Voici un roman sorti au tout début de cette année, que je n'avais pas encore eu le temps de lire. Le temps pour lui de glaner plusieurs prix et pas mal de critiques élogieuses un peu partout. Il faut dire que cette histoire, inspirée d'un véritable personnage historique, a de quoi intriguer et aborde au passage des sujets à la portée, hélas, toujours très contemporaine. "Un océan, deux mers, trois continents", de Wilfried N'Sondé (en grand format chez Actes Sud), est le récit d'un voyage qui ne se déroule pas du tout comme prévu. Le voyage d'un homme fervent, à qui une mission d'importance est confiée, mais qui va voir, en chemin, tous ses idéaux s'effondrer. L'histoire de Nsaku Ne Vunda, premier ambassadeur africain dépêché auprès du Vatican, est terrible, tragique, douloureuse aussi, et la littérature permet de rappeler la mémoire de cet homme qui n'a jamais douté d'une chose : que son voyage soit utile. Souhaitons qu'il le soit, plusieurs siècles plus tard, grâce à Wilfried N'Sondé.
Nsaku Ne Vunda est né en 1583 dans ce royaume africain qu'on appelait alors Kongo, dans un village du nom de Boko. Le garçon ne voit pas le jour sous les meilleurs auspices : ses parents meurent le jour même, le laissant orphelin et fragile. Mais lui va vivre, grandir et apprendre tout au long de sa jeunesse, bien enraciné dans ce village pauvre.
Il reçoit alors un double apprentissage : le premier, respectueux des traditions séculaires de cette terre où les ancêtres et les esprits occupent une place importante ; le second, lié à l'évangélisation du Kongo, entamée près d'un siècle plus tôt, se déroule dans une école ouverte sur le sol africain par des missionnaires chrétiens.
Pour les Bakongos, rien n'oppose ces deux formes de spiritualités et la cohabitation se passe sans mal. Nsaku, lui, va rapidement trouver sa vocation et entreprendre le chemin vers la prêtrise. Avec une idée bien précise : exercer son ministère dans son village natale, Boko, loin de la capitale et de ses fastes, dans un lieu bien plus modestes, où les besoins sont bien plus importants.
Une foi simple, pure, joyeuse, malgré les difficultés et l'austérité, la crainte de l'avenir pour celui qui est devenu, par le baptême, Dom Antonio Manuel. Son activité inlassable dans toute la région entourant Boko va lui valoir d'être remarqué en haut lieu. A la cour d'un roi qui, lui, semble se désintéresser de ses sujets les plus éloignés.
La veille de Noël 1604, une troupe armée se présente à Boko. On craint alors le pire, mais il s'agit en fait de l'escorte d'un émissaire du roi Manzou a Nimi, venu à Boko chercher le jeune prêtre pour le conduire à la cour. Plus qu'une invitation, c'est une convocation et Nsaku doit quitter son village et ses ouailles et se rendre à la capitale.
Il découvre un monde dont il ignorait tout jusque-là, luxueux, oisif, insouciant, une étiquette contraignante, aussi. Sa réception est une espèce de spectacle, soigneusement mise en scène, bien loin de la modestie du train de vie du prêtre. Mais, le plus déstabilisant, c'est la raison pour laquelle le roi la souhaité le recevoir.
Il s'agit de lui confier une mission, et pas n'importe laquelle : le roi des Bakongos entretient une correspondance avec le pape Clément VIII et ce dernier vient de solliciter Manzou a Nimi pour qu'il envoie à Rome un ambassadeur auprès du Saint-Siège. Et le souverain a aussitôt songer à ce jeune prêtre dont il a tant entendu parler : Nsaku ne Vunda.
Une mission qui doit débuter sur-le-champ, Nsaku ne Vunda va devoir partir immédiatement. L'honneur est immense, et le jeune prêtre le mesure parfaitement. Cette ambassade, il s'en fait une joie, c'est l'accomplissement de sa foi en Dieu. Il est impatient de partir, de rencontrer le Souverain Pontife et de servir de lien entre son royaume, son continent et l'Eglise.
Mais son enthousiasme va être brusquement refroidi, lorsqu'il découvre que les conditions de son voyage seront bien différentes de ce qu'il imaginait. Le bateau qui l'attend est un navire battant pavillon français, il ne fera pas la liaison directe avec la Méditerranée et l'Italie, mais voguera d'abord en direction du Nouveau Monde, pour des raisons commerciales.
Et, pire encore : il s'agit d'un navire participant à la traite des noirs...
C'est le dernier élément fort de ce livre, dont je n'ai effectivement pas encore parlé. Un processus qui s'est installé en parallèle de l'arrivée des missionnaires au Kongo. Depuis, c'est un trafic qui marche, au grand dam de Nsaku ne Vunda, qui se retrouve dans une situation plus qu'inconfortable, seul noir sur le bateau à évoluer librement, quand ses compatriotes sont enchaînés dans les cales...
Commence alors une odyssée qui s'annonçait glorieuse et grandiose, mais qui sera simplement périlleuse, chaotique, interminable, une aventure digne d'un roman, au cours de laquelle son regard sur le monde, sur sa mission, mais aussi sur sa foi va profondément évoluer. Et le voilà qui décide que son ambassade sera aussi l'occasion de plaider la cause des Africains, contre l'esclavage, cette honte...
Je ne connaissais pas Nsaku Ne Vunda, je le reconnais humblement, mais savoir que ce livre était le récit, certes très romancé, de sa brève existence a renforcé mon envie de lire "Un océan, deux mers, trois continents". Contemporain de Cervantès, il y a quelque chose chez lui d'un Quichotte qui n'aurait pas pour but une Dulcinée, mais un monde plus juste, fidèle aux enseignements du Christ.
Son voyage est complètement fou, et le titre du roman rend parfaitement compte de cette difficulté, du détour qu'on va lui imposer pour des raisons politiques qui le dépassent complètement. On pourrait presque parler d'un roman picaresque, tant Nsaku Ne Vunda va devoir lutter du premier au dernier jour de sa quête contre le monde et les hommes, en tout cas la majorité d'entre eux.
Au moment d'embarquer, le jeune prêtre a chevillée au corps une foi aussi pure et flamboyante qu'elle est naïve. Depuis Boko, il a vécu coupé du monde dans lequel on l'envoie comme on pousse un taureau dans les arènes. Ce qu'il découvre va remettre bien des choses en cause : sa foi en Dieu, bien sûr, mais aussi sa foi en l'homme, seul capable de telles ignominies.
Et puis, il ne le sait pas, mais il devient bientôt un enjeu qui dépasse largement son destin de prêtre originaire d'Afrique qu'on désigne pour un rôle certes très important à ses yeux, mais qui serait sans doute dans les faits très accessoire. La question du commerce des esclaves africains est au coeur de la géopolitique européenne du moment, une des bases de la puissance économique, au même titre que la marine.
C'est un roman sur le destin d'un homme, mais un destin dont il ne maîtrise plus rien à partir du moment où il accepte le rôle d'ambassadeur. Rien de paradoxal, pour cet homme de Dieu, qui a placé toute sa confiance en l'avenir entre les mains de celui à qui il a consacré sa vie. Mais, pour le lecteur, qu'il soit d'ailleurs croyant, qu'il ait reçu une éducation religieuse ou qu'il soit athée, il y a de quoi douter...
Nsaku Ne Vunda devient le jouet d'un destin capricieux et cynique, le plaçant sans cesse dans des situations impossibles, entre tempêtes et pirates, accueils fort tièdes et autres rencontres bien peu chaleureuses... Et comme ce destin est aussi cruel, voire plus, ce voyage va s'achever d'une manière qu'on pourrait trouver ridicule, consternante, s'il ne s'agissait pas de l'épouvantable réalité...
Bref, un beau personnage, parfait antihéros (la quatrième de couverture le compare à un autre célèbre personnage littéraire, Candide), bien plus fort qu'il n'y paraît, puisque jamais il ne va renoncer, sa détermination, au contraire, se renforçant un peu plus à chaque nouveau coup dur. Sa certitude, aussi, de remplir une mission plus utile que jamais à son prochain.
Il y a un élément que je n'ai pas encore évoqué, parce que jusqu'ici, je me suis cantonné aux côtés les plus sombres et négatifs. Dans sa quête et son apprentissage du monde, il va aussi découvrir d'autres aspects de l'existence qu'il n'avais jamais envisagés. Et en particulier l'amour et même le désir. Un aspect très intéressant de ce livre, d'ailleurs, car il met le prêtre face à ses choix et sa vocation.
Je ne vais pas trop vous en dire sur ces questions, parce que cela nous amènerait à évoquer un élément un peu inattendu de l'histoire, l'apparition de cet autre personnage, rare soutien de Nsaku Ne Vunda dans son voyage. C'est aussi une présence féminine dans un monde où elle n'a pas vraiment sa place, mais c'est aussi un élément supplémentaire que le prêtre intègre à sa vision universelle de la société.
Wilfried N'Sondé choisit de faire de son personnage principal son narrateur. Mais, il le fait d'une manière un peu particulière : c'est un récit a posteriori. Et pas juste à la fin de ce parcours, non, bien longtemps après. C'est comme si l'esprit de Nsaku Ne Vunda s'adressait directement au lecteur de 2018, comme s'il l'avertissait avec l'expérience du pionnier qu'il fut.
Car ce que raconte le jeune prêtre Bakongo n'est hélas pas seulement une histoire révolue. Quatre siècles après son épouvantable voyage, les choses ont évolué, certes, mais certainement pas autant qu'il l'aurait souhaité. Entre la traite négrière et les migrants livrés aux passeurs, le lien paraît évident, et plus encore depuis qu'on a vu les atroces images des marchés aux esclaves en Libye.
Le fossé qui existait entre l'Europe et l'Afrique n'a pas été comblé, bien au contraire. La domination et l'exploitation imposée par les Européens perdurent et l'ont voit de plus en plus refleurir ces discours nauséabonds qui dressent des hiérarchies entre être humains, comme si la couleur de la peau pouvait expliquer la supériorité des uns et l'infériorité des autres.
Cette narration particulière nous donne une vraie proximité avec ce personnage et donc avec ce qu'il traverse. Bien sûr, il s'agit d'un pur roman d'aventures, et d'excellente facture, dans la lignée de ce que l'on connaît, plein de rebondissements, de batailles, de situations catastrophiques, mais sa portée va au-delà du simple divertissement, en ayant comme moteur les questions évoquées ci-dessus.
La voix de Nsaku Ne Vunda est le reflet parfait de ce qu'il traverse : d'un enthousiasme débordant, contagieux, on passe plus loin à une vision nettement plus contrastée, ou point toujours l'espoir, c'est vrai, la confiance en Dieu, aussi, mais on sent tout de même une érosion certaine. Il s'accroche, se bat, mais à la joie des débuts, succède une profonde colère.
Oh, certes, l'expression de sa foi chrétienne en agacera peut-être certains, mais je la trouve belle, car très fidèle au message originel qui lui a été enseigné. Et puis, il y a ce mariage étroit entre le catholicisme d'un côté et une spiritualité aux racines africaines. Nsaku Ne Vunda ne s'éloigne jamais de Jésus, mais aussi de ses ancêtres.
On sent d'ailleurs que, lors de sa visite à la cour du roi des Bakongos, il est fâché de voir ce mode de vie qui s'éloigne des traditions, mais aussi de la modestie qui devrait seoir à un chrétien digne de ce nom. On imagine alors ce que serait son choc, une fois au Vatican, où l'on oublie aussi rapidement les bases de ce que l'on devrait promouvoir...
Je vous encourage à lire ce que Wilfried N'Sondé confie sur son travail autour de "Un océan, deux mers, trois continents" sur le site de sa maison d'édition. Un regard très intéressant sur la genèse du projet, comment il a évolué et comment il a s'est construit, étape par étape. Je retrouve en tout cas dans ces quelques lignes ce que j'ai lu avec grand plaisir au final.
Il y a dans ce roman et dans la démarche de Wilfried N'Sondé un véritable humanisme, un message fort destiné à tous, l'évocation de valeurs dont le centre est l'être humain, quel qu'il soit, avant toute autre chose. Et force est de constater qu'on s'éloigne de plus en plus de cet idéal, qui n'est celui ni d'une religion ou d'une idéologie particulière, mais celui que nous devrions tous nourrir...
Une dernière chose, si un jour prochain, que vous ayez lu "Un océan, deux mers, trois continents" ou non, vous passez par Rome, rendez-vous à la basilique Sainte-Marie-Majeure. Nsaku Ne Vunda y est enterré et un buste marque l'endroit. On la connaît sous le surnom de "Nigrita" et Wilfried N'Sondé ouvre son roman en l'évoquant.
Et s'il en parle d'emblée, c'est justement pour regretter ce surnom, qui réduit ce que Nsake Ne Vunda a été, ce qu'il a traversé, ce qu'il a espéré faire de ce périple insensé, à la seule couleur de sa peau. Derrière cette représentation, il y a cet homme dont le parcours est un enseignement fort pour chacun d'entre nous et qu'il est important de faire connaître.
Pour cela, merci à Nsaku Ne Vunda, et à Wilfried N'Sondé...
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