samedi 27 octobre 2018

"J’ai la certitude la plus absolue que Mlle Cook et Katie sont deux individualités distinctes, du moins en ce qui concerne leurs corps" (William Crookes).

Ce titre ne paye pas de mine, à première vue, mais vous allez comprendre ce choix au fil de notre billet. Il ne s'agit pas d'une phrase tirée de notre roman du jour, mais bien d'écrits de William Crookes, qui en est l'un des personnages centraux. Voici une histoire inspirée de faits réels, mais qui finit par s'en écarter, on y reviendra, autour d'un phénomène bien particulier : le spiritisme. Dans "Katie" (en grand format aux éditions Jacqueline Chambon ; traduction de Stéphanie Lux), la romancière allemande Christine Wunnicke s'intéresse à l'un des cas les plus fascinants et troublants, celui de Florence Cook, véritable célébrité à Londres dans les années 1870, et à celui qui va se passionner pour son cas, le physicien William Crookes. Mais elle en fait une espèce de comédie de moeurs, bien implantée dans cette époque particulière qu'est l'ère victorienne et offre au lecteur une réflexion sur la société du spectacle naissante, dans laquelle la science est vite surpassée par le sensationnel... Cela ne vous rappelle-t-il rien ?



Au début des années 1870, le spiritisme est en train de devenir une mode, à Londres comme dans toute l'Europe, et nombreux sont ceux, y compris parmi les figures intellectuelles et artistiques, à s'y adonner. Dans la capitale anglaise, les lieux où l'on fait tourner les tables et où l'on invoque les esprits se multiplient et certains médiums connaissent une vraie notoriété.

Parmi ces personnages, un nom commence à courir de salon en salon : Florence Cook. Cette adolescente, tout juste 16 ans, défraie la chronique dans les milieux spirites depuis quelques mois et on la considère déjà comme la plus fameuse médium "matérialisante" de son temps. Autrement dit, elle ne se contente pas d'invoquer un esprit, elle parvient à le faire apparaître aux yeux de tous...

Florence redoute d'être considérée comme un escroc, alors elle a mis au point un étrange protocole pour présider à ses séances, une espèce de mise en scène digne de celle qui rendront célèbre, quelques années plus tard, un certain Houdini : enfermée dans une espèce d'armoire, entravée de la tête aux pieds, elle laisse ensuite se produire un phénomène auquel elle ne comprend rien.

Issue d'un milieu modeste, Florence profite évidemment de cette notoriété naissante, mais ce qui se déroule est si... particulier que sa mère et elle-même se posent bien des questions. Craignant que tout cela ne dégénère, la mère de Florence prend alors contact avec un des grands scientifiques de l'époque, William Crookes, un physicien membre de la Royal Society.

Crookes est connu pour travailler sur les phénomènes paranormaux afin de leur trouver une explication rationnelle et scientifique. En ce qui concerne le spiritisme, en bon disciple de Michael Faraday qu'il est, son hypothèse est que le spiritisme est un phénomène de nature électrique, et c'est dans ce sens qu'il mène ses recherches.

Lorsque les Cook mère et fille débarquent chez lui, il voit là l'occasion de mener de nouvelles expériences grandeur nature à partir d'un sujet de premier ordre. Le hic, c'est qu'un esprit ne se manifeste pas forcément à la demande et que Florence sort épuisée des séances. Il est donc décidé que Florence va rester en pension chez les Crookes, le temps que le physicien puisse oeuvrer...

Florence découvre donc ce nouveau mentor, mais aussi son épouse, Nelly, qui vit presque en recluse et semble sempiternellement enceinte, et l'assistant du scientifique, le dévoué Mr Pratt. Il ne manque plus qu'un élément à cette histoire, on pourrait même parler de personnage, car c'en est bien un à part entière, oui, vous l'avez compris, il s'agit de l'esprit que fait apparaître Florence et qu'on appelle... Katie.

L'irruption de Florence et de Katie dans la vie des Crookes va considérablement chambouler leur existence, William et Pratt se passionnant pour Katie, tandis que Nelly va se lier d'amitié avec la jeune médium. On pourrait presque se croire dans une pièce de boulevard, avec un zeste de fantastique (ou du moins d'inexplicable).

Et le parallèle n'est pas fortuit : bientôt, le très sérieux scientifique qui pensait découvrir une cause rationnelle explicable par la physique aux manifestations spirites va se prendre au jeu de cette relation avec Katie et se convertir, jusqu'à laisser derrière lui son scepticisme et ses expériences pour se lancer dans une nouvelle carrière...

Avant d'aller plus loin, quelques précisions historiques : en dehors de Pratt, personnage imaginaire, les autres acteurs de ce livre ont bel et bien existé. William Crookes est un très grand scientifique, dont les travaux aboutiront à la découverte des rayons X. Et il est vrai qu'il a eu cette étonnante passion pour les phénomènes inexplicables, en particulier le spiritisme.

De même, Florence Cook a bel et bien été une figure de cette période victorienne, et avec elle, cet... esprit, appelons cela ainsi, baptisé Katie, dont les apparitions ont donné lieu à de nombreuses photos particulièrement impressionnantes (je n'en mets pas dans ce billet, mais on les trouve aisément, par exemple sur la page Wikipédia consacrée à Florence Cook).

Dans le roman, Christine Wunnicke raconte la très romanesque (et très brève) histoire de Katie, je vous la laisse découvrir. Dans la réalité, ce phénomène, ces... apparitions, appelons cela ainsi, restent inexpliquées. Il y a eu de nombreuses thèses, y compris celle d'un coup monté, mais comme en témoigne la citation en titre de ce billet, William Crookes, lui, a été convaincu par ce qu'il a vu.

Dans le roman, on voit son évolution se produire, celle du sceptique, fidèle aux préceptes de Faraday, et qui devient un véritable fan de Katie, jusqu'à se lâcher complètement, au risque de voir sa carrière scientifique remise en question. Et il est vrai que William Crookes s'est passionné pour le spiritisme, au grand dam de certains de ses collègues, jusqu'à s'engager dans des sociétés ésotériques.

Christine Wunnicke en fait une espèce de savant fou, d'abord obsédé par ses recherches, puis investi totalement dans la promotion, je ne vois pas d'autre terme, de Florence et de Katie. Elle le fait basculer du monde très confiné de la science à celui, en plein essor, du théâtre : après les expériences, il se lance... dans le spectacle. Avec un immense succès.

Quant à Nelly, elle apparaît, et cela ne manque pas de sel, comme une espèce de spectre hantant le domicile des Crookes. Son propre domicile, donc. Enceinte, toujours enceinte, elle ne sort jamais et erre dans les couloirs de cette maison trop grande et trop petite à la fois, comme si elle n'avait aucune raison de vivre. Jusqu'à sa rencontre avec Florence, qui semble lui redonner vie.

En s'intéressant à l'histoire de Florence Cooke et de son... alter ego, Katie King, Christine Wunnicke choisit de ne pas coller aux faits, mais d'utiliser cet épisode pour en faire une comédie, et même une comédie romantique. On s'amuse beaucoup en lisant ce livre, qui pourrait être très sombre, très inquiétant. Mais, quitte à flirter avec le roman gothique, la romancière décide de s'en moquer gentiment, d'en détourner les codes.

Elle transforme la maison des Crookes en une espèce de théâtre où s'animent ces personnages aux agissements étranges, le savant fou, le spectre enceint, la médium ligotée de la tête aux pieds, le spectre au passé pour le moins violent... Oui, je l'ai dit plus haut, il y a quelque chose, dans cette première partie, d'une pièce de boulevard.

Et, lorsqu'on sort de cette unité de lieu, c'est pour monter sur une scène, et pas n'importe où : une salle idéale pour un spectacle ésotérique : l'Egyptian Hall. Cette salle n'existe plus aujourd'hui, mais le choix de la romancière est en soi un clin d'oeil : elle se trouvait tout près de Burlington House, siège de la Royale Academie of arts, mais aussi de plusieurs sociétés scientifiques, auxquelles appartenaient William Crookes.

Spectacle et science... De mon point de vue, c'est le coeur de ce roman, le moteur de sa dimension satirique. Parce que les recherches très sérieuses du physicien ne pèsent pas lourd face à la fascination que provoque le spiritisme, en particulier dans ses manifestations les plus impressionnantes. Et en cela, on se dit que "Katie" est une critique très ironique de notre société contemporaine.

Dans son roman, Christine Wunnicke met en évidence, et William Crookes en est l'exemple absolu, le paradoxe d'une société où la science multiplie les découvertes et les avancées, dont les applications vont trouver leur application dans la vie quotidienne, et où, pourtant, on se passionne pour le paranormal, l'inexplicable, l'irrationnel...

J'évoque Crookes, puisqu'il est partie prenante du livre, mais on peut songer à Victor Hugo ou Arthur Conan Doyle, eux aussi adeptes parmi tant d'autres, des séances de spiritisme. Comme si cela pouvait apporter des réponses que la science, malgré sa puissance, ne peut fournir... Dans une société où le matérialisme gagne du terrain et rogne celui de la religion, il y a sans doute aussi un lien à faire.

Mais, la romancière allemande va plus loin : elle va faire de Katie une star des planches. Un phénomène qui dépasse celui des pièces confinées où se réunissent les sociétés spirites, et devient un objet artistique, spectaculaire. La vedette, c'est cet esprit qui apparaît et cabotine, dans une mise en scène d'où la science a bel et bien, elle, disparue...

Difficile de ne pas faire un lien avec notre société actuelle, où le spectacle semble s'imposer à tout le reste, où le buzz est devenu un enjeu bien supérieur aux actions politiques ou aux découvertes scientifiques, où les théories les plus farfelues trouvent sur les réseaux sociaux un terreau fertile, pour réapparaître, comme un virus qu'on ne combattrait plus par la vaccination.

Christine Wunnicke fait de cette histoire une farce acide, à la fois drôle, mais qui laisse un drôle d'arrière-goût. On oublie presque le côté fantastique de ce roman, tant Katie semble s'intégrer parfaitement dans ce petit monde, où elle devient le centre de l'attention. On s'amuse devant cette espèce de famille Adams bis, installée dans un décor idéal, celui du Londres victorien.

Une chose est certaine, il y a bien un esprit qui habite ce roman, celui de Christine Wunnicke, à la fois tendre et acerbe, mais toujours ironique. Elle joue avec ses personnages, avec le fantastique qui devient un ingrédient de comédie, avec des codes littéraires légèrement détournés. Puisque la raison ne peut donner de réponse claire, alors amusons-nous de cette situation qui plonge dans l'absurde.

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