vendredi 18 décembre 2015

"Deux chemins s'ouvrent pour l'humanité. L'un nous ramènerait à ce que nous expérimentons depuis des millénaires, une guerre incessante pour le pouvoir (...) L'autre nous conduirait à une étape décisive de notre évolution, à une nouvelle façon d'appréhender la vie".

Pardon pour cette citation un peu longue en guise de titre, mais c'est vraiment cette phrase qui me paraissait le mieux correspondre à l'histoire dont nous allons parler. Contrairement à "Ianos, singularité nue", dont nous avons parlé il y a peu, c'est cette fois un véritable space-opera qui va nous intéresser, sous la plume d'un des grands auteurs du genre en France, Pierre Bordage. "Résonances", paru cet été dans la collection Nouveaux Millénaires des éditions J'ai Lu, permet à l'auteur vendéen de revenir à son genre de prédilection et d'y aborder des sujets qui lui tiennent particulièrement à coeur. Avec un titre en parfaite adéquation avec l'actualité car, dans ce livre, comme souvent chez Pierre Bordage, l'histoire vient résonner dans notre esprit, dans les questions que l'on se pose au quotidien, dans une vision du monde humaniste...



Sohinn est issu du peuple Erwack, mais il a depuis longtemps rompu tout lien avec ce monde pour aller vivre sa vie ailleurs, comme il l'entend. Chez lui, jamais il n'a ressenti l'Accord, cette finalité que tout Erwack tend à rechercher, synonyme d'épanouissement, d'accomplissement dans l'existence. Alors, il a pris sa vie en main et le voilà à DerEstap, bien loin de sa planète d'origine.

Là, il a montré toute sa valeur en devenant dragonneur. Qu'est-ce donc, allez vous me dire ? Eh bien, DerEstap, où se trouve un important astroport par lequel transitent un nombre énorme de voyageurs chaque jour, est la cible d'attaques régulières, destructrices et, hélas, souvent meurtrières, de la part de ce qu'on a l'habitude d'appeler des dragons.

Ces dragons n'ont rien de gros reptiles volants, crachant du feu. Difficile même, de savoir s'ils émanent d'une quelconque entité vivante. Ces dragons-là sont des vagues d'énergie déferlant sur DerEstap jusqu'à s'écraser au sol, à moins qu'on ne les empêche d'arriver jusque-là. Voilà en quoi consiste le boulot des dragonneurs : jouer les brise-lames pour préserver l'astroport.

A ce petit jeu (un tantinet dangereux, tout de même) Sohinn est le meilleur. L'équipage qu'il forme avec La Perche sait se montrer d'une redoutable efficacité contre ce péril menaçant. Mais, sera-ce suffisant, alors que les attaques de dragons paraissent, assaut après assaut, prendre de l'ampleur, gagner en puissance, devenir quasiment impossibles à arrêter ?

A l'issue d'un dernier assaut remporté in extremis, alors que tout le reste de la flotte de dragonneurs a été mise en pièce, Sohinn, encore tout au stress et à la satisfaction ressentis, va connaître un moment particulier... Une sensation comme il n'en avait encore jamais connu... Et si c'était ça, l'Accord ? Oui, il n'a plus aucun doute, enfin, il a trouvé quelqu'un capable de lui faire ressentir cette plénitude.

Ce quelqu'un, car il s'agit bien d'une personne, il ne l'a jamais vue auparavant. Il ne l'a même jamais vu véritablement... Les Erwacks sont un peuple possédant des capacités spéciales, dont un pouvoir de précognition. Et c'est par ce biais, comme s'il était sorti de son corps, qu'il a découvert le visage de celle qui a déclenché l'Accord...

Et quand je dis qu'il ne l'a pas vue, c'est parce qu'en dehors de cette vision, appelons ça ainsi, personne ne peut voir la demoiselle en question. Eloya, c'est son nom, est en transit à l'astroport de DerEstap avec toute sa famille. Entièrement voilée et ne devant se montrer à personne, elle est conduite à travers l'univers jusqu'à celui à qui elle est promise.

Cet homme, elle ne l'a jamais vu, ne connaît même pas son nom, mais elle n'a pas son mot à dire dans ce qui ressemble à la fois à une transaction commerciale et à une offrande religieuse. Car Eloya appartient au peuple Salahamite qui vénère Sahourah à travers des traditions et des rites extrêmement précis et qu'on respecte jusqu'au fanatisme...

Ignorant tout cela, Sohinn ne pense plus désormais qu'à retrouver cette jeune femme qui a su faire vibrer la corde la plus sensible de son être, en une simple apparition... Abandonnant encore une fois tout derrière lui, son vaisseau, sa réputation de dragonneur émérite, La Perche, DerEstap, il déploie des trésors de ruse pour retrouver la trace d'Eloya et de ceux qui l'escortent.

Commence alors une sorte de course-poursuite à travers l'espace, pleine de dangers et de rebondissements, tant pour Sohinn que pour Eloya. L'ex-dragonneur est-il en mesure de briser le destin tout tracé qu'on réserve à la jeune femme ? Peut-il lui offrir une porte de sortie ? Et qui est véritablement Eloya, dont on prend un soin si jaloux, au point de l'emprisonner dans une cage dorée ?

Voilà un vrai roman d'aventures dans l'espace, comme Pierre Bordage sait si bien en écrire. Vous n'aimez pas trop la SF ? Le space-opera ne vous attire pas plus que ça ? Faites abstraction de ces éléments et laissez-vous porter par ce roman au rythme digne d'un thriller, à coup de chapitres courts, de narrations alternées et de rebondissements permanents.

Mais ce n'est pas tout : il y a dans cette étonnante histoire, celle d'un amour que tout rend, a priori, impossible, bien des thématiques et des situations intéressantes. On ne parlera pas de toutes ces facettes ici, car certaines ne doivent apparaître qu'au cours de la lecture, mais on peut tout de même en évoquer certaines.

A commencer par nos deux protagonistes centraux : Sohinn et Eloya. C'est un peu cliché de dire cela, et pourtant, c'est un postulat de départ : tout les sépare, ils sont aux antipodes l'un de l'autre. A commencer par leurs origines très différentes, qui viennent d'ailleurs se répercuter sur leurs situations respectives lorsqu'on les rencontre.

Sohinn est donc Erwack, un peuple qui recherche, à travers de ce fameux Accord, une certaine voie individuelle. On n'entre pas dans les détails, même si on a quelques éléments biographiques passés concernant le dragonneur, mais on comprend bien que, sur cette planète, chacun bénéficie de son libre-arbitre pour mener son existence comme il l'entend et rechercher, oh, le mot n'est pas prononcé, mais soyons fou, le bonheur.

Individualistes, les Erwacks ? D'une certaine manière, cela peut ressembler à ça. D'ailleurs, Sohinn, dans la première partie du roman, quand il éconduit un peu durement une jeune femme tombée sous son charme, mais aussi par la suite, dans chacun de ses agissements, on peut se poser la question. Pour autant, il n'agit pas envers et contre tous.

Ainsi, lorsqu'il trouve des alliés de circonstances au cours de son périple, il sait renvoyer l'ascenseur. L'Erwack n'est pas une machine lancé à tout berzingue vers un objectif, mais bien un homme déterminé et pas insensible à ce qui peut se passer autour de lui. Simplement, il fait des choix, et les fait en fonction du but qu'il s'est fixé. Limite ténue, mais importante.

Eloya, au contraire, née Salahamite, vit au sein d'un peuple entièrement tourné vers le culte d'un dieu qu'on sert à chaque instant de son existence, à travers des textes, des rites, des traditions. Une culture où hommes et femmes n'ont plus leur libre-arbitre, puisque toute action se doit de se référer au code moral dicté par un livre saint.

Dans ce contexte, Eloya est encore plus mal lotie, car les femmes ont encore moins leur mot à dire dans cette société. Elle est même mieux placée que tous pour le savoir : lorsqu'on la rencontre, elle est quasiment réduite au rang d'objet, transportée vers une destination dont elle ignore tout, dans un but qu'elle devine, un mariage.

Le paradoxe d'Eloya, c'est qu'elle n'est pas traitée comme devrait l'être toute personne humaine, mais qu'elle revêt manifestement une valeur inestimable aux yeux de ceux qui l'escortent... On pourrait évoquer son père, personnage effrayant, selon nos critères, car il n'entretient pas avec sa fille de véritable lien familial. On l'imagine plus en maquignon qu'en papa poule...

Et puis, outre les comportements de ses proches, il y a cette fatalité qu'on ressent dans un premier temps chez Eloya. Elle ne se rebelle jamais contre ce sort qu'elle n'a pas choisi, accepte le fait d'être intégralement voilée en permanence, de vivre sous cette combinaison aux allures d'uniforme de prisonnier, en toutes circonstances.

Une précision : difficile, avec ce personnage, de ne pas songer à une religion en particulier. Evidemment, le romancier Pierre Bordage, même s'il écrit de la SF, s'inspire de ce que le monde qui l'entoure lui propose. Il ne s'agit pas de stigmatiser tel ou tel, à travers ce roman. C'est le fanatisme religieux en général qui est dénoncé par l'auteur, ici.

Car c'est bien un des thèmes forts de "Résonances" que ce rejet de l'obscurantisme quel qu'il soit, quelles que soient ses motivations, ses origines. Que peut faire Eloya, face à cela, elle qui ne connaît rien d'autre que cette éducation, que cette fatalité qu'on lui a inculquée depuis son plus jeune âge ? Victime expiatoire d'un deal qui la dépasse, cet ultime voyage va pourtant la dessiller.

Elle n'est pas comme Sohinn, l'Accord et ce que cela symbolise n'ont pas de sens, pour elle. Mais, elle a bien ressenti la présence de l'Erwack, lorsqu'il l'a vue, sans sa carapace de tissu. Et cette impression, fugace, inconnue, incompréhensible, est une première lézarde dans l'acceptation de son sort. D'autres éléments vont aussi peu à peu lui faire comprendre qu'elle n'est pas juste Eloya, une Salahamite parmi tant d'autres...

Il y a, dans "Résonances", comme dans un certain nombre de livres de Pierre Bordage, une différenciation très forte entre la religion et la spiritualité. La religion, par ses dogmes, impose, contraint, étouffe l'homme (et je ne reviens pas sur ce que, dans le cas présent, elle impose à la femme), tandis que la spiritualité à pour objectif de se libérer des contingences matérielles.

Deux moyens de se lancer dans une quête d'absolu, deux parcours compliqués... On y adhère, à l'un, à l'autre, à aucun des deux, en tout cas, lorsque les sociétés dans lesquelles on vit le permettent, mais ce sont des situations dont il faut tenir compte. Pour ma part, j'ai toujours trouvé le discours de Pierre Bordage empreint d'une vraie sagesse, d'une vraie tolérance.

Ce qu'il dénonce, ce sont les entraves que l'être humain lui-même, par soif de pouvoir, de contrôle de son prochain (et plus encore de sa prochaine), invente et met en place sur ce chemin vers l'absolu, peu importe le nom qu'on lui donne. Face à cela, il y a l'Accord, difficile à décrire, qui appartient profondément à chaque individu, selon ses désirs, ses aspirations.

Certains sauront le trouver rapidement, d'autres le chercheront certainement longtemps, comme Sohinn, d'ailleurs, et d'autres encore ne le trouveront peut-être jamais au cours de leur existence. Mais cette recherche qui, chez les Erwacks (et sans doute pas uniquement chez eux), est une raison de vivre qui vaut de prendre tous les risques, car, si l'occasion passe, elle ne se représentera plus...

J'évoquais plus haut le côté individualiste, mot connoté de façon assez négative de nos jours, de cette quête. Mais, c'est aussi un moyen de mettre en exergue l'opposition, qui est au coeur de "Résonances", entre l'individu et la collectivité, dans ce qu'elle a de clivant, d'arbitraire, de directif. Sohinn et Eloya vont se retrouver aux prises avec des enjeux qui les dépassent mais qu'ils ont peut-être les moyens de surmonter.

Je n'en dis pas plus, j'en reste là. L'imaginaire de Pierre Bordage fait une nouvelle fois merveille dans ce voyage mouvementé. Il se fait fabuliste, moraliste, sans jamais perdre de vue un objectif fondamental : faire passer à ses lecteurs un moment de lecture qui dépayse, captive, intrigue, divertit. Une vision sombre du monde et de l'humain, mais jamais dénuée d'optimisme. Et surtout d'humanité.

2 commentaires:

  1. Bonjour!
    Cette chronique me donne envie de découvrir enfin cet auteur. Il me semble que c'était Pierre Bordage qui était à l'honneur aux Imaginales de Sèvres. Je ne connais pas du tout.
    Mais peut-être qu'un autre roman de sa plume serait mieux pour le découvrir?
    Bonnes fêtes de fin d'année!

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    1. Oui, c'est bien ça. Maintenant, difficile de conseiller un livre d'une bibliographie aussi dense que celle de Pierre Bordage pour le découvrir. Je sais que le space-op est un genre qu'il apprécie particulièrement et les thèmes de celui-ci sont récurrents dans ce qu'il fait. Ca peut être une porte d'entrée, surtout si tu veux éviter des cycles plus longs pour démarrer. Il a touché un peu à tout, cela dépend donc aussi de tes goûts propres.

      Bonnes fêtes.

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