mardi 8 octobre 2013

"L'ombre est tout ce qui nous reste. Elle est ce que sont devenus les jours".

Le titre de ce billet symbolise bien le roman dont nous allons parler : mystérieux, plein d'onirisme et de poésie et pourtant terriblement sombre. Mais c'est surtout le roman d'une écrivaine qui a choisi d'aborder un aspect très original d'un sujet pas forcément si souvent traité que ça, mais qui l'a toujours été dans le même sens. Là, c'est la face cachée de cette question, dont elle nous parle, mais elle nous parle aussi de l'Afrique, ce continent qui l'a vue naître et qu'elle défend becs et ongles dans ses livres sans pour autant faire de concession. L'auteure, c'est Léonora Miano, et le sujet qu'elle a choisi d'aborder, c'est l'esclavage. La traite des noirs, mais non pas vue par les esclaves ou les trafiquants d'être humains, mais de celui des personnes qui restent sur le sol natal. Comment découvre-t-on cette irruption et ce drame humain, comment le traverse-t-on et comment transmet-on son souvenir aux générations suivantes ? Voilà certains des thèmes développés dans ce roman, "la saison de l'ombre", qui vient de paraître chez Grasset, un roman qui, sur le plan narratif, change beaucoup de ce que Léonora Miano nous a proposé jusque-là... Un roman inscrit dans un passé indéfini mais qui, je pense, nous parle aussi d'aujourd'hui et de faits qui ont changé de forme mais entraînent les mêmes douleurs...





Quelque part dans le coeur de l'Afrique subsaharienne, un village. Celui du clan Mulongo. Un clan en effervescence car le village a été ravagé par un incendie récemment. Les flammes ont laissé derrière elles de gros dégâts mais, plus inquiétant encore, lorsque la panique est retombée et qu'on a pu dresser un premier bilan, on s'est aperçu qu'une douzaine d'hommes du clan, tous dans la force de l'âge, avait disparu.

Ces disparitions sont bien plus graves que l'incendie lui-même, surtout parce qu'elles sont inexplicables, incompréhensibles... Craignant une quelconque malédiction, et en attendant d'en savoir plus sur ce qui a pu se passer, les mères des 12 garçons disparus sont mises à l'écart du reste de la communauté. Certains seraient même favorables à une solution plus radicale pour punir la responsabilité de ces femmes, inéluctables à leurs yeux.

Mais ce n'est pas l'avis du chef du clan, Mukano, un chef juste et magnanime, qui veut d'abord comprendre ce qui a pu se produire lors de ce funeste incendie avant de juger des responsabilités éventuelles des unes et des autres. Juste et magnanime, ai-je écrit... Pas pour tous les membres du clan, à commencer par le propre frère de Mukano, Mutango.

Les deux frères n'ont rien en commun. Mukano a hérité du pouvoir que lorgnait Mutango et si le premier est sage, peut-être trop, le second est ambitieux, dénué de scrupule et capable de choses atroces. Il s'en est d'ailleurs fallu de peu que le chef ne doive bannir son frère. Il ne l'a pas fait par mansuétude, par laxisme, diraient d'autres s'ils savaient, et le voilà avec un farouche adversaire qui espère bien profiter du drame qui touche le clan pour prendre le pouvoir...

Et, pendant que le clan se rassemble pour essayer de comprendre ce qui a pu arriver, les décisions à prendre, nous voyons aussi vivre ces mères éplorées qui, en plus d'avoir perdu leurs fils aînés dans des conditions terribles, se retrouvent au ban de leur communauté. Si la majorité d'entre elles se plie à la décision du clan, quelques personnalités acceptent moins bien cet isolement et souhaitent elles aussi agir pour en savoir plus sur le drame.

Ce sont donc 5 personnages que nous allons suivre dans leur quête de compréhension. Les deux frères, Mukano et Mutango, mais aussi trois de ces mères qui n'acceptent ni la perte de leur enfant, ni leur mise à l'écart, symbole de la responsabilité qu'on fait peser sur elles. Car, peut-il y avoir pire crime que de tuer son enfant, pour une mère ? Se résigner, c'est accréditer cette thèse, ce qui est impossible, malgré le respect dû aux règles en vigueur...

Ces trois femmes, ce sont Eyabe, qui est capable de communiquer à distance avec les autres. C'est l'une de ces voix, pas celle de son fils, mais un de ses infortunés camarades, qui va la guider et lui faire comprendre peu à peu ce qui s'est produit ; Ebeise, la matrone, qui veille sur les femmes exclues du clan et essaye de rester leur lien ultime avec la communauté ; enfin, Ebusi, qui rue dans les brancards et refuse la décision du clan.

Chacun de ses personnages va mener son enquête, si je puis dire, chacun va entamer une quête pour, si ce n'est retrouver les disparus (il est vite évident pour tous que ce sera impossible), au moins avoir une idée de ce qui a pu causer leur disparition et en tirer les conséquences pour l'avenir du clan, de son chef, de ses femmes.

Tous ces personnages vont voir leurs efforts individuels converger dans un sens unique : point de magie dans ce qui s'est produit, juste une intervention extérieure. Celle du peuple voisin, les Bwele, un peuple qui est entré dans une certaine modernité, quand le clan Mulongo est lui toujours ancré dans ses traditions ancestrales, un peuple Bwele qui a découvert une ouverture au monde mais qui se montre surtout de plus en plus expansif et belliqueux...

Je ne rentre pas dans les détails, vous les découvrirez par vous-mêmes, mais il convient tout de même d'expliquer la situation : le clan Mulongo vit à l'intérieur des terres du continent africain. Sa vision du monde est très restreinte, c'est un peuple qui reste assez rudimentaire en bien des points, même si un changement s'est amorcé : société matriarcale à son origine, le clan est en train peu à peu de perdre cette dimension pourtant forte et les hommes ont désormais confisqué la plus grande partie des pouvoirs décisionnels du clan... Reste aux femmes ce rôle de mère si important pour la survie du clan, autarcique, mais ce rôle va au-delà de cela.

Les femmes enracinent, et le terme est à prendre au propre comme au figuré, leur descendance dans ce village, d'où, le plus souvent, on ne sort pas sa vie durant. Il y a une tradition forte : on choisit un arbre à la naissance de l'enfant, la mère enterre au pied le placenta récupéré après l'accouchement et entretiendra cet arbre aussi longtemps que possible. Un geste fort, si plein de sens, que les événements liés à l'incendie ont brutalement remis en cause...

Un peu plus loi, se trouve le peuple Bwele. Plus moderne, je l'ai dit, dans son "urbanisme", si je puis dire, avec des maisons de meilleures qualités, mais aussi une vision du monde plus large et des ambitions politiques qui dépassent les simples frontières de leur village. On comprend bientôt que ce sont les Bwele qui sont à l'origine de la disparition des hommes du clan Mulongo.

Un enlèvement pur et simple, dans un but qui, lui aussi, va se dessiner petit à petit : revendre ces hommes faits prisonniers à d'autres hommes, par l'intermédiaire d'un peuple voisin, un peuple côtier, celui-là. Pour les Mulongo, la mer n'a aucune existence. Les Bwele, eux, la connaissent sans qu'elle ait forcément de l'importance, mais leurs voisins côtiers, eux, vivent à son contact.

Et au contact de ces hommes venus du nord, arrivés en bateau jusque-là, des hommes vêtus si bizarrement qu'on les surnomme "les hommes aux pieds de poule". Jamais le mot européens ou même Blancs n'est prononcé, mais difficile de ne pas voir là les marchands d'esclave, organisateur du sinistre commerce triangulaire... Ces hommes venus du nord n'ont qu'un rôle minime dans ce roman.

Evidemment, leur position d'acheteurs d'être humains est connue, mais justement, ce n'est pas cela qui nous intéresse véritablement ici. Non, c'est plutôt comment ce commerce s'est organisé aussi entre les Africains eux-mêmes. Oui, c'est terrible à dire, mais je ne fais que décrire ce qui se passe dans le livre : ce sont des Africains qui en ravissent d'autres pour les vendre aux "hommes aux pieds de poule"...

Au fil des informations réunies par les différents personnages, c'est une vraie chaîne (n'y voyez aucun jeu de mots) commerciale qui s'organise, aux détriments du clan Mulongo, complètement étranger à toute cette affaire... Nos 5 enquêteurs vont découvrir tout cela à différents degrés, certains comprenant ce que font les Bwele, d'autres découvrant la mer et ce qu'elle représente, la frontière de leur monde, le point de non-retour de ceux qui se retrouvent malgré eux dessus, ceux qui affrontent le problème et ceux qui auront la difficile charge de reconstruire quelque chose...

Car, au-delà de la disparition des hommes qui est le point de départ du roman, ce sont bien d'autres drames, individuels ou collectifs, qui se nouent au fil des pages, dessinant également le destin de tout un continent tel qu'il se réalisera. "La saison de l'ombre" n'est pas un roman. N'est pas seulement un roman, plutôt. Et certainement pas un simple roman historique.

On pourrait le croire de prime abord, bien qu'on n'ait aucune indication temporelle et que, géographiquement, ce soit également très flou. De même, le destin des personnages que nous suivons évolue de telle manière qu'on ne peut le décrire comme simplement réaliste. Non, on est dans une sorte de conte philosophique dans lequel chaque personnage soulève le coin d'un voile pour finir par nous montrer la situation...

En fait, pour qualifier ce nouveau roman de Léonora Miano, d'autres termes me viennent à l'esprit. Bien sûr, j'ai le livre en main, il a été écrit, et pourtant, c'est un récit très oral qu'un griot pourrait se charger de raconter, de transmettre. Oui, il est aussi question de transmission aux générations suivantes, pour que les tenants et aboutissants du drame soient connus de tous.

Il n'est évidemment pas question de minimiser la part des Européens dans l'ignoble trafic, mais cela est connu, on peut le penser, en tout cas. En revanche, rappeler comment le processus s'est organisé sur le sol Africain, sans intermédiaire extérieur, voilà qui est moins courant. On a sous les yeux une espèce de théorie des dominos qui se met en place. Au-delà de la complicité entre certains Africains et les trafiquants européens, il faut aussi voir tous les éléments, en particulier les raisons qui ont pousser certains à agir ainsi et qui ne tiennent pas qu'à la cupidité, loin de là.

Mais, ce n'est pas la seule chose qui ressort de ce récit qui nous est conté. J'y ai vu, mais je m'avance peut-être, une vraie parabole de l'Afrique, de l'époque du commerce triangulaire à nos jours, dans l'irruption de la modernité et sa confrontation aux traditions, si solidement ancrées, de la construction d'une mosaïque de royaumes de plus en plus interdépendants mais aussi de plus en plus amenés à se disputer des territoires, sans oublier, et l'on retrouve l'influence occidentale, à distance, qui aboutira aux génocides récents...

Enfin, parce qu'on ne peut, là encore, j'espère ne pas trop m'avancer, ne pas voir dans ce roman un lien entre ces jeunes hommes emmenés contre leur gré loin de chez eux dans des conditions épouvantables pour servir de force de travail à des maîtres qui ne sont pas les leurs, et l'actuel exil de ces Africains qui quittent leur terre natale pour braver des dangers terribles, traverser une mer, là encore, et essayer d'atteindre un hypothétique eldorado qui peut vite devenir un enfer...

Bien sûr, il y a des éléments factuels qui diffèrent nettement, mais la mécanique et la notion de trafic humain, désormais reprise par des passeurs avides et sans scrupule (je vous renvoie au "CV" du capitaine du bateau qui a coulé ces derniers jours au large de l'île de Lampedusa, il est édifiant...), mais j'ai pensé à cela en lisant le roman de Léonora Miano avant même ce drame... Ma vision en est sorti renforcée, à tort ou à raison, je vous laisserai juge.

Une certitude, "la saison de l'ombre" est un roman d'une grande richesse, fort, sombre et beau, qui joue sur plusieurs registres : le romanesque et le conte, je l'ai dit, mais aussi l'onirisme. Plongé sans vraiment de repères dans un univers assez mystérieux, si loin de notre quotidien, nous devenons spectateurs des événements que vivent les personnages.

L'Afrique de Léonora Miano n'est pas idéalisée, les rapports nord-sud sont évidemment sujet à critique, mais, comme dans ses livre précédents, la romancière n'exonère pas l'Afrique et les Africains de responsabilités. Mais surtout, elle s'intéresse à ceux qui restent... Ceux qui sont restés lorsque le commerce triangulaire a prélevé son lourd tribut, ceux qui restent aujourd'hui lorsque l'exil poussent tant de jeunes gens à se déraciner et à risquer leurs vies.

On voit la difficulté de reconstruire une communauté amputée, tandis que la menace demeure forcément de voir se reproduire les faits qui l'ont mise en péril. On voit que la souffrance provoquée par l'enlèvement des futurs esclaves frappe aussi de plein fouet leurs proches, leur communauté. Mais on voit aussi que, malgré tout, subsiste l'espoir de voir naître un Etat affranchi (dans tous les sens du terme) de ces risques...

Bref, c'est toute l'histoire de l'Afrique qui est au coeur de "la saison de l'ombre". Une saison qui perdure, j'en ai peur...


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