vendredi 15 décembre 2017

"La confiance, c'est parfait, mais le contrôle, c'est encore mieux".

Une maxime que l'on découvre dans les dernières lignes de notre roman du jour et qui est une bonne illustration de cette histoire, par la présence conjointe de la confiance et du contrôle. Voici un roman qui a tout pour faire parler interminablement sur les forums de lecteurs, avec des fans et d'autres qui, certainement, vont détester. Il faut dire que la construction narrative de ce roman a de quoi dérouter certains lecteurs, à commencer par les puristes du thriller qui refuseront peut-être de lui donner cette étiquette. Pourtant, "188 mètres sous Berlin", de Magdalena Parys (aux éditions Agullo ; traduction de Margot Carlier et Caroline Raszka), est un roman captivant, atypique, jouant sur des ressorts historiques et politiques très forts. Mais, plutôt qu'un récit classique et linéaire ou une enquête traditionnelle, cette primo-romancière germano-polonaise opte pour une narration bien différente qui donne un relief bien particulier à son histoire. Un billet qui aurait pu s'intituler : "Tu vois, le monde se divise en deux catégories : ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent".



En 1981, un groupe de personnes habitant Berlin-Est s'est lancé dans une étonnante aventure : creuser un tunnel pour permettre à Franz, un dignitaire du Parti Communiste, de passer à l'ouest. Autour de Klaus Kreifeld, ils vont prendre de très grands risques pour ne pas éveiller l'attention de la Stasi ou des divers délateurs, afin de réaliser cet extraordinaire ouvrage.

Si l'idée de passer sous le Mur de Berlin n'est pas originale, de nombreux tunnels ont permis depuis la construction de ce mur et du no man's land qui l'accompagnait et jusqu'à sa destruction à de nombreux Est-Allemands de fuir discrètement le régime communiste, ce tunnel-ci est pourtant bien particulier : il n'a en effet servi qu'à la fuite du seul Franz...

Tant d'efforts pour une seule personne, aussi importante soit-elle, cela a de quoi éveiller la curiosité. Mais, par la suite, tous ceux qui ont oeuvré ou ont eu connaissance de ce projet se sont tus. Ils ont gardé pour eux ce lourd secret et ont poursuivi leur existence chacun de leur côté. Jusqu'à la chute du Mur, jusqu'à la chute du régime, et longtemps après la Réunification de l'Allemagne.

Mais, en 1998, Klaus reçoit une bien étrange visite qui réveille ces vieux souvenirs, pourtant profondément enfouis, mais prompts à resurgir. Johannes Foerster, dont l'air jovial ne suffit pas à masquer son côté presque menaçant (sans doute cela tient-il à la présence de son garde du corps), pose un tas de questions à Klaus, pas du tout serein...

Pourquoi cet homme inquiétant vient-il lui parler, à lui, Klaus Kreifeld, de cette époque révolue qu'il voudrait oublier ? Soudain, une peur ancienne se réveille, et ce n'est guère agréable... Une peur qui s'empare de Klaus au point de lui faire oublier son train-train habituel. Lui qui ne sort quasiment jamais de chez lui part pour une mystérieuse visite... Dont il ne reviendra pas vivant...

Apprenant cette mort plus que suspecte, Peter, le benjamin du groupe à avoir travaillé sur le tunnel en 1981, décide de mener son enquête. Pour lui, Klaus a été assassiné, c'est une certitude, et dans ce cas, c'est forcément lié à leur aventure commune, à ce maudit souterrain. Des recherches de longue haleine qui vont le pousser à reprendre contact avec les différents membres du groupe.

Un par un, il va les rencontrer et les interroger. Ou plutôt, non, il va les laisser parler et se contenter de les écouter, chacun lui fournissant les pièces d'un puzzle qu'il va lui falloir assembler pour comprendre. Comprendre ce qui s'est vraiment passé en 1981, mais aussi ce qui a mené à cette folle idée de tunnel et ce qui s'est passé par la suite...

Car, si la R.D.A. n'existe plus, il reste des secrets anciens pour lesquels on est encore prêt à tuer...

En version originale, le roman de Magdalena Parys est sobrement intitulé "Tunel". La version française est donc très enrichie : un lieu, Berlin, et une distance, 188 mètres, qui est bien la longueur du tunnel et non sa profondeur. 188 mètres, une distance à la fois courte et immense, surtout lorsqu'il faut creuser et étayer. Une distance à la fois courte et immense qui sépare deux mondes.

Lorsqu'on se lance dans le roman, on découvre Klaus en 1998, dans une ville de Berlin qui a déjà effacé la majeure partie des traces de sa division. Ce prologue, avec l'arrivée de Foerster et l'émoi que cela provoque, laisse le lecteur un peu désemparé : mais que se passe-t-il ? A quoi vient-on d'assister exactement ?

Et puis, on fait connaissance de Peter, qui veut élucider le mystère de la mort de son ami. Une enquête qui va donc prendre une forme un peu particulière : chaque partie du développement concerne un personnage ayant pris part à l'épisode rocambolesque du tunnel ou aux événements l'entourant.

Plutôt qu'un récit classique qui nous plongerait directement en 1981, ce sont donc des souvenirs qui vont nous être relatés. Chacun des personnages que rencontre Peter, il y a Jürgen, Magda, Roman, Victoria, Thorsten, sans oublier les souvenirs de Klaus, va apporter sa pierre à l'édifice. Chaque témoignage va permettre de reconstituer toute l'histoire, vue sous ses différents angles.

Alors, bien sûr, cela donne une construction chorale assez déroutante, on ne perçoit pas un fil conducteur classique, mais chacun, à sa façon, va contribuer à lever le voile sur toute l'affaire. Une affaire dont aucun n'a vraiment cherché à savoir ce qu'elle cachait à l'époque. C'était bien trop dangereux et tous ne se côtoyaient pas forcément.

Car, bien évidemment, le contexte est tout sauf anodin : même au début des années 1980, la Guerre froide fait rage à Berlin, symbole de la séparation du monde en deux blocs. Côté est, la Stasi surveille chaque citoyen, il est impossible de faire confiance à qui que ce soit, le risque d'être dénoncé est grand, aussi opère-t-on de manière très individuelle.

Cela donne donc une intrigue qui se reconstitue petit à petit, au fil de rebondissements qui sont en fait autant de révélations sur les protagonistes. Bien sûr, il y a le tunnel, il y a cet unique passage qui laisse songeur. Et puis, il y a Franz, le mystérieux exfiltré et tous ceux qui gravitent autour de lui. Dans cette histoire, il y a énormément de secrets...

Peter agit en excavateur du passé, creusant les mémoires pour en faire ressortir les souvenirs et ces secrets qu'on libère enfin. Car on est au XXIe siècle, désormais, il n'y a plus de raison de craindre cette emprise qui pesait sur les Allemands de l'Est, ce danger permanent auquel on s'exposait, et pas seulement lorsqu'on travaillait à la construction d'un tunnel clandestin.

Le contrôle, c'était le passé, désormais, on peut réapprendre à faire confiance. Et Peter a fait partie de l'équipe, il est donc un interlocuteur à qui on peut enfin livrer ce que l'on a si longtemps caché. Désormais, ce sont des femmes et des hommes âgés que l'on rencontre, ils ne sont plus les courageux antihéros qui agirent au péril de leurs vies pour un projet dont ils ignoraient tout.

C'est une nouvelle libération, pour eux, qui ont vieilli dans la peur, essayant de se faire le plus discrets possibles ou cédant sous cette pression énorme. Du coup, la tension qui captive le lecteur est d'un ordre un peu particulier : on cherche nous aussi à comprendre tout ce qui entoure ce fameux tunnel, les liens entre nos narrateurs, le fin mot d'une histoire bien alambiquée.

Alambiquée, certes, mais qui aurait été bien différente si elle avait été racontée de manière linéaire. On aurait sûrement eu une histoire intéressante, un thriller tendu, mais finalement assez classique. Un peu trop proche d'une version Guerre froide de "la Grande évasion". En déstructurant complètement sa narration, en atomisant les points de vue, Magdalena Parys brouille parfaitement les pistes.

Alors, thriller ou pas thriller ? Voilà un sujet qui pourrait faire débat, et assez longuement, je pense. Je le redis, je ne suis pas certains que les puristes du genre adhèrent. On est dans une histoire qui mêle des thèmes assez classiques de thrillers (un événement sous tension, un contexte politique particulier, une pointe d'espionnage, des mensonges et des secrets à la pelle...) et cette construction qui n'est pas habituelle.

Ca fonctionne très bien, d'ailleurs, parce qu'on ne sait pas du tout où l'on va, on ne sait pas du tout à qui faire confiance, puisque l'on a aucun contrôle sur l'histoire. Chaque témoignage apporte de nouveaux éléments, quelques réponses, mais aussi de nouvelles questions. On est dans le récit d'un faisceau de manipulations, c'est franchement bien fichu, même si je reconnais que ça peut dérouter.

Au-delà de l'épisode lui-même, "188 mètres sous Berlin" est aussi un roman qui parle de la Guerre froide, de la division de l'Europe et de cette ville qui pourrait en être le coeur. On pourrait imaginer qu'on se cantonnerait aux deux parties de Berlin, voire à l'Allemagne, et l'on se rend compte qu'on va bien plus loin.

Bien sûr, Magdalena Parys évoque la situation de la capitale des deux Allemagnes à cette période si particulière, la situation de l'Europe et du monde, le décalage entre les deux blocs, mais pas comme on pourrait le croire, sous la forme d'un miroir aux alouettes. Les personnages n'aspirent pas à fuir de l'autre, du bon côté du mur, c'est plus compliqué que cela.

Par ailleurs, on est frappé par l'importance que prend la Pologne dans cette histoire. Magdalena Parys elle-même est née à Gdansk et, en 1984, alors qu'elle est adolescente, elle a déménagé avec sa mère à Berlin-Ouest. Elle fait partie de cette diaspora polonaise qui a rejoint l'Allemagne, que ce soit à l'ouest ou à l'est du mur, malgré les tensions fortes opposant les deux pays depuis la guerre.

On retrouve cet effet d'attraction qui, pendant longtemps, fut centré sur Vienne, avant de se décaler vers Berlin dans la seconde moitié du XXe siècle. Berlin est une ville universitaire qui attire nombre d'étudiants, certains espérant franchir le Rideau de Fer, d'autres, fervents partisans du socialisme, espérant y vivre leur idéal politique.

1981, c'est aussi l'émergence de la résistance polonaise au régime communiste, à travers les mouvements sociaux des chantiers navals de Gdansk et la montée en puissance de Solidarité et de son charismatique leader Lech Walesa. Lorsque ce tunnel est creusé dans le plus grand secret, c'est à un moment charnière. Les premières fissures du bloc communiste...

C'est donc un thriller politique, historique, géographique et même géopolitique que nous propose la romancière en nous emmenant (brièvement, car l'essentiel de l'histoire ne se passe pas sous terre) sous Berlin. Les enjeux sont grands, reste à les cerner : touchent-ils à la situation en général, et donc à la Guerre froide, ou bien sont-ils d'un tout autre genre, au chaud au coeur du chaos ?

Un dernier mot, qui vous paraîtra peut-être anecdotique, mais qui ne l'est pas tant que ça, lorsqu'on est un peu attentif : Klaus était fan d'Elvis Presley et aimait travailler en musique. Une partie du récit est donc rythmée par la voix du King et par un certain nombre de ses chansons. Simple ambiance sonore, me direz-vous.

Certes, mais lorsqu'on regarde les titres qui sont cités, on peut se dire que Magdalena Parys s'est bien amusée à les choisir. En effet, les textes de ces chansons font curieusement écho à la situation des personnages, que ce soit leur travail de tunneliers, leurs situation périlleuse, etc. Et le plus bel exemple, je trouve, est un titre qui colle parfaitement à l'ambiance du roman :


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