lundi 21 avril 2014

"Tout ce que vous savez faire, c'est tuer !"

Eh oui, dit comme ça, c'est un poil effrayant... Mais, c'est tout le sujet d'un roman d'une noirceur infinie, fiction nourrie par l'expérience de son auteur, une plongée éprouvante mais fascinante dans une société américaine rongée par la violence et le racisme, la chronique d'une vie de flic dans un quartier pourrie et le dur retour à la réalité d'un vétéran du Vietnam que la guerre a transformé en bombe à retardement, prête à faire bien des dégâts s'il ne se maîtrise plus... "Chiens de la nuit", de Kent Anderson (déjà auteur du remarquable et remarqué "Sympathy for the devil") sort en poche chez Folio, près de 20 ans après sa publication américaine. Et, pour les amateurs (aguerris) de romans noirs, c'est à ne pas rater !





Après son retour du Vietnam, Hanson (déjà personnage central de "Sympathy for the devil", mais les deux romans peuvent être lus indépendamment) a choisi de s'installer à Portland, ville où il ne connaissait personne, et d'y devenir flic. Avec son équipier, un vieux de la vieille nommé Dana, il patrouille en voiture dans le quartier de North Precinct. Le plus pourri de la ville.

Y vivent les plus pauvres, mais aussi une grande communauté noire, en proie au racisme endémique de la société américaine. On y croise la violence, la drogue, des drames familiaux, de petites et de grandes incivilités, des tensions politiques et raciales que le contexte de guerre ne fait qu'exacerber, les jalousies et rivalités entre flics... Les journées de Hanson et Dana sont rarement de tout repos.

On raconte même que la nuit, dans ce quartier et aux alentours, des chiens errants, parfois redevenus sauvages, déboulent et s'en prennent les uns aux autres, quand ce n'est pas carrément aux personnes... A tel point que les flics en patrouille ont carte blanche pour les abattre et doivent faire constater chaque mort, comme un militaire comptabilisant le nom d'ennemis qu'il a abattus...

Oh, la comparaison n'est pas anodine. Nous sommes au printemps 1975 lorsque s'ouvre "Chiens de la nuit", quelques jours après la chute de Saigon marquant la fin du conflit et la déconfiture américaine. Hanson était dans les forces spéciales, là-bas. Autant dire qu'il y a appris à devenir une machine à tuer, sans remords...

Alors, revenir à la vie "normale" n'a rien d'évident. On comprend que Hanson n'a pas choisi la police par simple vocation mais parce qu'il a besoin de se sentir encadré, de rester sous une autorité qui l'empêche de partir en vrille. De rester vivant. Mais aussi de canaliser la violence qui l'habite, tout en la libérant, comme le jet de vapeur d'une cocotte-minute, dans l'exercice du maintien de l'ordre...

Oh, Hanson n'est pas un ange ! Une brute serait plus juste, comme la plupart de ses collègues, d'ailleurs, qui ne se gêne pas pour malmener les suspects, surtout s'ils sont noirs. Mais Hanson est aussi très différent des autres, comme détaché de tout ce qui se passe autour de lui. Et, avec Dana, sorte de vieux sage qui approche d'une retraite qu'il aurait pu prendre depuis longtemps, il forme un tandem qui sort du lot.

Hanson vit seul, dans une ferme qu'il a retapée, à l'écart de la ville. Il boit modérément, ne se drogue pas, tout cela le replongeant un peu trop brutalement dans son passé récent qu'il cherche à réprimer comme on veut empêcher un diable de sortir de sa boîte. Les autres flics le regardent étonnés, tant il est différent d'eux : comme si son calme permanent, qui contraste avec la brutalité qui émane de lui, était surnaturel...

Maintien de l'ordre... Hanson est dans la continuité de sa mission au Vietnam, finalement. Sert une autre autorité (un autre arbitraire, diront certains) et cela lui va parfaitement, lui évite les états d'âme. "La police est une armée d'occupation", disent les militants de gauche opposés à la guerre et qui reportent maintenant leur combats sur les droits civiques. Hanson semble d'accord avec cela, il n'a fait que changer d'uniforme...

Sans cesse au bord du précipice, il en faudrait peu pour qu'il tombe dans le plus noir désespoir avec, comme seule conclusion, la décision prise par tant de soldats US au Vietnam ou à leur retour : le suicide... A moins qu'il ne s'en prenne aux autres, impitoyable. Il le sait, il pourrait tuer sans aucun scrupule, parfois l'envie lui vient... Il entend la voix de cette petite fille qui lui a jeté au visage cette phrase terrible : "tout ce que vous savez faire, c'est tuer !" Si elle savait à quel point elle a vu juste !

Solitaire, Hanson n'est pas le gars le plus sociable qu'on puisse connaître. Il va bien boire un verre avec ses collègues après le service mais repart tôt, il drague volontiers mais préfère les aventures sans lendemain aux histoires d'amour. D'ailleurs, la seule qui le comprend est une flic, Falcone, qui déteste ce job et déteste le Hanson qui n'a pas su refermer la page Vietnam. Elle voudrait voir le Hanson qu'étouffe le soldat d'élite sous sa désespérance tranquille...

Hanson n'a guère que Truman pour se confier. Un vieux chien aveugle et arthritique, qu'il recueille au début du livre après avoir découvert son maître mort (et depuis un certain temps, déjà) pour que les enfants du défunt ne l'envoie pas se faire piquer. Un drôle de complice, mais l'un et l'autre vont parfaitement s'apprivoiser.

Mais, je l'ai dit, Hanson vit dans un équilibre précaire. Et le dérapage n'est jamais loin. On le suit au fil des mois dans ses patrouilles, dans ce monde aussi terrifiant qu'il est quotidien. Des conducteurs qu'on verbalise mais qui ne se laissent pas faire, aux disputes familiales qui dégénèrent, en passant par les accidents, les trafics, petits et grands, les caïds, les mômes...

On n'est pas dans un polar traditionnel avec une enquête mais vraiment la chronique d'une vie de flic au bas de l'échelle qui mouille l'uniforme (et je ne vous fais pas la liste des substances qui le tachent, mais ce n'est guère ragoûtant...). La vie d'un flic qui arpente chaque jour la même Avenue (c'est le nom de l'artère principale de North Precinct) et se doit de nouer de relations de confiance réciproque avec les habitants, si tant est qu'on fasse confiance à la police dans ces coins difficiles...

Et la vie d'un homme que rongent les souvenirs de la jungle asiatique. Ces morts provoquées ou constatées, cet enfer vert qui n'a laissé indemne aucun soldat, physiquement comme mentalement qui viennent hanter son esprit. Hanson est passé entre les balles, les shrapnels, mais il sent encore l'odeur du napalm et se souvient de l'explosion des mines et de leurs dégâts...

Il se souvient des membres de son unité. Ils ne sont que deux à avoir survécu : Hanson et Doc, dont Hanson n'a de nouvelles que très épisodiquement. Doc, comme tous les vétérans, meurtris, les mythos de service et les gros durs à la petite semaine qui voudraient bien faire croire qu'ils sont des héros de guerre, ne cessent de renvoyer à ce passé proche qui colle à la peau de Hanson sans qu'il réussisse à s'en défaire.

A moins qu'il ne le souhaite pas, d'ailleurs. Car Hanson lui-même est responsable de son malheur, quelque part. Profondément marqué psychologiquement, il paraît par moments se complaire dans son état de fragilité... Jusqu'à ce qu'un coup de mauvais vent le fasse pencher, trébucher, prendre la direction du précipice...

Le premier, c'est Doc, qui affronte son syndrome du retour très différemment de Hanson. L'autre, c'est Dakota. Enfin, c'est ainsi qu'il dit s'appeler. A eux deux, ils vont, l'un malgré lui, l'autre de façon tout à fait volontaire, menacer le fragile équilibre mental de Hanson. La digue qu'il a construite dans don esprit pour empêcher la violence de déferler et de l'engloutir risque de se lézarder... Et il est difficile de savoir si Hanson saura arrêter la chute avant de commettre l'irréparable...

C'est cette plongée aux enfers que l'on suit. Si tant est qu'on puisse trouver plus infernal que la vie à North Precinct. Une plongée lente qui va s'accélérer quand il va perdre le contrôle des événements et de la vie tranquille qu'il s'est fabriquée... Mais jusqu'où ? Peut-il inverser cette spirale qui lui file entre les doigts d'un seul coup, comme du sable...

Hanson et Doc, à leur manière, sont eux aussi des Chiens de la nuit, des êtres dont la sauvagerie est là, tapie en eux, prête à ressortir à la moindre occasion, sans plus aucun contrôle. Et gare à ceux qui se trouvent sur leur passage ! Ils rôdent à North Precinct la nuit tombée, ils ont été humains ou sont nés d'êtres humains, mais leur humanité les a fuis...

Alors, leur férocité reprend le dessus et plus rien ne peut leur permettre de revenir en arrière, de redevenir un citoyen lambda, agissant dans les règles, respectant son prochain et n'ayant pas comme unique aspiration de tuer, pour ne pas être tué à son tour. La sauvagerie, on leur a inculquée au Vietnam, comme une raison d'être. Au retour, il a fallu la refouler, mais tous n'y parviennent pas. Ou sont emportés par elle...

Hanson, qui est parvenu à s'isoler d'une meute qu'il refusait de fréquenter de trop près, connaissant les risques qu'il encourait, se voit rattraper par elle. Les Chiens de la nuit, ce ne sont pas les moutons de Panurge, non, ils sont bien plus dangereux, comme on le constate à plusieurs reprises dans le livre. Mais l'effet d'entraînement est le même et, à part les abattre, il n'y a guère moyen de les arrêter...

Et c'est la même chose pour des vétérans malmenés par cette guerre aussi injuste qu'ignoble qui doive réintégrer une société qui leur est étrangère, désormais. Et qui, par bien des endroits, ne leur facilite guère la tâche... Si Kent Anderson insiste bien sur le fait que "Chiens de la nuit" est une fiction, il ne fait aucun doute que le roman se nourrit de sa propre expérience.

Comme Hanson, Anderson a connu les forces spéciales au Vietnam puis la police de Portland. "Chiens de la nuit", publié en 1996, soit 20 ans après l'époque décrite, s'inspire de cette vie qu'on imagine mouvementée. Au-delà des faits, il est certain que l'état d'esprit de Hanson doit lui aussi beaucoup à celui d'Anderson... Je ne fais pas le couplet de l'écriture comme psychanalyse ou catharsis, mais bon, vous voyez le topo...

Il signe avec "Chiens de la nuit" un roman noir, très noir, pas seulement parce qu'une bonne partie se passe de nuit, mais parce qu'on plonge dans la misère la plus crue. Ne vous attendez pas à une enquête suivie ou à un schéma de thriller classique, non, on est en plein dans le quotidien, et c'est sans doute ce qui est le plus effrayant.

La violence est omniprésente, mais c'est celle des rubriques de faits divers, et pas les plus délicates. Oui, je le redis, certaines scènes sont d'une rares violence et l'ambiance terrible de ce quartier est oppressante. La montée dramatique aussi rend la lecture éprouvante (euh, voyez dans ce mot une façon de dire que, de temps en temps, il faut marquer une pause dans la lecture et s'aérer) et le personnage de Hanson a beau provoquer des émotions et des sentiments contradictoires, l'imminence des drames qu'on ressent prend aux tripes.

On a là un grand roman noir, une chronique d'une société malade, malade d'elle-même, où l'ordre est assurée par des hommes qu'on verrait plutôt du côté des hors-la-loi, une justice qui se rend par soi-même, faute de confiance dans le système officiel. Et un personnage qui poursuit son chemin, malgré tout, bien amoché psychologiquement mais qui, pour le reste, semble passer entre toutes les gouttes...

Hanson, c'est un parfait anti-héros en quête de rédemption, en quête de la parenthèse ouverte avec le Vietnam et qu'il doit refermer pour laisser toute cette horreur, la guerre, North Precinct, derrière lui. Définitivement. Chasser les fantômes, regarder l'avenir et plus le passé, obsédant, handicapant, dévorant...

Je disais que le plus effrayant était la quotidienneté de la violence exposée dans "Chiens de la nuit". Il doit falloir être sérieusement hermétique à toute émotion pour tenir longtemps dans un tel contexte... Pas facile d'envisager de dormir, de fonder une famille avec cette vision en tête chaque jour. Quant à ceux qui subissent, ils n'ont aucun espoir de se sortir de là un jour, emporté dans un vortex vicieux qui alimente en un mouvement perpétuel la violence de cette société...

Et le pire, c'est cette phrase d'Anderson, la dernière de l'avertissement placé en ouverture du livre : "la situation est bien plus dramatique aujourd'hui qu'en 1975.

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