mardi 25 novembre 2014

"La politique épouvantait comme une drogue dangereuse" (Emile Zola).

Quand on a aimé un premier roman, on attend l'auteur au tournant : saura-t-il poursuivre sur sa lancée, progresser, se renouveler, nous surprendre encore ? Bref, ressentira-t-on le même frisson à la lecture du deuxième roman que lors de la lecture du premier ? Ces questions se posent encore plus fortement lorsqu'il s'agit d'une série, avec des personnages récurrents, qu'on est heureux de retrouver mais qu'on a envie de voir évoluer. Voilà ma situation lorsque j'ai ouvert "Territoires", d'Olivier Norek, publié en grand format chez Michel Lafon. Après le très intéressant "Code 93", retour en Seine-Saint-Denis pour un nouveau polar hyperréaliste qui plonge au coeur des problématiques de ce département si spécial. Personne n'est épargné, dans ce roman, et, le plus effrayant, c'est sans doute d'en sortir en se disant que ça se passe probablement de cette façon par endroits...





Malceny est une commune de Seine-Saint-Denis, le 9-3, comme on dit désormais. Une commune typique de ce département mitoyen de la capitale et pourtant aux antipodes de la Ville Lumière. On y trouve des quartiers pavillonnaires qui voisinent avec ces fameuses cités qui sont, dans l'inconscient collectif, désormais, la nouvelle porte de l'enfer.

Dans ces cités, règne en effet une économie parallèle, celle de la drogue, qui se vend au coin de la rue, quasiment au vu et au su de tous. Des bandes de gamins, parfois très jeunes, commercent librement. Qui les fournit, voire les commandes ? Personne n'en sait rien. Et, quand le zèle policier frappe, parfois, surtout pour des questions d'image, ce sont ces sous-fifres qui trinquent.

Seulement voilà, en cet été caniculaire, en quelques jours, on retrouve les corps de quelques-uns des dealers les plus influents de la cité de Malceny. L'un d'entre eux a même été salement torturé avant de s'étouffer dans son propre vomi. Une mort de rock star, mais sans le décorum... Que se passe-t-il à Malceny ? Une guerre de territoire, du genre de celle qui fait rage à Marseille, a-t-elle débuté ?

Les stups sont évidemment directement concernés, mais la Crime aussi, puisqu'il y a eu morts violentes. Et le groupe de Victor Coste, qui attend de partir en vacances, n'a pas super envie de se retrouver avec ce dossier qui sent franchement mauvais sur les bras. Mais, le groupe concurrent a de telles méthodes que le capitaine, intègre et épris de justice, ne veut pas perdre la situation des yeux.

Voilà donc une affaire bien compliquée, avec différents services de police sur le coup et, pour corser un peu les choses, quelques rivalités internes. Et, pendant ce temps, les assassins, que l'on découvre avec une certaine surprise, mais je n'en dis pas plus, continue leur prise de contrôle des lieux. Qui sont-ils, pour qui travaillent-ils ? Il est un peu tôt pour en parler...

Mais, on les suit, y compris dans leur visite chez les personnes qui, bien malgré elle, ont été "recrutées" par les bandes. Ici, on ne rançonne pas, non, on a des méthodes plus utilitaires et on planque la came, le pognon, des armes, aussi, chez de braves gens sans histoire, en tout cas, certainement pas celles qu'on imaginerait complices des trafics et, sous la menace, on les contraint à travailler pour les bandes...

C'est le cas de Jacques, vieil homme à la retraite, veuf et solitaire, qui n'a que son chat comme compagnon, paraît vivre en dehors des histoires qui agitent la cité mais qui, chez lui, cache régulièrement ce qu'on vient lui confier. Et comme le territoire est en train de changer de mains, le sort de Jacques aussi... La routine est en péril, d'autant que les nouveaux tauliers sont du genre énervé, et Jacques ne se sent plus vraiment en sécurité...

Pendant ce temps, l'enquête piétine. Quand un nouvelle acteur vient mettre son grain de sel : on la surnomme la Reine. Andréa Vespérini est la maire de Malceny et elle fait partie de cette race d'élus qui entend bien rester en poste le plus longtemps possible. Son ambition reste locale mais avec un enracinement profond, base d'une dynastie électorale naissante.

A partir de là, Coste et son équipe, toujours aussi soudée, toujours aussi iconoclaste, toujours aussi borderline avec les procédures, va se retrouver embarquée dans une enquête dont elle ne voulait pas mais qui va l'accaparer. Et le capitaine et ses acolytes, Sam, Ronan et Johanna, désormais parfaitement intégrée au groupe, ne sont pas au bout de leurs surprises. Le lecteur aussi.

Après "Code 93", où l'on découvrait des pratiques pas "jolies-jolies", rebelote avec ce "Territoires" qui nous permet de retrouver la même équipe de choc du SDPJ93. Avec quelques éléments nouveaux, dans le décor. D'abord, on est ouvertement confronté au trafic de drogue, ici, essentiellement du cannabis, ensuite, la politique, qui planait sur la première enquête, fait irruption dans la seconde.

Et quelle irruption ! Ah, Mme Vespérini, c'est quelque chose ! Les canines qui rayent le parquet, l'autorité chevillée au corps, la Dame de Fer du 93, gant de velours compris, le sourire Ultra-Brite et le poignard bien aiguisé prêt à se planter dans n'importe quel dos. L'élu proche du peuple, mais qui ne bosse finalement que pour elle.

Le portrait est saisissant, dès l'apparition du personnage dans l'histoire, et ce surnom de Reine lui va comme une robe haute couture, tant elle se conduit en monarque absolu. Pour une élue de la République, voilà des façons bien peu orthodoxes. Sauf que, dans l'histoire, elle a de quoi s'inquiéter et qui ne le serait pas quand une guerre entre dealers menace sur sa commune ?

Mais la présence (l'omniprésence ?) de Mme le Maire n'est pas le seul élément auquel vont devoir se frotter les forces de l'ordre à Malceny. Les tensions sont fortes, la moindre étincelle peut enflammer les quartiers et avec cette chaleur... Comme à Clichy-sous-Bois ou à Villiers-le-Bel, les émeutes peuvent se déclencher sans prévenir et la situation devenir rapidement incontrôlable...

La qualité des romans d'Olivier Norek tient évidemment à son expérience de flic sur le terrain, au sein de ce même SDPJ93. Le réalisme, parfois cru, parfois ultra-violent, souvent dérangeant, parce que touchant à des questions extrêmement délicates, est une des clés de l'efficacité de ce polar. On y voit tout ce qui gangrène les quartiers et tout ce qui, peu à peu, infuse, et gagne l'ensemble de la société.

Les préjugés, les idéologies, les amalgames. Les torts sont partagés, je ne vais pas ouvrir ici un débat sur les politiques de la ville suivie depuis un demi-siècle maintenant dans notre Douce France, il y a évidemment des voyous, des violents, des personnes prêtes à tout pour conserver leur business et le train de vie qui va avec.

Mais, il y a aussi tout ceux que cette situation peut servir, et je ne parle pas que de vilains mafieux assoiffés de sang et d'argent. Comme souvent, le crime profite à beaucoup de monde. Les bénéfices se divisent certainement, mais les réclusions sont toujours pour les mêmes, tandis que d'autres prospèrent tranquillement.

Le décor n'est pas franchement idyllique, mais son envers, où nous entraîne l'enquête de Coste mais surtout la narration de Norek, est carrément dégueulasse. Plus on avance, plus on y voit clair et plus mal on se sent. Parce que le gigantesque piège urbain est bien plus que cela encore et l'on se demande combien de braves gens sans histoire, sans souci, ni tort, sont écrasés sous cette chape alors qu'ils ne demandent qu'à vivre sereinement.

Olivier Norek est un malin, tous ses personnages brouillent les codes, les valeurs établies, la logique de notre esprit un peu trop cartésien. Ou étriqué, allez savoir. En lisant "Territoires", j'ai repensé à un roman que j'ai lu il y a longtemps. Au siècle dernier, dites donc ! Ca s'appelait "Clockers", de Richard Price, et Spike Lee l'avait adapté pour le grand écran. Un polar dans lequel un des personnages centraux est un ado chef d'un groupe de guetteurs et de petits dealers, menu fretin du système.

A Maceny, les "clockers" ont des soucis à se faire, parce que ce qui se prépare dans la cité est impitoyable et mené par ceux qu'on s'attendrait plutôt à voir au rang des victimes ou parmi ceux que le destin pousse à choisir le mauvais chemin. Oh, certainement, on en trouve, des comme ça, dans 'Territoires", mais un des personnages les plus importants de l'histoire est d'un tout autre métal.

Ah, je ne peux pas vous parler plus de lui, ce serait lever un coin trop important du voile. Ce serait dissiper un certain effet de surprise. Mais le coup porte au plexus. Parce que, contre ça, que peut-on faire, de toute façon ? Que faire lorsque la violence est presque un jeu, un amusement féroce et sadique, une forme de terreur imposée à autrui, sans aucun état d'âme ?

Un détonateur ambulant jeté dans une poudrière, voilà ce qu'on a là. Et, tout autour, des gens qui s'amusent à craquer des allumettes, sans même se rendre compte du danger. Ou pire, en en ayant parfaitement conscience... C'est "le salaire de la peur", cette histoire, avec une sacrée cargaison de nitroglycérine qui risque de péter à chaque seconde...

Mais ce ne sont pas les seuls personnages déroutants de ce roman. Chaque nouvelle rencontre va s'accompagner de quelques surprenantes découvertes ou de zones d'ombre qui, une fois éclaircies, modifient le regard que l'on porte sur les choses, oblige le lecteur à revoir des positions initiales bien tranchées. Les apparences, toujours les apparences... Ne jamais s'y fier !

Ne vous attendez pas forcément à une construction classique de polar avec une enquête linéaire. Non, entre les événements eux-mêmes, les choix de Coste et les questions de procédure, cela donne des points de vue assez différents et aussi pas mal d'impuissance et de frustration accumulées. On comprend mieux la difficulté d'être flics dans un tel contexte.

Là encore, toutefois, Olivier Norek vient vite nous refroidir. Déjà très critique dans "Code 93" sur ce qui fut son administration de tutelle, il remet ça dans "Territoires", en mettant en exergue les erreurs, les fautes, les gestes ou les mots émanant des policiers, de quelques services que ce soit, et qui viennent mettre de l'huile sur le feu.

Coste est ses hommes, parce qu'il le faut bien pour le récit, même si on pourrait parfaitement imaginer une sorte de "The Shield" à la française du côté de Malceny, sont un îlot d'intégrité dans un océan de compromissions en tous genres. Et, franchement, c'est sans doute cela qu'on retient de plus flippant dans cette histoire.

"Code 93" évoquait des sujets qui ont été avérés peu de temps après la sortie du livre, bien caché son le mot roman. Depuis, forcément, j'ai tendance à croire que, derrière le trompe-l'oeil de la fiction, ce que nous montre Olivier Norek pourrait bien être un peu plus qu'imaginaire. Et le fait qu'il choisisse pour cadre de son deuxième roman une commune fictive ne fait que renforcer ce malaise qui s'instille au fil des pages. Comme s'il risquait de froisser des susceptibilités et même plus...

Mais restons-en là, si vous le voulez bien. En tout cas de la trame du polar lui-même. Parce qu'il nous faut dire un mot des personnages principaux. Pardon, du personnage central : Victor Coste. Le loup solitaire avait desserré les sangles de son armure à la fin de "Code 93" et s'était engagé, prudemment, certes, mais vaillamment, dans une relation, si, si, qu'on pouvait qualifier d'amoureuse.

Au-delà de l'enquête qu'on attendait de découvrir, c'est aussi cette question qui alimentait le suspense et l'impatience de voir paraître un second roman à cette série. Et on n'est pas déçu du voyage ! Norek n'est pas Thilliez, qui martyrise allègrement ses flics. En tout cas, il ne l'est pas encore. En revanche, il semble bien décidé à faire de Coste un indécrottable solitaire.

On est loin d'avoir encore pu explorer toutes les failles de ce personnage attachant malgré la dureté qui émane de lui et sa difficulté à relâcher la pression. Il faudra sans doute encore quelques aventures pour qu'il se livre à nous, d'une façon ou d'une autre, que l'on comprenne ce qui le retient prisonnier à ce point. Oui, son quotidien fait de peur, de rage, de violence et de sang n'est pas franchement le décor qu'on attend pour y vivre un bonheur sans tache.

Mais, ce brave gars, il fait mal au coeur ! Ce n'est pas qu'il soit asocial, non, au contraire, c'est un sacré meneur d'homme, le genre de mec avec qui on partirait à la guerre sans arrière-pensée. Il a la confiance entière de son groupe, jusque dans les entorses et les coups tordus qu'il lui arrive d'imaginer. Marginal, au sens "belmondien" du terme.

Il est juste incapable de laisser percer l'homme sous la carapace du flic. Il étouffe même sous ce poids, qu'il accepte pourtant parce que c'est son essence, parce qu'il croit encore pouvoir être utile. Jusqu'à quand ? Finira-t-il comme son ami, qui a quitté la région parisienne dans "Code 93", pour un poste moins exposé quelque part dans une province plus calme ?

Ou bien, tel Olivier Norek, dont on ne peut croire qu'il n'est pas l'alter ego, déchirera-t-il sa carte tricolore pour passer à tout autre chose ? Enfin, pas vraiment autre chose. Disons plutôt, à la même chose, mais exprimé très différemment, et sans se poser la question du droit de fermer sa g... pardon, du droit de réserve...

On pourrait penser Coste monolithique, il ne l'est pas. Handicapé social et sentimental, oui, c'est évident, encore plus à la fin de "Territoires". Irrécupérable ? J'ose encore croire que non, il faudra attendre la prochaine enquête soumise à l'un des deux groupes de la Crime du SDPJ93... En espérant que la nouvelle fonction de co-scénariste de la série "Engrenages", dans lequel Olivier Norek devrait se sentir comme un poisson dans l'eau, ne lui mangera pas trop de temps pour l'écriture romanesque.

1 commentaire:

  1. Tes chroniques sont toujours très riches mais je me félicite à chaque fois de ne les lire qu'après le roman. Elles dévoilent tant de choses...
    Un coup de cœur pour moi. J'ai adoré le style, l'écriture, l'intrigue et sa construction. Tout.

    Bonne et heureuse année à toi !

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