Pour une fois, peu d'hésitation au moment de choisir le titre de ce billet, et pour cause, la phrase ci-dessus est un leitmotiv que l'on croise régulièrement tout au long du récit. Explorons ce jour un nouvel univers de fantasy très intéressant, poétique, onirique, mais également sombre et violent. Un roman de saison, également, puisqu'il se déroule au moment du solstice d'hiver. "Que passe l'hiver", de David Bry (en grand format aux éditions de l'Homme sans Nom), reprend des thèmes et des figures classiques de fantasy, mais les façonne de manière originale et surtout, les met en scène dans une espèce de huis clos qui, par moment, confine au thriller... Un thriller avec de la magie dedans. Et plein d'autres choses encore. Au centre de tout cela, un personnage plein d'un enthousiasme juvénile, d'une naïveté que les événements vont vite effacer et qui va devoir entamer une quête initiatique dans sa version accélérée...
L'hiver arrive (refrain connu, mais là, c'est pas pareil) : le solstice est tout proche et les clans du royaume de la Clairière ont rendez-vous sur le Wegg, la montagne sacrée où réside le roi de la Clairière, Cudwich, né des amours du dieu Urien et d'une magicienne, ce qui en fait un être mi-homme, mi-dieu.
Son font est orné de bois de cerf et, par son ascendance comme par sa position royale, il sert d'intermédiaire entre les Ordrains et les hommes, tâche au combien délicate et pesante. Ces cérémonies sont l'occasion de faire le point avec les clans, de les écoutes, mais aussi de resserrer l'alliance avec les dieux. Et de faire la fête, même si ces agapes ne passionnent pas Cudwich.
Ces clans sont au nombre de quatre et chacun a hérité des Ordrains un pouvoir particulier : les Lugen peuvent invoquer les esprits et leur faire "traverser le voile" qui sépare les mondes ; les Oren ont des rêves prémonitoires qui leur permettent d'influencer les destins ; les Dewe peuvent se rendre invisible en se fondant dans les ombres et ainsi se déplacer sans être vus...
Le quatrième clan est celui des Feyren, et leur don est de pouvoir adopter une forme animale à volonté. C'est à ce clan qu'appartient Stig, un jeune homme d'une vingtaine d'années, qui se réjouit fort de pouvoir, pour la première fois de sa jeune existence, participer aux festivités du solstice. On lui en a tant parlé ! A commencer par son frère aîné, Ewald, invité les années précédentes.
Outre son entrée dans l'âge adulte, Stig goûte particulièrement ces moments, car sa position au sein du clan est délicate : né avec un pied bot, il conserve un boitement handicapant qui le prive d'ores et déjà du possible rôle de guerrier ou de chef de clan et le pousse à envisager une carrière plus artistique. Cette difformité (qu'il conserve lorsqu'il se transforme en corbeau) lui vaut d'être considéré avec un dédain par son père.
Oswald, imposant chef de famille, sévère et même autoritaire, a décidé qu'Edwald lui succéderait à la tête du clan le moment venu, car lui seul est apte à remplir ses fonctions. Quant à Stig, il ne peut aspirer à rien. Mais, cela lui importe peu : pour le moment, il ne pense qu'à ces festivités, ouvre grands les yeux et vole jusqu'au Wegg, en éclaireur, profitant de chaque instant.
De même, une fois les quatre clans réunis autour du Cudwich, il observe avec une attention redoublée chaque personne présente, les membres des clans, qu'ils appartiennent aux familles, proprement dites, ou qu'ils les servent : chasseurs, serviteurs ou même prophétesses, des personnages étranges qu'on dit revenus d'entre les morts...
L'entrain de Stig ne diminue pas, même si l'ambiance générale n'est pas aussi festive qu'on aurait pu le croire. Il peine à réaliser qu'il est bien là, au Wegg, au milieu des clans, face au roi Cudwich ! Lui, le boiteux, le fils jugé inapte à diriger, jouit du moment présent comme s'il ne devait plus jamais y en avoir d'autre.
Et puis, soudain, tout bascule : à la table voisine de celle des Feyren, une soudaine agitation. Sans aucun signe avant-coureur, Conrad, l'époux d'Elaine Dewe, la maîtresse du clan, vient de s'effondrer. L'intervention rapide de sa fille, Umbre, n'y fait rien, on ne peut que constater l'évidence : l'homme est bel et bien mort...
Aussitôt, les festivités s'interrompent. Et les premières questions se posent. Se pourrait-il que la mort de Conrad Dewe ne soit pas naturelle, qu'elle ait été souhaitée et provoquée par d'autres personnes présentes au Wegg ? D'autres membres de clans, donc... Une hypothèse qui a de quoi ébranler Stig, dont la vision idyllique des choses est violemment mise à mal.
Ainsi débutent les plus étranges et dangereuses fêtes du solstice que le royaume de la Clairière ait jamais connu... Pour sa découverte de ce rendez-vous si important dans la vie des clans, Stig se retrouvent en pleine tourmente. Mais, curieux et intrépide, il entend comprendre ce qui se trame, au péril de sa vie...
Nous voilà donc sur le Wegg, cette montagne sacrée où vit le roi de la Clairière. C'est donc le solstice d'hiver, la neige est abondante, les lieux isolés, et, malgré ces festivités annoncées, il faut reconnaître que l'atmosphère qui préside au roman est assez pesante. Autour de la salle commune, des maisons, une par clan, chacune ayant ses spécificités architecturales...
Le reste, c'est une nature qui peut rapidement se montrer hostile, une forêt épaisse, des chemins effacés par la neige, des bêtes sauvages qui n'hibernent pas toutes... Ceux qui sont venus là vont y rester le temps des festivités, retirés du monde, hors du temps... Un moment qui devrait être privilégié, mais un lieu qui pourrait bien s'être refermé comme un piège sur les clans...
Oui, le Wegg, bien qu'en pleine nature, est un endroit idéal pour y installer un huis clos. A vrai dire, et bien que la géographie soit très différente, difficile de ne pas songer en lisant "Que passe l'hiver" aux "Dix petits nègres". Comme dans le roman d'Agatha Christie, des invités triés sur le volet réunis dans un lieu inaccessibles... Et la mort qui rôde...
Et c'est Stig, le bizut, avec ses yeux encore rempli d'admiration et d'ébahissement, qui va mener l'enquête, en quelque sorte. Tout du moins, il veut comprendre, éclaircir ce qu'il a cru percevoir lors de la funeste soirée. Des soupçons, c'est une chose, mais c'est bien insuffisant pour porter des accusations, surtout lorsque l'on n'est qu'un boiteux, et traité comme tel...
Alors, oui, on a quelque chose qui ressemble bien à un thriller, dans ce roman de fantasy. Une trame qui repose sur une enquête criminelle et d'autres éléments d'intrigue qui vont dans ce sens. On ne peut guère aller plus loin dans les explications, même si on peut tout de même dire que Stig va trouver quelques alliés de circonstance parmi les différents clans dans sa quête.
Cette notion de clan est d'ailleurs intéressante : on y entend une sorte de division qui ne peut être abolie. Or, si c'est d'une certaine manière le cas au quotidien, chaque clan vivant sur son territoire propre, n'interférant pas avec la vie des autres clans, possédant ses propres aptitudes, lors de ces cérémonies du solstice, tout change, ou presque.
Presque, parce que, comme je l'ai dit, au Wegg, chaque clan a son propre bâtiment et s'installe à une table définie lorsqu'ils se retrouvent dans la salle du trône. Mais, ils sont pour une fois bel et bien réunis dans un même lieu. Et, dans ces conditions, malgré l'étiquette, on se mêle les uns aux autres, on échange, on discute, on danse...
On crée des liens, des amitiés, pourquoi pas quelques amours, qui sait ? Du moins, ce fut le cas lors des précédentes fêtes du solstice. La première de Stig débute on ne peut plus mal avec cette mort étrange, mais les drames aussi peuvent rapprocher, et il est de l'intérêt de tous les clans de comprendre ce qui a pu se passer...
J'ai utilisé le mot thriller, je suis peut-être allé un peu loin. Oh, certes, il y a la tension, les rebondissements, le rythme syncopé du récit, fait de chapitres courts... Mais, si l'on ressent cela, l'univers dans lequel se déroule l'histoire détonne un peu... C'est plus onirique que le thriller classique, les effets de l'univers de fantasy...
Oui, le merveilleux est là, partout, bienveillant autant que dangereux, on le ressent très vite. Mais, comment ne pas se sentir émerveillé, comme Stig, devant le Wegg, devant cet environnement d'une beauté sauvage à couper le souffle ? Ajoutez-y cette magie à l'oeuvre et cette galerie de personnages hors du commun, et l'on est transporté.
Transporté dans un monde très différent du nôtre, un monde quasi mythologique... Le décor même suffit à renvoyer aux mythes et à l'histoire nordiques, bien sûr, tout comme cette réunion au Wegg qui rappelle les réunions que tenaient les Vikings pour rendre grâce à leurs dieux. Mais c'est une source d'inspiration, l'univers élaboré pour "Que passe l'hiver" est né de l'imagination de David Bry.
Et puis, il flotte sur cette histoire un air de tragédie. L'omniprésence de la question du destin, à l'image du titre de notre billet, phrase qui revient sans cesse au long de l'histoire, en atteste. Le drame est en train de se nouer, à travers les changements que les événements imposent aux personnages. Ils sont, pour la plupart, les jouets de ce destin, à eux d'inverser la tendance, si possible.
Entre la magie, les pouvoirs dont font usage les personnages et l'irréalité de ce décor, on aussi une impression de rêve très marquée. Une sensation portée par la très belle écriture de David Bry, et par un autre élément dont nous parlerons un peu plus loin. Malgré la violence ambiante, malgré le danger et les incertitudes qui pèsent sur Stig et les autres, on se laisse porter par cette très jolie plume.
Avec tous ces éléments, on pourrait dire que "Que passe l'hiver", c'est un peu "Le Songe d'une nuit d'hiver", en référence à la pièce de William Shakespeare. Ou, plus exactement, ce serait en quelque sorte son parfait négatif : de la Grèce, on passe à l'Europe du Nord, tant sur le plan géographique que mythologique ; on passe aussi de la comédie au drame, de la nuit au jour blanc...
Reste qu'on retrouve dans le travail de David Bry cette dimension shakespearienne, à travers le coté onirique et poétique (y compris les vers, on y revient, promis !), mais aussi sur les thématiques développées, et particulièrement la question de la relation de l'homme au divin. Faites-moi confiance, je ne développe pas, on est au coeur de l'intrigue...
Curieusement, dans un univers très différent, on retrouve des éléments proches de ceux développés par Franck Ferric dans "Trois oboles pour Charon", évoqué sur le blog ces derniers jours. On peut aussi penser aux univers glacés qu'aime bien Aurélie Wellenstein et ces personnages qui allie humanité et animalité, comme ceux du "Roi des Fauves"...
Mais, David Bry nous emmène dans un univers qui lui est vraiment propre et qui, par certains côtés, pourrait aussi rappeler les sagas nordiques. Par exemple, le discours d'introduction aux festivités, prononcé par un conteur au nom du roi de la Clairière, nous ramène à cette dimension orale forte, à cette transmission d'une histoire aux caractères épiques et quasiment sacrés.
Et puis, il y a ces vers (nous y voilà !) que l'on trouve en tête de chaque chapitre, à raison de deux ou trois strophes à chaque fois. Là, on a vraiment un travail poétique qui s'intègre complètement dans le fil du roman, dont on comprend en toute fin de lecture ce qu'il représente. Et moi, en relisant ces lignes, je l'imaginais mis en musique sous forme de poème symphonique par Edvard Grieg, par exemple...
Dernier point, lié à la couverture (une magnifique illustration signée Simon Goinard) et le texte de quatrième : on y voit Cudwich, le roi aux bois de cerf et Stig, le garçon capable de se transformer en corbeau ; on y évoque leur relation, qui est effectivement un élément très important dans le fil du roman à chaque fois à des moments clés.
Pour autant, il ne faudrait pas croire que les deux personnages se côtoient sans cesse. En effet, si Stig est le personnage central du livre, Cudwich est bien plus discret. Sa présence est plus diffuse, presque paradoxale, car, même lorsqu'il est présent, il semble détaché, puis il s'efface carrément, comme s'il refusait de prendre part aux événements...
Or, il est là, toujours, comme un spectateur de ce qui est à l'oeuvre. Spectateur, vraiment ? Peut-il être à ce point passif, alors que son royaume pourrait être en danger ? Difficile d'imaginer qu'il ne conserve aucun rôle, choisissant le recul divin à l'implication humaine... C'est un personnage mystérieux que l'on sent usé, désabusé. Fataliste. Et pourtant, il reste entouré d'une aura envoûtante.
J'en termine là de ce billet sur un roman qui est pour moi une vraie découverte, et en particulier parce qu'il réussit à allier deux univers marquants, l'histoire elle-même, avec son décor fascinant et sa violence latente, mais aussi l'écriture, pleine de poésie et d'onirisme, qui n'apaise pourtant pas les tourments à l'oeuvre et la noirceur qui gagne du terrain dans ce monde tout de blancheur.
En reprenant le thème archi-classique de la quête initiatique, David Bry nous offre un roman plein de pureté et d'idéal dans un monde de duplicité et de trahison. Le royaume de la Clairière est à un tournant de son histoire. Son avenir est peut-être même en jeu, à l'issue de ces quelques journées qui suivent le solstice...
A quoi ressemblera-t-il, ensuite ?
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