Il y a les lectures qu'on attend, les auteurs qu'on surveille, les séries auxquelles on essaye d'être fidèles, les livres dont on entend parler si souvent qu'on finit par s'y intéresser. Et puis, il y a les rencontres de hasard, au gré d'un rayon de librairie, des tables d'un salon du livre, un titre qui accroche, une quatrième qui intrigue... C'est le cas de notre roman du jour, acheté lors d'un salon après être tombé dessus sans s'y attendre. Achat compulsif, mea culpa ! "Le Dernier banquet", de Jonathan Grimwood (en poche au Livre de Poche), est un roman historique qui, par certains côtés, en rappelle un autre, beaucoup plus connu. C'est une histoire de goût, vous l'aurez compris avec la citation placée en titre de ce billet, dans un contexte historique particulier. Et le tout, porté par un personnage très spécial, certainement pas le plus sympathique qu'on puisse croiser, mais un passionné, en quête d'un idéal, d'un absolu... Attention, ceci n'est pas un guide gastronomique ou un recueil de recettes à réaliser pour votre prochain repas de famille. Mais c'est une existence extraordinaire, dédiée à la recherche du goût capable de faire chavirer les papilles comme jamais auparavant...
Jean-Marie n'a que 5 ans quand on le découvre dans la cour d'une maison menaçant ruine, adossé à un tas de fumier. Si la famille qui vivait là a pu être riche à une époque, force est de constater qu'elle est révolue. Dans la maison, les parents de l'enfant sont morts ; dans la cour, le marmot attrape les scarabées venu se nourrir dans le fumier... et les croque.
Combien de temps aurait-il survécu si un convoi n'était pas passé devant le portail de la demeure ? Nul ne le sait, pas même le croqueur de scarabées, qui ne se posait de toute façon pas la question, mais faisait des comparaisons gustatives après avoir mâché et avalé consciencieusement ses proies, pourtant peu appétissantes...
Dans ce convoi, le Régent en personne. Nous sommes en 1723, le futur Louis XV est encore trop jeune pour gouverner le royaume et c'est cet homme, Philippe d'Orléans, qui est à la tête du pays. A ses côtés, son aide de camp, le Vicomte d'Anvers, et l'un de ses fils illégitimes. Lorsqu'il découvre Jean-Marie sur son tas de fumier, ils interviennent.
Ce jour-là est une renaissance pour Jean-Marie d'Aumont, dernier membre de sa famille encore vivant, noble par la naissance, mais sans un sou en héritage. Une naissance qui n'est pas seulement sociale, puisque, sur l'ordre du Régent, on va s'occuper de lui et s'assurer qu'il pourra avoir une existence digne de son rang. Mais aussi une naissance gustative.
Oubliez les scarabées, même si pour lui, cela restera dans sa tête, pour nourrir le petit affamé, on lui sert un morceau de roquefort qui lui procure une espèce d'extase... Jean-Marie n'a donc que 5 ans, mais l'émotion ressenti lorsque le goût du fromage s'est diffusé lui a ouvert une voie qu'il ne cessera d'arpenter : la quête des goûts. La quête DU goût...
Emmené dans une école, où il va rencontrer celui qui va devenir son meilleur ami, un roturier, un bourgeois, fils d'avocat, Emile Duras, il va déjà, à sa manière, bien peu académique, entreprendre ses premières recherches. Dans la plus grande discrétion... Le gamin n'est pas très expansif, mais il a du caractère et du charisme, et il devient vite une petite terreur.
Les autres rencontres qui vont marquer sa vie, il les fera dans l'école militaire de Brienne-le-Château, qu'il va intégrer en compagnie d'Emile, une fois devenu adolescent. Charles et Jérôme sont eux issues de familles aristocratiques anciennes et installées et leur avenir est tout tracé vers d'importantes fonctions. Une différence sociale qui ne sera pas anodine dans la relation entre les garçons.
Avec des points négatifs, mais aussi d'autres plus positifs pour Jean-Marie. Car c'est ce qui va lui permettre d'oublier les revers de fortune passés et de pouvoir s'installer à son tour dans un domaine, quelque part dans le sud de la France, avec son épouse. Un domaine qu'il va rapidement entreprendre de modeler à sa convenance, ainsi que les alentours.
On est alors en plein Siècle des Lumières et, même s'il refuse le terme de scientifique, comme on le voit dans le titre du billet, il poursuit des recherches dans différents domaines, parfois les plus surprenants, avec une ambition tout de même : améliorer l'ordinaire, pas seulement le sien, il a de quoi se permettre tous les excès, mais celui du peuple, pour que cessent les disettes.
Un homme de bien, semble-t-il, préoccupé par le sort des plus modestes, ce qui est loin d'être le cas d'un Cour qui s'enferme de plus en plus à Versailles et un roi qui s'éloigne de plus en plus de ses sujets. Mais, au milieu de ses multiples activités, jamais Jean-Marie ne perd de vue son objectif premier, celle d'un goût idéal, inédit, incomparable...
J'ai choisi d'aller assez loin dans le récit, sans pour autant trop entrer dans les détails. Car chaque époque de la vie de Jean-Marie est développée dans le roman. On suit ce parcours très particulier, entre le jeune homme qui grandit et devient un adulte en charge d'une famille et d'affaires qu'on devine fructueuse, et le garçon obsédé par le goût, jusqu'à entreprendre les expériences les plus surprenantes.
Oh, bien sûr, au début, on peut mettre cette lubie sur le compte d'un gamin turbulent, marqué par les drames de sa tendre enfance, mais au fil des ans, rien ne change. Il ne s'occupe pas en permanence de cette passion, mais saisit chaque occasion de compléter ses connaissances et les nomenclatures qu'il rédige dans des cahiers.
Une quête complexe, car finalement, il n'a aucune idée a priori de ce qu'il cherche. De ce qui pourrait receler ce goût unique. Alors, il faut tenter, y compris là où le plus gourmand pourrait être rebuté. Pour Jean-Marie, toute nouveauté, même la plus étrange, est source d'excitation, car elle pourrait lui ouvrir de nouvelles portes... Mais souvent aussi de déceptions...
Il ne s'agit d'ailleurs pas tant du goût brut, mais aussi des meilleures manières d'accommoder un mets pour qu'il donne le maximum de sa puissance gustative. Tout est une question d'équilibre, d'assaisonnement, de cuisson et de mise en condition. Ce n'est peut-être pas de la science, mais la rigueur qu'il déploie, elle, l'est.
Je vous donne peut-être l'impression que "le Dernier banquet" est une succession de repas et de passages en cuisine, précisons que ce n'est pas le cas. Car, en dehors de cette activité très personnelle, une sorte de jardin secret que très peu, même parmi ses proches, connaissent, la vie de Jean-Marie d'Aumont va être mouvementée.
Il y a la vie de famille, avec un destin qui sait se montrer cruel, comme souvent. Et puis, il y a les relations, avec ses trois amis d'enfance, qui ont suivi des voies différentes, tout en restant liés. Mais, là encore, ces amitiés vont réserver à Jean-Marie quelques aléas qui vont donner à sa vie un tour fort romanesque.
"Le Dernier banquet" n'est peut-être pas à proprement parler un roman d'aventures, mais cette vie n'est pas un long fleuve tranquille et, à sa manière, Jean-Marie incarne parfaitement son époque, tumultueuse, bouillonnante, au cours de laquelle les idées se libèrent des carcans, les fondations de la société sont remises en cause et la politique n'est plus l'apanage du gouvernement.
Si ça ne tenait qu'à lui, il vivrait paisiblement avec les siens dans ce domaine où il a crée un monde qui lui appartient, où il peut mener ses recherches... Mais, l'autarcie ne pourra jamais être sociale, il faut faire avec les autres, et parfois à contre-coeur. Jusqu'à se retrouver dans des histoires insolubles et des situations impossibles.
Puisque tout est une question d'équilibre, la recette concoctée par Jonathan Grimwood est très agréable. Entre cette vie loin d'être morne, trop sans doute au goût de Jean-Marie quelquefois, et cette quête (dont on devine petit à petit vers quoi elle peut déboucher), on se laisse captiver, salivant parfois, grimaçant à d'autres moments, mais appréciant à chaque fois l'imagination de l'auteur.
Car les scarabées ne sont qu'une mise en bouche, si je puis dire... Par la suite, Jean-Marie va goûter des aliments que nous n'aimerions pas forcément les uns et les autres retrouver dans notre assiette, même lorsqu'on est un vilain carniste dans mon genre... Pour différentes raisons, d'ailleurs, mais à chaque fois, pourtant, la curiosité est titillée, et seule l'imagination peut alors agir (car imiter Jean-Marie n'est pas une bonne idée).
Je viens d'écrire deux fois le mot "imagination" dans les deux derniers paragraphes, et ce n'est pas forcément surprenant : quand on regarde la bibliographie de Jonathan Grimwood, on découvre qu'il est avant tout un auteur de science-fiction et de fantasy, pour lesquels il a d'ailleurs reçu quelques prestigieux prix, et que "le Dernier banquet" fait figure d'exception parmi ses publications.
Car il s'agit d'un pur roman historique, et même une peinture assez intéressante du XVIIIe siècle en France, avec, on s'en doute, l'échéance révolutionnaire au bout du chemin. Mais, il demeure dans cette histoire une bonne part d'imaginaire, malgré tout, jusque dans cette quête du goût parfait. Enfin, j'espère que ces expériences relèvent de la plus pure fiction !
Dans mon introduction, j'évoquais un autre roman, au succès mondial, sans doute aurez-vous deviné qu'il s'agit du "Parfum", de Patrick Süskind. Il y a un lien naturel qui se fait : les deux livres se déroulent au XVIIIe siècle, mettent en scène un personnage qu'on découvre sur des tas d'ordures et qui auront un destin exceptionnel, avec pour fil conducteur un sens particulier.
Chez Süskind, c'est l'odorat, chez Grimwood, le goût. Mais, c'est à peu près tout ce qu'on peut mettre en commun. Jean-Baptiste Grenouille est un criminel, ce que n'est pas Jean-Marie d'Aumont, il n'y a donc pas de dimension policière dans "le Dernier banquet", qui est plus le récit d'une vie bien remplie mais nettement plus aisée que celle du héros du "Parfum".
On pourrait poursuivre le parallèle, car je pense que cela peut-être amusant et pertinent, mais cela nous emmènerait un peu loin. Et puis, chez Grimwood, le personnage a plutôt un intérêt premier pour le monde animal que pour ses congénères humains. Sa solitude est choisie, contrairement à Grenouille, toujours marginalisé.
C'est vrai que Jean-Marie d'Aumont est un personnage qui ne suscitera pas forcément la sympathie. Ce sera peut-être même le contraire, car il émane de lui une certaine froideur, sauf lorsqu'il se mue en amant ardent, une certaine dureté, aussi. Curieusement, il y a chez lui un mélange d'égoïsme et d'altruisme un peu déstabilisant.
Tout ce qu'il fait semble tourné vers un accomplissement personnel, au point de provoquer pas mal de friction dans sa vie familiale. Oui, c'est ce coté solitaire qui donne sans doute cette impression. Pourtant, dans le même temps, il consacre son temps et ses ressources à améliorer les infrastructures de la région où se trouve son domaine, utilisant les lieux pour appliquer grandeur nature ses théories philosophiques et scientifiques.
C'est un mystère, ce personnage, j'ai du mal à le cerner. Je crois qu'il y a chez lui une forme de désenchantement que vient contrebalancer cette passion gustative qui seule, parvient à le captiver, à le pousser à agir, à continuer, malgré tout, malgré les malheurs, les ennuis, la lassitude... Malgré les échecs et les déceptions aussi. Mais il ne veut pas tirer sa révérence avant d'avoir atteint son but...
Sa vision du goût est passionnante, parce qu'elle n'est pas hédoniste ou épicurienne. Il ne s'agit pas simplement d'un plaisir de gourmet, mais bien d'un travail d'apprentissage et de formation d'un de nos sens. Il déplore d'ailleurs qu'on délaisse l'initiation au goût de la plupart des citoyens, de toutes les classes sociales, d'ailleurs.
Une position qui pourrait parfaitement trouver un écho de nos jours, où notre goût est clairement aseptisé, limité dans la palette de ce qu'il connaît par le sel, le sucre et autres exhausteurs de goûts et arômes artificiels... Connaissons-nous le goût véritable des choses ? Du lait, des fruits et légumes, du fromage ou de la charcuterie, par exemple ?
Pire, on évite les goûts trop forts, trop prononcés, parce qu'ils sont une sorte d'agression... Mais, c'est tout l'inverse ! Il est là, le véritable goût, et on devrait au contraire l'apprécier doublement. Encore faut-il pouvoir accéder à ces goûts, qui ne sont certainement pas ceux que nous offre l'industrie agro-alimentaire, refermons la parenthèse.
Ou pas... Car "le Dernier banquet" est un roman qui fait la part belle à la sensualité. Au plaisir des sens, de tous les sens, en fait. Et il faut saluer Jonathan Grimwood qui relève le défi de faire justement partager à ses lecteurs ce qu'il y a de plus difficile à faire sentir. Car on peut désormais facilement écouter une chanson ou regarder un tableau sur internet.
Mais les goûts, à l'instar des odeurs, sont des sensations difficilement définissables, très subjectives, et comme les mots ne suffisent pas, l'idéal serait d'expérimenter à son tour. Mais c'est loin d'être aussi facile que de retrouver une photo ou une vidéo sur internet. Sans compter, pour reprendre le point de départ du roman, qu'on n'a pas super envie de croquer un scarabée vivant... Hum...
J'imagine bien Jonathan Grimwood bichant au moment de rédiger certaines scènes, en se disant qu'il allait provoquer quelques onomatopées allant du "wouaaaah" au "beeeeurk", sans forcément toujours chercher à choquer. Non, il s'agit simplement de proposer de l'inhabituel au lecteur, de le placer face à l'inconnu, l'étrange... L'insaisissable.
Oui, Grimwood provoque, c'est certain, mais c'est fait avec une grande finesse, jusque dans la lucidité dont fait preuve Jean-Marie jusqu'aux derniers moments. Lucidité, mais aussi sérénité, parce qu'il sait, il sait qu'à cet instant, il est arrivé au bout de sa vie. Mais aussi que ce qu'il vit en ces derniers instants, marquent la fin de sa quête. Une boucle qui se boucle, écrit-il.
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