Guernesey... Comme souvent, au moment du choix d'une lecture, un mot fait "tilt", un nom de personnage, de lieu, quelque chose qui dépayse, emmène en voyage, sort du morne quotidien... Et, pour cette fois, ça a été Guernesey, l'île anglo-normande sur laquelle s'exila Victor Hugo. Bon, notre livre du jour n'a pas de rapport avec l'écrivain français banni par Napoléon III, mais il vous permettra sans doute de découvrir une île pleine de richesses et de beauté, en plus d'une intrigue palpitante. "La Griffe du Diable", de Lara Dearman (en grand format dans la collection La Bête Noire des éditions Robert Laffont ; traduction de Stéphanie Leigniel et Dominique Haas), est un thriller qui lorgne beaucoup vers les techniques classiques du polar à l'anglaise et qui joue parfaitement avec le cadre dans lequel il s'est installé, l'histoire de Guernesey, sa culture, son folklore... Malgré un ou deux bémols sur lesquels nous reviendrons, un très bon moment de lecture qui donne bien envie d'aller se balader à la découverte de Guernesey et de ses côtes.
Native de Guernesey, Jennifer Dorey a quitté l'île pour gagner Londres afin d'y devenir journaliste. Ambitieuse et compétente, elle commençait à faire son trou quand deux événements sont venus changer la donne : la mort de son père, un pêcheur qui, comme tant d'autres habitants de Guernesey, a disparu en mer, et un reportage qui a failli très, très mal tourner pour la jeune femme.
Alors, elle a décidé de lever le pied, de quitter la capitale et de s'y faire oublier. La peur ressentie a réveillé en elle des souvenirs de jeunesse bien peu agréables et elle recommence à faire des crises de panique très impressionnantes. Pour effacer ce traumatisme, elle est rentrée à Guernesey, auprès de sa mère, a pris un poste dans le quotidien local et a décidé de profiter de l'existence.
Si elle a vite retrouvé ses habitudes insulaires au sein d'une communauté paisible, professionnellement, il faut bien le dire, elle s'ennuie un peu. Les tâches que lui confie son irascible patron n'ont rien de très passionnant et Jenny aimerait pouvoir enquêter sur autre chose que les fêtes locales ou les accidents du quotidien...
Les sujets ne manquent pas : entre les entreprises qui utilisent les banques de l'île pour contourner les systèmes fiscaux ou ce mouvement souverainiste mené par le député Tostevin, un populiste de la plus belle eau qui veut rendre "Guernesey aux Guernesiais", selon son slogan, Jenny aimerait bien mettre son grain de sel. Mais, on ne lui laisse pas les coudées franches.
En attendant, elle accompagne sa mère jusqu'aux ruines du château du Valle, un site millénaire au nord de Guernesey, où doit se dérouler, en ce début de mois de novembre, un feu d'artifice. Tout se passe bien, le temps est clair et clément, la foule joyeuse, quand soudain, Jenny croit entendre des hurlements provenant d'une plage en contrebas.
Sûre d'elle, persuadée de ce qu'elle a entendu malgré le brouhaha ambiant, Jennifer descend sur la plage et y découvre une jeune femme en larmes, sous le choc. A ses pieds, un autre corps, celui d'une jeune femme. Un cadavre, désormais, sur lequel la promeneuse est tombée, dans tous les sens du terme... Triste épilogue pour cette soirée de fête...
Tout semble indiquer que le corps s'est échoué là, au gré des courants. Une noyade, accidentelle ou conséquence d'un suicide, pratique hélas très répandue sur l'île, voilà la conclusion de la rapide enquête menée sous la conduite de l'inspecteur-chef Michael Gilbert. Un flic désabusé, qui pleure sa fille morte alors qu'elle était adolescente, peu respecté par ses hommes...
A Guernesey, la tâche de chef de la police n'est pas, et de loin, la plus ardue qui soit. L'île n'est pas connue pour être un nid de délinquance et les affaires défrayant la chronique sont rares. La morte de la plage de Bordeaux Bay n'en fait manifestement pas partie, aucun indice qu'il s'agisse d'un crime. Affaire classée.
Mais, Jenny, elle, n'envisage pas du tout les choses de la même façon. Contre l'avis de son chef, qui ne comprend décidément rien à rien, elle décide de mener sa propre enquête pour comprendre ce qui a mené la jeune victime sur cette plage. Son abnégation va lui permettre de mettre au jour une affaire extraordinaire, effrayante. Dangereuse...
Je fais ici le choix de ne pas en dire plus sur la nature des découvertes de Jenny, et donc sur l'intrigue de "la Griffe du Diable", parce qu'il me semble que le lecteur éventuellement intéressé doit rester dans l'obscurité avant de se lancer. Et suivre pas à pas le travail plein d'entêtement de la journaliste, curieuse, intuitive, mais aussi impulsive, un peu trop.
Guernesey, c'est un peu plus de 63 km² de superficie pour 63 000 habitants au dernier recensement. Ca paraît grand, comme ça, plus grand que St. Mary Mead, Midsomer ou Carsely, mais comme le fait remarquer un personnage de "la Griffe du Diable", si tous les habitants ne se connaissent pas forcément, ils sont tous des familiers.
Oui, une île, c'est fini, pardon d'enfoncer les portes ouvertes, mais, à l'image des coins de campagne anglaise qu'affectionnent les auteurs et scénaristes de polars Outre-Manche, Guernesey est un territoire restreint et un terrain de jeu idéal pour y développer des histoires répondant à ce genre très prisé des lecteurs, comme des spectateurs.
Et l'on retrouve des codes du polar à l'anglaise chez Lara Dearman, même si elle propose globalement un roman qu'on rattachera plutôt au thriller. Une question de modernité, peut-être, même si, comme dans les enquêtes de Miss Marple, Barnaby ou Agatha Raisin, pour reprendre nos exemples, on arpente le coin dans sa totalité au gré des investigations.
Guernesey n'est en effet pas un simple décor, l'île participe toute entière à l'histoire, par sa géographie, ses lieux marquants, son littoral que l'on découvre et qui vaut vraiment le coup d'oeil, mais aussi sa culture, son folklore... Autant d'éléments très classiques du polar à l'anglaise que Lara Dearman exploite elle aussi.
Et que le lecteur, pour qui Guernesey est d'abord synonyme de paradis fiscal et d'exil hugolien, apprend à découvrir. Avec, en particulier, cette présence du diable, qui est évoquée à plusieurs reprises (en plus de la citation en titre de ce billet). Quant à la Griffe du Diable proprement dite, c'est effectivement un lieu, un rocher qui affleure et possède une histoire bien particulière.
Cette dimension permet à la romancière d'instiller du mystère dans son histoire : qui dit légendes, dit superstitions, et l'évocation du diable est probablement l'une des plus efficaces. Sans trop flirter avec le fantastique, cette dimension est loin d'être anodine, tout comme, d'ailleurs, l'histoire de Guernesey, mais n'en disons pas plus.
Mais "la Griffe du Diable" repose aussi sur deux personnages très différents et qui ont pourtant un point commun très fort : leur faiblesse. Ca peut sembler paradoxal, ainsi présenté, mais c'est aussi une manière de dire que Jenny, la journaliste, et Michael, le policier, n'ont rien de ces enquêteurs sans peur et sans reproche qu'on croise souvent.
Jenny a tout pour faire une excellente journaliste. Je crois qu'elle va bientôt prendre chair dans une série télévisée et ça ne me surprend pas, en lisant le roman de Lara Dearman, je pensais à une autre héroïne de roman transposée sur le petit écran, la Suédoise Annika Bengtzon. Même ténacité, même intuition. Même capacité à se mettre dans les ennuis jusqu'au cou, aussi.
Mais, il y a ce passé dont elle ne se défait pas, ce traumatisme ancien que ses récents déboires londoniens ont réveillé. Ca la fragilise, provoque des crises qui ne préviennent pas et sont susceptibles de la mettre en danger en temps normal. Alors, ce n'est pas l'idéal pour se lancer dans des aventures pouvant se révéler dangereuse.
Michael, pour sa part, n'a rien du flic charismatique et ultra-efficace, ni de son exact contraire, le ballot maladroit qu'on moque pour son absolu manque d'intuition. C'est un solitaire, par la force des choses, parce que le destin en a décidé pour lui. Et c'est un homme usé, désabusé, qui s'accommode fort bien de cette fonction quasi honorifique qu'il occupe.
Un des enjeux de ce roman, c'est la relation entre ces deux personnages. Hyper classique, me direz-vous, sauf qu'on ne peut pas savoir tout de suite quelle réaction, presque au sens chimique du terme, va se produire. On les imagine si différents, l'une tout feu tout flamme, l'autre éteint, coquille vidée de toute substance, qu'on ne sait s'ils se lieront ou s'affronteront... Ou s'il se produira autre chose.
J'ai évoqué en ouverture un ou deux bémols, je vais y venir. Le premier concerne un personnage qu'on rencontre dans les premières pages du livre. Dans le deuxième chapitre, en fait. On l'y voit faisant une découverte, à la fois intrigante, et symbolique. Et puis... plus rien. On s'attend à le voir jouer un rôle, peut-être secondaire, mais non négligeable, à voir cet indice s'avérer crucial, et en fait, non.
L'autre bémol concerne la montée de la tension très bien agencée par Lara Dearman. Elle réussit, comme dans tout bon polar à l'anglaise, à faire entrer dans la danse plusieurs personnages qui cadre parfaitement avec l'image qu'on peut se faire du coupable. Ils ont tous des aspects qui collent avec ce que l'on sait, ils sont de parfaits suspects...
Et comme on est sous tension, on psychote un peu, on devient parano, à l'image de Jenny, et on commence à soupçonner tout le monde. Et même certains personnages qui ne semblent pas coller avec les informations dont nous disposons. Bref, la tension monte, l'étau se resserre, on se dit que Jenny se rapproche du véritable coupable et qu'elle est donc en danger...
Jusque-là, tout va bien, c'est vraiment bien fichu, ça fonctionne, chaque nouvel élément que Jenny trouve renforce les questions qu'on se pose, alimente la tension et les soupçons, brouillent les pistes et inquiète encore un peu plus. Derrière lequel de ces personnages, qui prennent une allure franchement flippante du fait du contexte, se cache le tueur ?
J'aime beaucoup cette manière de faire, c'est très efficace, très captivant. Mais, Lara Dearman a choisi de donner des éléments supplémentaires au lecteur que les personnages, Jenny et Michael en tête, n'ont pas. Or, avec ces informations, on finit par deviner un peu trop tôt l'identité du coupable, ce qui brise l'effet escompté.
En fait, c'est un peu comme si la romancière était restée au milieu du gué, incapable de choisir entre deux modes narratifs pour aller au bout de son histoire. D'ailleurs, c'est un peu la même réflexion concernant Matt et son indice. Dans les deux cas, cela ne remet pas en cause l'intérêt de son intrigue, ni sa conclusion, d'ailleurs, mais je suis sorti un poil frustré parce que j'aurais voulu être surpris.
Oh je chipote, c'est un thriller qui reste efficace et passionnant, qui ouvre sans doute ce qui va devenir une série, avec des personnages qu'on a envie de voir évoluer, de voir confrontés à leurs faiblesses et leurs défauts, mais également gagner en confiance. Jenny et Michael sont à un tournant de leur existence, situation révélée par cette affaire. Ce qui suivra aura des airs de nouveau départ.
Et puis, ce roman, c'est aussi un cadre, Guernesey, île sur laquelle on a envie de revenir, car elle a encore pas mal de secrets et de trésors à nous révéler. Peut-être même, à travers les arrière-plans, comme la montée du souverainisme ou les tensions autour des quartiers d'affaires, a-t-on déjà planté quelques graines qui vont germer.
On découvre cette île fascinante, d'une beauté sauvage où se rejoignent les traditions très anciennes, liées aux légendes, mais aussi à la pratique de la pêche, qui fut longtemps la pratique majeure de ses habitants, et la modernité de ces nouvelles activités liées à la finance mondiale. Dès les premières pages, en suivant Jenny, on passe d'un monde à l'autre.
Indirectement, on en apprend sur cette île, sur son histoire contemporaine, je ne développe pas, car ce serait en dire un peu trop, mais tout cela se mêle adroitement pour nourrir l'intrigue, tout en permettant au lecteur de faire son petit road-trip depuis Le Valle et la presqu'île de Rousse, au nord, jusqu'à Torteval, au sud, en passant par Saint-Pierre-Port, la capitale, ou Saint-André, seule paroisse sans accès à la mer...
On découvre aussi ces sites qui, comme dans toutes les îles britanniques, et ailleurs, évidemment, ont suscité, au fil du temps, des questions, des hypothèses et des légendes, à l'image de la Griffe du Diable, cette pierre qui donne son nom au livre, ou encore ce site mystérieux qu'on appelle la Table des Pions, ou le Cercle des Fées...
Je suis un peu sorti du strict cadre du thriller, c'est vrai, mais c'est un des aspects passionnants de ce livre que tout ce folklore (et je n'emploie pas ce mot au sens péjoratif, au contraire) et la dimension historique d'une île qui a longtemps été considérée comme un point stratégique entre Angleterre et France.
L'occasion, en conclusion de ce billet, d'un conseil lecture : dans "la Griffe du Diable", Lara Dearman évoque le livre de Sir Edgar MacCulloch, "Guernsey Folk-Lore", qui reste une référence en la matière, bien que datant du début du XXe siècle. Un ouvrage que l'on peut désormais facilement consulter, puisqu'il a été numérisé dans le cadre du projet Gutenberg.
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