mardi 7 août 2018

"Tu veux que je les tue ?"

Evidemment, hors contexte, notre titre peut sembler un peu rude. Surtout, je crains qu'on ne se rende pas compte à quel point ces quelques mots, véritable gimmick de notre roman du jour, sont drôles. Enfin, dans le cours de l'histoire, quoi... On s'intéresse aujourd'hui au premier tome d'une trilogie de fantasy urbaine, "les Scorpi", auréolée d'un Grand Prix de l'Imaginaire et signée par une romancière tout juste trentenaire. "Ceux qui marchent dans les ombres", de Roxane Dambre, disponible au Livre de Poche (après une parution initiale en numérique chez le pure-player les éditions de l'Epée, puis en grand format chez Calmann-Lévy), comme le reste du cycle, est un roman reposant sur un postulat classique de la comédie, une rencontre improbable et un choc culturel. Mais, comme nous avons là un roman de fantasy, forcément, le décalage est un peu plus marqué que dans un "buddy movie", par exemple. Une bonne entrée dans l'univers des créatures, agréablement complétée par trois nouvelles en fin d'ouvrage.



Charlotte, la vingtaine, est comptable dans une entreprise parisienne depuis deux mois. Un premier job qui lui convient bien, une expérience enrichissante et des collègues accueillants, si l'on excepte sa relation avec son supérieur direct, Thomas. Ce dernier est, disons, un peu trop prévenant, voire carrément familier, et Charlotte ne sais pas trop comment réagir, de peur de s'attirer de gros ennuis.

Encore timide, pas très sûre d'elle, Charlotte ne sait pas comment se sortir d'une situation qui commence à prendre des allures de sable mouvant. Elle écoute les conseils de ses collègues, mais faute d'avoir mis le holà tout de suite, elle n'est pas certaine qu'on écoutera ses plaintes, si elle en vient à cette extrémité.

Bref, tout pourrait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, pour Charlotte, s'il n'y avait pas Thomas. Et puis, un soir d'orage, alors que des trombes d'eau tombent sur Paris et que la jeune comptable n'est pas rentrée assez vite dans son petit appartement, elle va faire une rencontre qui va bouleverser son existence. Mais, sans doute pas comme elle en avait rêvé...

Car cette rencontre, c'est celle d'un petit garçon. Il ne doit même pas avoir 10 ans et il attend, là, trempé comme une soupe, devant la porte de l'immeuble où vit Charlotte. Elle ne l'a jamais vu et s'inquiète aussitôt : que fait-il là ? Qui attend-il ? Habite-t-il aussi dans l'immeuble ? Elle engage la conversation, apprend qu'il s'appelle Elias... Et rien d'autre...

Pas bavard, le gamin, et surtout, incapable de lui dire ce qu'il fait là. Elle lui propose alors de venir chez elle, le temps de se sécher et de contacter les parents de l'enfant. Qui lui dit simplement ne pas pouvoir rentrer chez lui... Drôle d'histoire, qui interdirait à un si jeune garçon de rentrer chez lui ? Charlotte commence à s'interroger, mais elle n'est pas au bout de ses surprises...

Plus elle en apprend sur Elias (c'est-à-dire très peu de choses, elle n'a rien trouvé sur internet et le gamin n'est vraiment pas loquace), plus ces interrogations croissent. Jusqu'à ce que la jeune femme soit carrément sidérée... Tout semble indiquer qu'on a maltraité cet enfant encore récemment. Et lorsque Elias parle enfin de sa famille, c'est pour expliquer que ses parents sont... des tueurs à gages !

Et pas seulement ça, mais ce sont... des créatures de l'ombre ! Une histoire de fous ! Oubliés Thomas et ses sms intempestifs, son comportement grossier et ses vannes bien lourdes. Voilà Charlotte entièrement concentrée sur ce pauvre Elias et son histoire à dormir debout. C'est sûr, il s'est enfui et il s'est inventé un monde imaginaire pour échapper à ses bourreaux, pense-t-elle.

En attendant d'éclaircir tout cela, Charlotte décide de garder Elias chez elle. Il est bizarre, il semble découvrir la vie quotidienne, il se réjouit d'un rien, se régale d'un plat de nouilles au fromage... Et ce n'est pas la moindre des choses étranges qui vont se produire dans la vie de Charlotte après cette rencontre impromptue.

A commencer par l'arrivée inopinée d'Adam, le frère aîné d'Elias...

Voilà une mise en bouche qui paraît bien loufoque, et croyez-moi, ça l'est. Elias est aussi craquant qu'il est énigmatique, et je ne vous ai pas encore tout dit à son sujet. Le plus troublant, c'est cette espèce de naïveté, comme s'il débarquait vraiment dans ce monde, comme s'il découvrait tout ce qui nous semble tout à fait normal...

Entre ce comportement spécial, ce côté angélique et ses histoires abracadabrantesques, on se retrouve comme Charlotte à se demander s'il n'a pas un grain. Des tueurs à gages ? Et puis quoi, encore ?! Mais, on se dit que cet enfant à souffert et il n'en est que plus attachant. Mais un brin inquiétant, aussi, totalement imprévisible...

Et plus encore quand il vient en aide à Charlotte et la sort d'un très mauvais pas, en lâchant cette simple phrase à vous glacer les sangs : "tu veux que je les tue ?" Une sentence qui semble être la réponse à tous les problèmes pour l'enfant. Et là, ce ne sont pas des histoires, elle a bien vu ce qu'elle a vu... Et ce qui semblait être le gentil délire d'un gamin un peu perdu prend un tout autre aspect...

De quoi, en tout cas, sérieusement chambouler la vie de Charlotte, qui doit désormais faire avec la présence un poil encombrante des deux frères, aux méthodes radicales et aux comportements qui ne manquent jamais de la désarçonner... Et pourtant, au contact d'Elias et d'Adam, une fois leur parcours familial assimilé, elle va gagner en confiance en elle.

D'ailleurs, parlons un peu de Charlotte. Gentille, introvertie, mais parfois un peu chiante, aussi. On va lui découvrir petit à petit un côté gentiment colérique. Elle les adore, les deux, de façon différente, car Adam est loin de la laisser indifférente, mais ils l'agacent aussi parfois prodigieusement. Elle monte vite dans les tours, sans que cela semble le moins du monde effleurer les créatures de l'ombre, mais qui sait, avec eux ?

Bref, on s'amuse à ce petit jeu littéraire, entre la jeune femme un peu larguée et cette étrange famille, étrange, mais potentiellement terriblement dangereuse. A la manière dont Charlotte doit intégrer les deux garçons à sa vie tellement normale et celle dont elle-même doit s'habituer à vivre auprès de personnes qui répondent à tout bout de champ : "tu veux que je les tue ?"

C'est très drôle, sans effet superflu, avec des personnages bien contrastés (Charlotte qui compense le côté hiératique des deux garçons par des émotions bien compréhensibles, surtout lorsqu'elle se laisse encore surprendre...) et des situations pleines d'humour avec un zeste de noirceur. Oh, bien sûr, ce premier tome va au-delà du premier contact, mais je ne vais pas vous en dire plus sur la suite.

On est dans une fantasy urbaine très sobre, où l'on ne croise pas de créatures remarquables au premier coup d'oeil, où la violence s'exerce en toute discrétion. Et pour cause : les créatures de l'ombre ressemblent physiquement aux humains, ou se présentent à eux sous une apparence humaine, et agissent loin des regards, comme leur nom l'indique, plutôt que de recourir aux grandes démonstrations de force...

Mais les créatures de l'ombre ne sont pas juste des tueurs, vous vous en doutez bien. Ou du moins, leurs pouvoirs sont mis au service de cette activité qu'on devine lucrative (le talent, ça se monnaye, eh oui), mais là encore, cela va demander à Charlotte un temps d'adaptation et lui donner quelques sueurs froides, quand ses nouveaux amis décident de prendre des initiatives...

Il plane sur ce roman une vraie légèreté, malgré le côté sombre des personnages, porté par un humour omniprésent, mais jamais envahissant. Ce qui fait de ce premier volet un excellent divertissement, assez original, auquel il faut ajouter un côté romance qui ravira certains lecteurs (le côté "love at first sight, sex at second" n'est pas trop mon truc, un côté comédie romantique m'aurait semblé plus cohérent avec l'ensemble).

Mais, finalement, on en sait assez peu sur la famille d'Elias et d'Adam. Et pour cause, puisque nous suivons le point de vue de Charlotte, complètement extérieur. Alors, en fin d'ouvrage, on trouve un petit supplément, comme la piste fantôme d'un disque. Trois chapitres supplémentaires, en fait trois nouvelles distinctes, regroupées sous le titre "Scorpi, les origines" (d'ailleurs disponible indépendamment en numérique).

Trois textes qui permettent d'entrer enfin pleinement dans l'univers des Scorpi et d'acquérir des repères familiaux, au sens large du terme. On va en effet découvrir le cadre si particulier dans lequel ont été élevés Elias et Adam. On y met un pied dans le court du roman, mais là, on a des informations supplémentaires, fort utiles pour mieux comprendre ce qui rend cette famille extraordinaire.

Mention particulière à la deuxième nouvelle, qui met en scène particulièrement les personnages de Firmin et Nicolette. N'insistez pas, je ne vous en dirai pas plus, juste que je me suis amusé comme un petit fou à lire cette histoire complètement débridée et pleine de surprises. Pour ceux qui seraient un peu frustrés par la sobriété des effets du roman, là, on est en pleine fantasy.

Je ne vais pas refermer ce billet sans aborder un sujet évoqué au début du résumé, qui tient une place importante dans l'histoire, celle du harcèlement. Je le disais dans un précédent billet à propos de "Dust Bowl", il est intéressant de voir des romans dédiés au jeune public ne pas être simplement des objets de divertissement, mais aussi tirer des signaux d'alarme, envoyer des messages.

Publié en 2015, avant le scandale Weinstein et les mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc, "Ceux qui marchent dans les ombres" évoquent ce sujet sensible, qui plus est dans le cadre du travail. Charlotte est une proie facile : timide, débutante, docile de crainte de perdre son job, et Thomas est un gros relou à l'humour bien gras et sur de sa supériorité.

On en est encore qu'au mots, à quelques gestes équivoques, des portes qu'on ferme pour créer une intimité déplacée... Et puis, il y a les propositions hors boulot, une présence pesante, quasi menaçante, qui laisse craindre un passage à l'acte d'un tout autre genre à un moment donné... Charlotte est prise au piège, malgré le soutien de ses collègues.

A travers les déboires de son personnage, Roxane Dambre met en évidence ce fléau, ce piège dans lequel doivent hélas tomber bien des jeunes femmes, dans leur milieu professionnel et peut-être au-delà. Toutes n'ont pas la chance d'avoir des amis dont la devise, "Tu veux que je les tue ?", peut s'avérer fortement dissuasive en cas de besoin.

Ne croyez pas que je prends la question à la légère, au contraire, il faut saluer ce genre d'initiative qui ne donne pas forcément de solution universelle clé en main, mais a le mérite de sensibiliser à la question et de montrer qu'il ne s'agit pas d'une fatalité, qu'il faut réagir aussitôt, sous peine de voir la situation s'envenimer jusqu'à devenir intenable.

Eh oui, même quand on lit un roman apparemment léger et dédié au divertissement, on peut y trouver matière à réflexion, c'est heureux. Reste que j'ai pris grand plaisir à ce premier tome, à cette rencontre avec la famille d'Elias et Adam, à l'humour de Roxane Dambre et à ses personnages bien campés. Et je serai curieux de retrouver Charlotte dans les tomes suivants, afin de voir ce qu'elle va devenir...

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