Encore un nouveau venu dans le paysage de la fantasy internationale, cette fois, et ce fut une des belles et excellentes rencontres des dernières Imaginales. Un univers et des personnages originaux, une vision très personnelle qui reprend des archétypes classiques du genre, mais les agencent différemment de ce qu'on trouve habituellement, en jouant sur la carte des antihéros et d'une situation très inconfortable, à contre-courant du système établi. "L'Âge des assassins", de R.J. Barker (en grand format chez Bragelonne ; traduction de Nenad Savic), est le premier volet d'une trilogie mettant en scène un duo d'assassins pas comme les autres. Un roman qui revisite le roman d'apprentissage et mâtine sa fantasy d'un petit côté polar à l'anglaise qui est assez amusant. A la fin de ce livre, on sent qu'on n'a certainement pas encore tout vu et que ce qui nous attend devrait valoir le coup d'oeil...
Lorsque Merela Karn et son apprenti, le jeune Girton, arrivent au château Maniyadoc, ce n'est pas par le grand portail, ni même par la porte réservée aux invités, pas même par celle où se presse le personnel qu'ils entrent. Non, ils passent par les toilettes... Certainement pas la plus agréable et la moins salissante des solutions, mais c'est ainsi quand on est des assassins...
Et pas n'importe quels assassins : dans les Terres lasses, il n'y a pas meilleure que Merela Karn pour tuer son prochain. Et Girton, encore tout jeune, est déjà lui-même très prometteur, ce qui n'était pas couru d'avance quand sa maîtresse l'a pris sous son aile. Ils forment désormais un duo très réputé, et forcément très craint, dont les services sont demandés un peu partout.
Cette fois, c'est donc au château de Maniyadoc qu'on les a conviés. En toute discrétion, d'où les toilettes, façon Johnny English, mais en moins maladroits... Mais, malgré leur compétence, leur habitude de ce genre de mission, ils se retrouvent face à un comité d'accueil qui, manifestement, n'attendaient qu'eux, et malgré leur résistance, les voilà aux cachots...
Pour ces deux-là, sortir d'ici ne poserait aucun problème majeur, mais Merela a demandé à Girton d'attendre. Et effectivement, au bout d'un certain temps, on vient les chercher. Toutes les précautions sont prises pour éviter que les assassins ne se rebellent. Les voilà présentés à Adran Mennix, la reine des lieux. Une ancienne cliente de Merela, également...
Une amie, même, enfin, c'est ce qu'affirme cette femme, dont chaque parole, chaque geste dément le caractère amical. Et il semble bien qu'elle ait à nouveau du travail à confier à la meilleure des assassins des Terres lasses. Rien qui surprenne Merela, apparemment, alors que Girton, même s'il fait tout pour ne rien montrer, est soufflé...
Mais bientôt, Merela aussi va se retrouver face à une situation à laquelle elle ne s'attendait certainement pas : la nature du contrat que lui propose la reine. Il ne s'agit pas de tuer quelqu'un, ou plutôt si, mais pas comme d'habitude. Non, en fait, il s'agit de protéger le fils de la reine, Aydor, sur la tête duquel aurait été placé un contrat.
En fait, la reine de Maniyadoc et des Longues Marées attend de Merela Kern qu'elle démasque (et se débarrasse de) l'assassin qui a été engagé pour tuer son fils et héritier du trône. Et, accessoirement, qu'elle trouve le commanditaire, cela semble aller de soi. Pour elle, tout du moins. Car la règle en vigueur au sein du Cercle Ouvert est qu'un assassin ne peut s'en prendre à un autre assassin.
Si Merela accepte ce contrat, elle risque tout simplement de devenir la cible de tous les assassins des Terres lasses, afin de débarrasser la région d'un traître... Mais elle ne peut refuser : Adran pourrait lui nuire en révélant tous ses secrets, ce qui reviendrait à peu près au même... Alors, autant accomplir cette mission, et on verra bien ensuite...
Quant à Girton, il a la possibilité de partir, s'il le souhaite. Aux yeux d'Adran, il n'est rien. Pour Merela, il est un apprenti précieux, dont les talents d'espion pourrait être fort utile, mais elle ne veut pas l'entraîner dans cette galère. Mais le monde de Girton se limite à Merela et il n'a pas trop l'envie de voler de ses propres ailes pour le moment.
Alors, il décide de rester et d'aider Merela, quoi qu'il arrive. S'il avait su... Car cette mission n'a rien d'ordinaire, pas plus que ce château et ses habitants... A commencer par Aydor, qui n'est pas seulement un héritier à abattre, mais aussi un être détestable qui mériterait bien une bonne leçon... A Merela et à Girton de jouer pour sauver celui qu'en d'autres circonstances, ils tueraient avec plaisir.
L'assassin... Voilà un archétype de fantasy s'il en est. Mais, avec RJ Barker, on refaçonne, on ripoline, on cherche l'inattendu, le décalé. Tenez, prenez Merela : il est rare de croiser des femmes dans les guildes d'assassins, mais ce n'est pas juste une assassine, c'est la meilleure des meilleurs, insaisissable, efficace. Mortelle.
Mais, plus que cela encore, Merela est une légende, un mystère... et un incroyable personnage. Ce qui la rend insaisissable, c'est cette identité sous laquelle elle voyage, celle d'un artiste, d'une danseuse, vêtue en bouffon lorsqu'elle se produit sur scène... La palette de ses talents ne se limitent pas aux mille et une façon de tuer, elle est aussi fascinante à voir danser...
De la même façon, Girton n'est pas un apprenti assassin tout à fait comme les autres. Passons sur son jeune âge, ce n'est encore qu'un adolescent, mais il a un atout qui le rend insoupçonnable, dont il se passerait pourtant volontiers : un pied bot. Le genre d'infirmité qui fait qu'on ne se méfie jamais de lui, mais dont il faut tenir compte dans la dure carrière qu'il a embrassée.
Il est doué, Girton, peut-être le plus doué des apprentis formés par Merela. Doué pour tuer, mais pas seulement. C'est un espion hors pair, capable de se fondre dans le paysage, d'observer et de remarquer les plus infimes détails pouvant servir leur mission... Et à Maniyadoc, il va y avoir de quoi faire dans ce domaine. Girton ne va pas chômer, et prendre bien des risques...
Dernière originalité, le mode de fonctionnement de Girton. Dans son esprit, tout un répertoire de figures, de gestes, d'attitudes et de combinaisons qu'il se récite mentalement lorsqu'il passe à l'action. Comme une leçon qu'on se récite après l'avoir apprise sur le bout des doigts. Il appelle ça des itérations, et cela donne à ses combats des airs de chorégraphie assez fascinants.
Il y a dans la manière de se battre de Girton quelque chose qui rappelle les films d'arts martiaux asiatiques, où la violence prend soudain une allure folle, spectaculaire, réglée comme du papier à musique... Simplement belle, malgré l'horreur qu'elle entraîne. Chaque figure a son nom, comme au taï-chi, mais les mouvements ne se font pas à vide, dans son cas, et tant pis pour celui qui se retrouve en face...
La vie intérieure de Girton est d'une grande richesse. En fait, on y est plongé, puisqu'il est le narrateur du roman. On voit par ses yeux, on parle par sa bouche. On suit son cerveau quand il commande ces mouvement qui ont dû être mille fois (seulement ?) répétés pour devenir automatiques, pour qu'une combinaison se mette en place et se déroule sans accroc pour répondre à chaque situation de la meilleure manière.
Oui, ces deux-là ne sont pas juste le duo le plus dangereux des Terres lasses, ce sont également d'incroyables artistes qui marient à la perfection leur don pour le spectacle (Merela est époustouflante lorsqu'elle monte sur scène) et leur aptitude à tuer, froidement, sans état d'âme, juste parce que ça fait partie du job...
Et puis, il y a la scène sur laquelle ils sont amenés à jouer. Au sens large, la scène du crime annoncé, celui qu'ils doivent empêcher. Cette scène, c'est ce château qui a tout l'air d'être sinistre, à l'intérieur comme à l'extérieur, à l'image de la maîtresse des lieux et de son rejeton. Un autre duo, quasiment symétrique à celui des assassins. Un négatif photographique, même, tant Merela et Girton semblent lumineux par rapport à Adran et Aydor.
Dans ce château, chaque personne est un suspect potentiel, chaque recoin est une chausse-trape, chaque pièce recèle un danger potentiel. Personne à qui se fier, tant les mensonges et les faux-semblants imprègnent les lieux, et une cible à surveiller, tellement odieuse qu'on aimerait la laisser se débrouiller seul pour éviter de se faire tuer...
Pendant que Merela furète, furtive, dans les couloirs, Girton, lui, se mêle à la jeunesse des lieux, espérant en retirer quelque chose... En soi, il s'agit d'une mission de routine. Et pourtant, elle va vite s'avérer fort délicate. Mais, pas forcément là où on s'y attend : cette mission d'infiltration va ouvrir de nouveaux horizons à Girton, du genre qu'un assassin en devenir devrait absolument éviter.
Vous savez, des trucs comme l'amitié. Ou l'amour...
Je le disais en préambule de ce billet, il y a quelque chose d'un polar à l'anglaise dans cette enquête sombre et difficile. Une enquête à la Agatha Christie transposée dans un univers de fantasy, une version fantasy de Sherlock Holmes, où Merela serait le fameux détective et Girton son Watson. C'est même d'ailleurs l'équivalence la plus frappante, dès le premier chapitre.
Lors de cette arrivée au château, lorsque Girton, qui n'en mène pas large même s'il ne le montre pas, ça fait partie de l'apprentissage, comprend que Merela a tout compris depuis longtemps, tout anticipé avant même d'avoir entamé l'ascension par les toilettes, qu'elle a plusieurs coups d'avance sur tout le monde, ou presque...
Elle sait qu'elle se jette dans la gueule du loup en venant là, mais elle sait également qu'elle n'a pas vraiment le choix, car le pouvoir de nuisance d'Adran est très fort. Elle est son talon d'Achille, son seul point faible... Mais, ce qui la relie aussi à Sherlock, c'est l'impression que ce défi qu'on lui lance l'amuse, l'intéresse. Pour le jeu. Et la prouesse intellectuelle que cela représente.
A ses côtés, Girton a beau être doué, on sent bien qu'il lui manque cette expérience et cette assurance qui font que sa maîtresse est la crème de la crème des assassins. Oh, bien sûr, il pourrait parfaitement se débrouiller seul, maintenant. Il a appris assez de choses pour mener sa barque, mais il sait aussi qu'auprès de Merela, il apprendra plus que lors de n'importe quel contrat qu'il accepterait de prendre.
Ces deux-là sont de beaux personnages. Merela parce qu'elle est virevoltante et légère, tout en étant implacable. Girton est touchant, encore un peu maladroit, un diamant brut qui n'a pas été taillé, mais qu'on devine déjà d'une valeur inestimable, malgré les défauts inhérents à son jeune âge. Nul doute que ce séjour au château de Maniyadoc sera l'occasion de franchir de nouveaux paliers, de s'aguerrir fortement.
Petit à petit, on découvre également l'univers dans lequel se déroule cette histoire un peu plus largement. En particulier pourquoi cette région s'appelle les Terres lasses, pourquoi le sol à une fâcheuse tendance à être jaune et à dégager une odeur répugnante (à peu près autant que l'haleine de ceux qu'on appelle les Bénis, dont font partie Adran et son fils, c'est dire si c'est sympa, comme endroit.
Et puis, il y a la magie. L'oeil avisé la devine, remarque là où elle laisse sa trace. Et manifestement, celui qui y a recours n'est pas franchement le bienvenu dans le secteur. C'est aussi un élément dont vont devoir tenir compte Merela et Girton au cours de leur enquête. Sa présence comme son absence seront un indice précieux pour cerner la personnalité de leur assassin...
"L'Âge des assassins" est un très agréable moment de lecture, servi par une écriture alerte, un peu clinique, par moments, mais c'est le caractère de Girton, le narrateur, qui impose cela. Il y a un recul qui n'est pas encore du cynisme mais pourrait bien, à terme, le devenir, et des situations spectaculaires (ce qui veut dire, en général, que Girton se retrouve dans une situation peu enviable).
A eux deux, Merela et Girton vont devoir démêler les secrets et les mystères de ce château, même ceux que Adran souhaiterait cacher, ou du moins ne pas voir se répandre. Comme la personnalité de son héritier, qui ferait tache sur la réputation de son royaume... Le talent de RJ Barker, c'est de proposer des personnages qui ne sombrent pas dans la caricature, alors que cela pourrait facilement se produire.
C'est sombre, gothique, par certains côtés, non dénué d'humour. Dans une production de fantasy anglo-saxonne qui apparaît quelquefois stéréotypée, voire répétitive (en tout cas, celle qui accède à la traduction française), ce premier roman de RJ Barker se démarque clairement, par son originalité, une certaine fraîcheur, une étonnant impression de douceur dans un monde de brutes, et un regard décalé sur les personnages principaux.
Je ne sais pas encore quand arrivera la suite de cette série, mais j'ai très envie de retrouver Merela Karn et Girton Pied-Bot, en particulier parce que je voudrais voir comment le personnage de l'apprenti va évoluer au fil du temps. Dans quelle situation on va le retrouver, et au service de quel objectif il mettra ses redoutables talents.
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