Achille Bonnefond vit à Paris, dans un confortable appartement du boulevard des Capucines. A ses côtés, Tamara, sa nourrice d'origine russe, qui s'occupe de toutes les questions d'intendance, et Pakoune, une affectueuse chatte borgne (qui a aussi son petit caractère. Et... c'est tout ! Achille est un homme à femme, il collectionne les maîtresses mais ne se laisse mettre le grappin dessus par aucune. Pas question de leur ouvrir la porte de son domicile !
Séduire autant de femmes nécessite une vie sociale bien remplie. De soirées en soirées, de l'opéra aux salons des plus grandes familles de l'aristocratie ou de la bourgeoisie, il multiplie les sorties mondaines, jouant les jolis coeurs et papillonnant. Il séduit, comble, se lasse et s'en va. D'ailleurs, il cherche justement la bonne façon de rompre avec la dernière en date, Lucile de Brizacq...
La seule maîtresse à laquelle il se montre fidèle est une actrice, Marthe. Mais ils ont leurs petits arrangements, font leur vie chacun de leur côté pour mieux se retrouver pour une étreinte torride. Marthe, gentille cocotte, se prépare à épouser un vieux barbon riche comme Crésus, ce qui devrait lui assurer un avenir confortable...
Achille, lui, est détective privé de profession. Son modèle, qu'il revendique haut et fort, quasiment comme un argument publicitaire, c'est Vidocq, l'ancien bagnard devenu chef de la sûreté. Ce n'est pas tant l'ascension sociale de Vidocq qu'admire Achille, il est issu de la grande bourgeoisie et n'a jamais manqué de rien, mais ses méthodes d'investigation.
Après avoir commencé dans une petite agence montée avec son ami Félix, après avoir résolu moult affaire d'adultère ou de vol sans grand intérêt, Achille a profité de sa notoriété montante pour se lancer seul dans une carrière bien plus ambitieuse : s'occuper d'affaires bien plus délicates, mais aussi plus médiatiques... On fait sa pelote comme on peut !
Désormais, Achille ne s'occupe plus que d'affaires discrètes, grâce à un réseau de relations qui remonte jusqu'au sommet du gouvernement impérial. On lui confie des affaires qu'il faut mener avec la plus grande efficacité, mais aussi la plus grande discrétion. Des affaires qu'on peut parfois qualifier d'affaires d'Etat...
En ce printemps 1861, alors que les travaux pour faire de Paris une capitale moderne lancés par le baron Haussmann battent leur plein, c'est pour ce genre d'affaire qu'on vient chercher Achille... La demande émane de Victor de Persigny, le ministre de l'intérieur en personne. Et elle concerne un meurtre des plus sordides...
Le corps sans vie d'une femme a été retrouvé dans le Parc Monceau, actuellement en pleins travaux, et que Napoléon III doit inaugurer, en même temps que le boulevard Malesherbes, moins de deux mois plus tard. La femme est méconnaissable, son visage et son corps ont été aspergés de vitriol... On ne voit que les restes de sa chevelure rousse...
Les rares indices laissent présager une menace future contre l'Empereur, déjà visé par l'attentat perpétré par le révolutionnaire italien Orsini. Voilà pourquoi on fait appel à Bonnafond. Voilà pourquoi on lui demande la plus grande discrétion. Voilà pourquoi il y a urgence et pourquoi le détective n'a guère le droit à l'erreur...
Sa seule piste, c'est cette inconnue aux cheveux roux. En découvrant qui elle était, peut-être Achille pourra-t-il en déduire qui l'a tué et quel danger ce crime peut receler... Une femme petite, mal nourrie, souffrant, selon l'autopsie, de diverses maladies qu'on attribue en général aux populations les plus pauvres...
Paris est en train de changer, de se transformer en ville moderne. Mais, si le chantier est quasi général, il reste encore quelques quartiers, voués à la démolition, où vit une population terriblement démuni, à l'écart complet des idées modernistes de Haussmann, sur la science et l'hygiène. Une véritable cour des miracles.
C'est là que Achille doit concentrer son enquête et, comme il ne fait confiance à personne pour ces enquêtes secrètes, sauf à Félix, momentanément empêché, il va devoir s'y coller lui-même. Pas en tant que Achille Bonnafond, détective au service du gouvernement. Non, il va devoir se fondre dans la masse des chiffonniers, aux antipodes de son mode de vie.
Autrement dit, devenir l'un deux. Oublier le bel appartement et le train de vie luxueux, place à la saleté, la nourriture peu appétissante, l'odeur insoutenable, le tord-boyau, etc. Ne voyez pas dans cette remarque un quelconque dédain. Achille change, en quelques rues, simplement d'univers. Et, à sa place, nous aussi aurions bien du mal, au début...
Pour le guider dans cette société hors de la société, Achille aura pour partenaire un de ces chiffonniers, Baise-la-Mort, il s'appelle. Son vrai nom, il l'a oublié, comme on l'a oublié, lui, depuis qu'il est entré dans cette confrérie si particulière. Sa vie n'a pas été facile, loin de là, il a fait ce qu'il avait à faire, il a payé et maintenant, il a repris une nouvelle vie, différente, qui ferait horreur à beaucoup, mais dans laquelle il se sent bien.
Car, contrairement à ce qu'on pourrait penser, ces quartiers ne sont pas le royaume de nouveaux coquillards, un coupe-gorge dont on ne ressort pas vivant si on s'y égare. Non, c'est une vraie micro-société parallèle, avec ses lois, ses codes, ses coutumes, son langage (ah, le bel argot, que manie si bien Frédérique Volot !), ses hiérarchies, son économie...
Sauf que tous ces gens-là n'existent plus pour l'Empire. Ou presque plus. Une verrue sur le Paris tout neuf et resplendissant en construction, qu'on va brûler bientôt pour l'éradiquer. Et ses habitants, eh bien, on les enverra en périphérie, loin du centre, loin des regards des bourgeois et des riches visiteurs... Dans ce qu'on appellera bientôt "la Zone"...
A Achille d'assimiler toutes ces différences, car, si ces quartiers ne sont pas sans foi, ni loi, le rupin n'y est pas forcément le bienvenue. En adoptant le costume, le langage et les conventions de ce monde qu'il connaît mais dont il ignore les subtilités, il espère trouver des réponses à ses questions. Et la première sera un de ces noms qu'on se donne là, pour effacer l'état civil devenu inutile : la Vierge-Folle.
En commençant le roman de Frédérique Volot, j'ai d'abord eu l'impression de me trouver dans une comédie musicale d'Offenbach ("la vie parisienne" vient évidemment à l'esprit, même si on ne croise ici ni Brésilien, ni or...) ou dans une pièce de boulevard (Labiche, par exemple). Ce qui renforce l'impression que ce Second Empire est une espèce de spectacle permanent, où chaque personne joue un rôle dans un décor de strass et de paillettes...
Le contraste avec le monde des chiffonniers n'en est que plus prononcé, tant on se dit qu'on est, avec eux, dans la vraie vie, dure, difficile, pénible, je pourrais continuer la liste... Il règne pourtant une ambiance tellement moins fausse, tellement moins ancrée dans le paraître que dans cette haute société que côtoie habituellement Achille... Heureuse serait sans doute un bien grand mot, mais digne... Des laissés pour compte y retrouve une dignité, une humanité.
Le travail de l'auteure pour reconstituer ce Paris-là, loin des grands boulevards, des salons et de la fête permanente est remarquable. On y est, on s'y croit, on fronce le nez quand elle évoque l'odeur, on reste bouleversé devant toute cette misère, devant ce (non)-choix de vie, on en apprend énormément, y compris sur la grande richesse de certains, richesse tout à fait légalement acquise, je précise, sur le commerce des chiffonniers...
Il ne leur manque que de ne plus être ignorés par les gouvernants et les riches, ce qui est mal parti, puisqu'on les chasse... On se demande où est passé Louis Napoléon Bonaparte, auteur du pamphlet "De l'extinction du paupérisme", en devenant Napoléon III, empereur qui veut faire de sa capitale un joyau, quitte à effacer la pauvreté d'un trait de plume sur des plans d'urbanisme...
Achille, on le sent, hésite, d'abord. S'il avait pu déléguer ses recherches, jamais il ne serait allé dans ces coins sordides. Mais, lorsqu'il apprend à connaître ces gens, que la vie n'a pas épargnés, peu à peu, son regard change. Oh, d'emblée, il lui reste ce vernis bourgeois qui s'accommode mal du mode de vie des chiffonniers, mais il prend peu à peu conscience de ce qui l'entoure et cela brise son côté snob, salonnard... égoïste, disons-le.
Oui, Achille change, au cours de cette affaire. Et la rencontre avec Baise-la-Mort et ses congénères, mais aussi avec le destin qu'il pressent terrible de la Vierge-Folle, vont accentuer son besoin, non pas de remettre en cause la société (il ne va pas devenir révolutionnaire, il ne faut pas exagérer) mais de prendre ses distances avec le monde factice dans lequel il a toujours évolué.
En lui, la part de Vidocq le bagnard, l'un des modèles que choisira Hugo pour donner corps à Jean Valjean, gagne du terrain sur Vidocq le policier. Après tout, il y a plus important que le petit jeu auquel il s'adonne dans son boulot d'enquêteur privé. Ici, dans ce drame, qui aurait sans doute été effacé comme on balaye la poussière sous le tapis s'il n'y avait eu cette référence à l'Empereur, tout tend à remettre en cause les certitudes de cet homme qui n'a jamais eu à craindre la misère, même lorsqu'il a choisi de rompre avec son père.
On est dans un polar, parce qu'il y a enquête, et une enquête très originale, du fait du contexte dans lequel elle se déroule, des pistes suivies et des témoins recherchés. Mais on est bien dans un vrai roman historique, qui nous propose de découvrir cette société mal connue du Second Empire, cette France qui entre dans la modernité en rétablissement un régime qu'on pensait disparu...
Ceci explique qu'on est pas dans un rythme sous tension permanente, non, Achillese doit d'aller au rythme du monde dans lequel il pénètre sur la pointe des pieds, sans y être invité. Etranger dans sa propre ville, il ressent ce que ses hôtes vivent au quotidien depuis des années, toute leur vie, même pour certains...
L'enquête est une sorte de prétexte pour nous raconter ce monde des chiffonniers, et, de cette façon, cela fonctionne parfaitement. Achille devient une espèce de pont entre ces deux mondes séparés par un gouffre, aussi peu miscibles que l'huile et l'eau. La misère noire n'est plus une abstraction pour lui, il en connaît le détail, les recoins, la noirceur, mais aussi la lumière et la chaleur humaine...
Frédérique Volot, qui a travaillé sur les faits divers et les grandes affaires criminelles de Lorraine, sa région natale, met ce savoir-faire au service de son roman pour reconstituer le Paris macabre, étrange, inconnu ou insolite, pour reprendre les adjectifs accolés au nom de la capitale dans différents ouvrages cités dans la bibliographie finale.
Elle nous le fait revivre, sans porter de jugements, avec les réactions d'Achille, son dégoût initial, mais jamais de hauteur, de mépris, de rejet. De la honte, oui, sans doute, de vivre grand train quand, si près, on (sur)vit si mal... Et, si l'action se déroule il y a 150 ans, on ne peut s'empêcher de tirer un parallèle avec notre société contemporaine et cette capitale mondialement connue, en particulier grâce aux travaux initiés par Haussmann, où subsistent des quartiers déshéritées, à quelques stations de métro des lumières séduisantes du faste et du luxe.
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