus écoeurante version... Voilà ce que nous propose Emmanuel Grand dans "Kisanga". Les années passent, et rien ne change vraiment. Les méthodes crapoteuses demeurent et l'Afrique est une fois de plus exploitée sans aucun remords.

Mais le romancier met en scène un sujet qui est finalement assez peut traité par la littérature, quelquefois évoqué dans la presse : la présence de plus en plus importante de la Chine en Afrique. Ce n'est pas nouveau, c'est même très ancien et lors de la conférence de presse initiale, d'ailleurs, un diplomate chinois nargue l'assemblée en rappelant que son peuple est arrivé bien avant les Européens sur le continent.

Cette présence s'est toutefois nettement accentuée à notre époque, depuis que la Chine est devenue une des principales puissances économiques mondiales. Et voilà qu'on repart pour un nouveau jeu d'influences (oh, le bel euphémisme !) et de partage d'un territoire où les seuls qui n'ont guère leur mot à dire sont les peuples qui y vivent...

Le cobalt, le coltan, le cuivre, des métaux qu'on s'arrache dans les pays occidentaux pour répondre à la demande croissante qu'impose le progrès technologique. Après l'or, l'uranium et les diamants, le pétrole et le caoutchouc... Chaque époque voit l'occasion de venir se servir sur ce continent, et dans cette région en particulier. Au prix de très nombreuses vies.

Dès le prologue, avec une scène très peu contextualisée, mais où l'on a tout de même deux ou trois informations qui mettent déjà le lecteur en alerte (en l'occurrence, un meurtre maquillé en suicide), on comprend que rien ne sera vraiment net dans cette histoire. Lorsque Raphaël Da Costa entre dans la danse, on comprend qu'il y a effectivement anguille sous roche, et qu'elle est d'un fort beau gabarit.

La raison d'Etat, le pouvoir, l'argent, le pouvoir et l'argent, le pouvoir de l'argent, je joue sur les mots, mais tout est là, encore et toujours. Emmanuel Grand n'oublie personne, du ministre en campagne électorale qui entend asseoir sa notoriété grâce au projet au vieux barbouze blanchi sous le harnais qui reprend du service, en passant par l'ambitieux trader qui renifle le coup le plus juteux de sa carrière.

Tous ces engrenages s'enclenchent parfaitement, la mécanique est huilée, impeccable, tout est fait pour que la machine à cash et à voix tourne à plein... Et puis le grain de sable, les ratés... On devrait parler d'intrigues au pluriel pour ce roman, car si tout est lié, forcément, l'affaire se joue à des niveaux différents, en fonction des personnages, de leurs missions, mais aussi des fils narratifs.

Au coeur de cet embrouillamini, un jeune homme pris au piège. Je l'ai dit plus haut, Olivier Martel n'a rien d'un ambitieux, ce serait même plutôt un idéaliste, dans son genre. Son goût pour la géologie l'a mené vers l'ingénierie, mais les enjeux le dépassent complètement, tout comme les machinations, les petits arrangements entre (riches et puissants) amis.

Se retrouver à piloter le projet Kisanga est une réelle opportunité professionnelle, même s'il doit sacrifier une partie de sa vie familiale. Mais, c'est un bosseur, un consciencieux, un excellent professionnel qui connaît parfaitement son métier. En revanche, il n'a rien d'un homme d'action ou d'un super-héros et ne va comprendre que trop tard qu'il a mis la main dans un nid de guêpes.

Lui n'est pas un salaud, juste un gars ordinaire. Et c'est même peut-être pour cette raison qu'on l'a choisi pour piloter le projet Kisanga : facile à contrôler et à berner. Idéaliste égale naïf. Pendant qu'il mènera la partie minière à proprement parler, on pourra s'occuper des affaire, les vraies affaires, sans se soucier de lui. En principe.

L'empêcheur de magouiller en rond, c'est Raphaël Da Costa, bien sûr, qui veut excaver, c'est le cas de le dire, les vieux secrets de la société Carmin, qui lui semblent bien plus puants que cette joint-venture dont il ne se soucie pas vraiment. C'est un teigneux, lorsqu'il a planté ses dents, rien ne peut le faire lâcher, pas même les coups sur la truffe.

A la différence d'Olivier, il n'a plus grand-chose à perdre : il n'a guère de vie privée, sa carrière professionnelle touche à sa fin et ce reportage arraché de dure lutte pour éviter de se retrouver à un poste de bureau ennuyeux à périr, est son baroud d'honneur. Et il sait qu'il lui faudra prendre de gros risques pour espérer parvenir à ses fins...

"Kisanga" est un roman rondement mené, avec pour décor les paysages somptueux de l'Afrique centrale, de la RDC jusqu'à la Tanzanie, avec des rebondissements et de l'action, entre barbouzeries et coups fourrés géopolitiques et économiques. Notre pays n'en sort pas franchement grandi, pas uniquement pour sa morale à géométrie variable, mais aussi pour sa suffisance...

Un thriller, une fiction, c'est vrai, mais d'un grand réalisme et touchant à des sujets extrêmement sensibles, qu'il s'agisse de politique, de développement économique, de géopolitique, de haute finance internationale, d'ambitions et de pouvoir, évidemment. La construction des intrigues qui s'entrecroisent est très efficace sans être ni trop complexe ni trop lourd.

Emmanuel Grand a travaillé en s'appuyant, entre autres, sur un ouvrage qui fait référence : "Congo. Une histoire", de David Van Reybrouck (que j'ai dans ma bibliothèque depuis une rencontre avec son auteur et qu'il faudra bien que je lise un jour). Car, si les principaux acteurs ne sont pas Congolais, et c'est d'ailleurs un des problèmes qui se posent, ce pays reste plus qu'un décor.

Entre les tensions politiques et ethniques qui l'agitent, entre les luttes entre clans rivaux attendant que le pouvoir en place s'effondre, entre la passion pour le foot qui semble seule pouvoir unifier une mosaïque irréconciliable, entre ses immenses richesses qui ne profitent pas à ceux qui vivent là et ne leur apportent que malheurs et violences, le terrain est fertile pour un thriller.

Dans "Kisanga" aussi les salauds vont devoir payer, mais paieront-ils tous, rien n'est moins sûr. A peu près aussi sûr que de voir Alfred Sirven faire sauter plusieurs fois la République avec ses tonitruantes révélations (vous sentez l'ironie ?). Quant à la morale, elle est vraiment sacrément résistante, car avec tout ce qu'elle prend, encore et toujours, elle s'accroche, dans l'indifférence...

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