Il y a quelques semaines, nous étions partis sur l'île de Lampedusa, à la découverte de cet endroit perdu et oublié, subitement propulsé à la une de l'actualité bien malgré lui... Voici un autre roman qui se penche sur le sujet des migrations contemporaines, en particulier en Méditerranée. Mais, notre roman du soir est bien différent du "Pêcheurs d'hommes", d'Eric Valmir. Il ne s'agit pas cette fois d'un roman très documentaire, presque un reportage, mais d'une pure fiction, dans un décor imaginaire et traité comme une espèce de conte noir et violent. Avec "L'Archipel du Chien" (en grand format aux éditions Stock), Philippe Claudel nous met face à nos responsabilités, face à nos lâchetés, aussi. Son île est bien loin de la Lamoedusa racontée par Eric Valmir, mais, à bien y réfléchir, cet archipel n'est peut-être pas tant un minuscule territoire entouré d'eau que le symbole de tout un continent, de tout un hémisphère, peut-être, qui feint l'indifférence et sera inéluctablement, un jour ou l'autre, rattrapé par la honte...
L'archipel du Chien se trouve quelque part dans une mer, à quelque distance d'un continent auquel elle appartient mais qui ignore jusqu'à son existence et plus près encore d'un autre continent avec lequel elle n'a pas grand-chose en commun. Cet archipel est une mosaïque d'îles, parfois minuscules, dont la forme rappelle effectivement, quand on sait où regarder sur la carte, celle d'un chien.
C'est un archipel volcanique. Le Brau, aujourd'hui endormi, mais parfois pris de toussotements, a permis que la vie s'installe dans ce coin perdu du monde. Une seule des innombrables îles est effectivement habitée et, si la vie n'y est pas idyllique, elle y est calme. La communauté est petite, tout le monde connaît tout le monde, et tous vivent en bonne intelligence.
Jusqu'à ce lundi de septembre, très tôt, quand la Vieille fait une découverte macabre sur la plage... Ancienne institutrice de l'île, mise à la retraite contre son gré, elle promenait son chien. Ses aboiements attirent l'attention du Spadon, un pêcheur travaillant pour le Maire, resté à terre en raison du mauvais temps, et, Amérique, qui passait par-là sur sa carriole.
Devant eux, trois corps à la peau noire, sans vie... Les deux hommes les sortent de l'eau et les couvrent d'une bâche. Sans doute pour ne plus les voir autant que pour les protéger... Ensuite, ils vont prévenir le Maire, le personnage le plus puissant de l'île, propriétaire de plusieurs bateaux de pêche. Avec lui, vient le Docteur, qui constate les décès que tout le monde a déjà constatés.
Puis vient l'Instituteur qui a l'habitude de faire son jogging matinal sur la plage. Un souci, car la Vieille ne lui fait pas du tout confiance : non seulement il lui a pris son travail, mais en plus, c'est un étranger, il n'est pas originaire de l'île... Enfin, mis au courant lors d'une confession, arrive le Curé. Même s'il est désormais plus apiculteur que prêtre, il estime qu'il a aussi son mot à dire.
Poussés par le Maire, les personnes présentes vont faire un pacte et jurer de garder le silence sur le terrible drame. Il ne s'agit pas d'éviter la panique, mais si la nouvelle devait arriver jusqu'au continent, cela pourrait remettre en cause les investissements qui permettront bientôt de construire sur l'île une station thermale... Le grand oeuvre du Maire...
Alors, tout en respectant la dignité de ces hommes qui n'ont pas survécu à leur tentative de traversée d'un continent à l'autre et ont échoué là, le Maire et ses complices ont décidé de se débarrasser discrètement de ces encombrants cadavres. Ni vus, ni connus, et la vie paisible de l'île pourra reprendre son cours, les thermes être construits et la prospérité enfin retomber sur l'archipel du Chien.
Mais un tel secret n'est pas facile à garder. Il faut vivre avec ces actes, avec la culpabilité et la honte qui grignotent le cerveau. Chacun à sa manière va devoir endosser cette très lourde responsabilité et ce silence qu'il faut garder quoi qu'il arrive... Au fil des jours, alors que le Brau commence à se manifester et que l'atmosphère de l'île se modifie sérieusement, cela devient de plus en plus dur...
Si les autochtones semblent se serrer les coudes, le salut de l'île étant primordial pour eux, l'Instituteur fait des siennes. Oh, il ne crie pas sur les toits ce qu'il sait, mais son comportement change et c'est comme s'il cherchait subitement quelque chose... Mais que veut-il prouver, ce freluquet, qui ferait mieux de se consacrer à son boulot ?
C'est dans cette ambiance tendue qu'arrive sur l'île un drôle de bonhomme, mal fagoté, un peu crado, sérieusement porté sur la bouteille (en fait, c'est même un trou sans fond qui engloutit toute boisson alcoolisée passant à sa portée) et entouré de mystère... Lorsqu'il s'installe dans l'archipel du Chien, l'inquiétude grandit, car il a présenté une carte reconnaissable entre mille.
Il est le Commissaire...
Avec "l'Archipel du Chien", Philippe Claudel renoue avec la veine de conteur qu'il a déployée dans certains de ses précédents romans, comme "le Rapport de Brodeck". Il y a d'ailleurs des éléments très proches entre ces deux livres : un regard sur des événements bien réels observés à travers un prisme de fiction qui donne des allures de fable à ces histoires.
Et puis cette même question du rapport à l'Autre, ou plutôt, à l'Etranger. Dans "Le Rapport de Brodeck", le contexte nous ramenait à la IIe Guerre mondiale et à l'antisémitisme attisé par les politiques raciales nazies. Dans "l'Archipel du Chien", c'est le phénomène de ceux qu'on réduits souvent bien trop vite au terme de migrants qui est mis en avant.
On les voit finalement très peu, ces "fauteurs de troubles", puisqu'ils sont vite évacués pour le bien de l'île et de ses habitants. Et pourtant, pas la suite, ils vont devenir omniprésents, d'une manière tout à fait surprenante pour le lecteur, encore plus déroutante pour les personnages. Mais, là-dessus, nous allons revenir.
Avant cela, il faut clore la question de la relation à l'étranger. Car elle ne concerne pas que les malheureuses victimes, dont la découverte déclenche toute l'histoire. Il y a deux trouble-fête dans cette affaire, un qui était déjà sur place, l'Instituteur, et l'autre qui a débarqué sans prévenir, le Commissaire (avec toute la menace qu'implique ce rôle).
Même si les habitants de l'île ne sont pour rien dans la mort des trois hommes noirs de la plage, ce qu'ils ont fait devient ensuite une grande source de culpabilité qui va aller croissant. Cette faute ne doit surtout pas sortir de l'ombre propice où elle est censée avoir été reléguée. Et si la solution, c'était justement la présence de ces deux étrangers ?
Je dois dire qu'on ne s'attend pas du tout à ce qui va se produire sur cette île. A la façon dont les conspirateurs, le mot est peut-être un peu fort, mais il y a quand même de ça, vont agir pour souder la communauté et affronter tout ce qui relève de l'agression extérieure (je parle de leur point de vue). Mais, là encore, le clivage entre autochtones et étrangers est très fort.
Bien sûr, le contexte fait songer à la situation sur l'île de Lampedusa, même si on se trouve dans un univers imaginaire. Il est rare que j'évoque les couvertures des livres dont je parle, mais ici, elle a son importance. Je ne parle pas de la fameuse couverture bleu très foncé, presque noire, qui est la marque d'une des plus célèbres collections des éditions Stock.
Non, j'évoque la jaquette qui la recouvre et que j'ai prise pour illustrer ce billet. Cette image est parfaite, dans la formidable description qu'elle nous donne de cette archipel. Mais, regardez bien cette image, et vous verrez, au cours de votre lecture, à quel point elle est juste, en parfaite adéquation avec le livre et pas juste fortement symbolique.
On songe donc à Lampedusa, mais on se dit également en observant le comportement des habitants de l'archipel du Chien évoluer au fil de cette fable qu'il pourrait fort bien s'agir d'une allégorie de tout un continent, l'Europe, qui, bien souvent, refuse de voir ce qui se passe à ses confins et encore plus d'agir, tant que son gentil petit quotidien n'est pas perturbé.
Oui, chaque lecteur, à sa façon, est un habitant de cette île imaginaire. Et, comme il le faisant dans "le Rapport de Brodeck", Philippe Claudel nous place face à nos responsabilités et nous interpelle : et vous, dans cette situation, que feriez-vous ? Dans "le Rapport de Brodeck", toutefois, la question était rhétorique, puisqu'elle interrogeait le passé.
Mais, cette fois, la situation évoquée se déroule maintenant, en ce moment même, depuis des mois, des années, avec les terribles conséquences que l'on sait, les naufrages de plus en plus meurtriers, la mafia des passeurs, les lois mal fichues qui criminalisent la solidarité, la création de zones d'exclusion comme la Jungle de Calais, etc.
Nous savons et que faisons-nous ?
"L'Archipel du Chien" repose sur la culpabilité croissante et les secrets inavouables des personnages. Sur le fait qu'on minimise un phénomène certainement plus important que la simple découverte de ce matin de septembre. Sur la honte qui en résulte et qu'on veut camoufler comme on a déjà dissimulé le drame. Le reste, c'est "juste" une question de conscience. Et la conscience, il arrive que ça démange...
Mais "le Rapport de Brodeck" n'est pas le seul des livres de Philippe Claudel auquel on pense lorsqu'on se plonge dans "l'Archipel du Chien". On retrouve, dans le fond comme dans la forme, de nombreux éléments qui rappellent "l'Enquête" et son univers si spécial, oscillant entre absurde et fantastique.
Hélas, il n'y a rien d'absurde, dans "l'Archipel du Chien", mais on retrouve cette dimension fantastique, moins spectaculaire, mais bel et bien réelle. Enfin, on peut se poser la question... Il y a des manifestations bizarres, elles nous sont racontées, mais ne pourraient-elles pas être l'expression de la mauvaise conscience des personnages en pleine action ?
Le lien le plus évident entre "l'Archipel du Chien" et "l'Enquête", ce sont ces personnages privés de nom pour la plupart et réduits à leur fonction ou leur état (il serait d'ailleurs intéressant de réfléchir à la présence d'un personnage, certes très secondaire, mais tout de même, baptisé Amérique). Avec ces majuscules qui frappent l'oeil du lecteur.
L'anonymat est relatif, bien moindre par la force des choses que celui des trois victimes découvertes au début du livre, et de tant d'autres dont les corps n'échoueront jamais sur aucune plage... Tous gagnent une certaine respectabilité à travers ces titres, mais l'histoire de la plage est-elle l'unique secret à hanter l'île ?
"L'Archipel du Chien" est un roman assez bref qu'on lit d'une traite. Mais on ressort de cette lecture forcément chamboulé. On se prépare à tout... sauf à ce qu'on découvre au fil de ce récit dans lequel Philippe Claudel se révèle machiavélique. C'est un formidable jeu de "tel est pris, qui croyait prendre" qu'il développe, une mécanique imparable.
La culpabilité y agit comme des sables mouvants : plus on essaye d'y échapper, plus on gesticule et plus on s'y enfonce. Ce qui paraît de prime abord une bonne idée finit systématiquement par se retourner contre ses instigateurs. Petit à petit, le voile se déchire et la vision que l'on a initialement de l'archipel du Chien se révèle bien différente au final.
Comme dans nombre de ses romans, Philippe Claudel nous montre une vision bien sombre de l'humanité. Sous les allures un peu naïves que donne le côté fable ou conte de sa narration, il ausculte avec soin et avec un certain pessimisme les travers du genre humain, ses erreurs. Et, s'il évoque l'irréversibilité de la chose, comme dans le titre de ce billet, on a envie d'y voir un avertissement.
Non, il n'est pas trop tard pour arrêter de fermer les yeux, pour faire comme si on n'était pas concerné. Pour ne pas dire, comme un des personnages, que "ce n'est pas moi qui ai créé la misère du monde, et ce n'est pas à moi seul non plus de l'éponger". Plus que jamais, il en appelle à la solidarité, pour qu'elle prime enfin sur les intérêts individuels.
Le recours à la fable n'atténue en rien les messages qui sous-tendent l'histoire, au contraire. Même si le monde de l'archipel du Chien n'est pas vraiment le nôtre, il lui ressemble beaucoup, et ceux qui l'habitent sont nos reflets. On se regarde dans une espèce de miroir et la culpabilité, la honte font alors tache d'huile pour nous rattraper.
C'est aussi une des vertus de la fable : elle enseigne quelque chose, elle est moralisatrice. Philippe Claudel n'est pas Jean de La Fontaine, ses morales ne sont pas des sentences appelées à devenir proverbiale. Pour ce qui concerne ce roman, il a une chute, une sorte de mise en abyme qui aboutit à un constat inévitable. Comme une soudaine et effroyable prise de conscience...
Quelle belle chronique !
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