lundi 1 octobre 2018

"Les images sont des rêves qui voyagent, volatiles comme des fantômes ou des nuages".

Il est décidément beaucoup question de photographie et de peinture sur le blog, ces derniers jours (et aussi de la guerre de Yougoslavie, mais pas cette fois ; on y reviendra toutefois bientôt), et en voici un nouvel exemple avec un roman qui met en scène une des actrices mythiques de l'âge d'or hollywoodien, Ava Gardner. Attention, il s'agit d'une fiction, même si l'on croise nombre de personnages bien connus, et un autre dont le nom parlera sans doute moins au lecteur, mais dont le rôle est central dans le livre. A travers l'exubérance de cette femme libre et vivante, on parle de cinéma, évidemment, mais aussi de photographie et de peinture. Bref, on parle encore une fois de l'image (d'où le choix du titre de ce billet) et de son immense pouvoir. "Les Nuits d'Ava", de Thierry Froger (aux éditions Actes Sud), c'est aussi l'histoire d'un fantasme adolescent qui ne cessent jamais d'obnubiler un garçon somme toute très ordinaire, mais capable de tous les dépassements pour toucher son rêve du doigt (et des yeux, surtout)...


En 1958, Ava Gardner passe l'été à Rome où elle tourne "la Maja nue", film dans lequel elle incarne la Duchesse d'Albe, égérie de Francisco Goya. Et puis, en dehors des plateaux, la star s'éclate en profitant d'un certain anonymat, malgré la présence permanente de ceux qu'on n'appelle pas encore les paparazzis. Des soirées échevelées et surtout très alcoolisées au cours desquelles elle s'oublie, et peut-être aussi sa rupture, moins d'un an plus tôt, avec son mari, Frank Sinatra.

Lors d'une de ces nuits de fête, elle se retrouve chez Giuseppe Rotunno, le chef opérateur qui officie sur le tournage. Bien éméchée, elle multiplie les provocations et les tentatives de séduction auprès de cet homme marié, dont l'épouse dort à l'étage. Au cours de cette folle soirée, Ava Gardner demande à Rotunno de la photographier.

Mais pas n'importe comment : inspirée par un ouvrage d'art qui traînait là, elle se met à nu et prend la pause, imitant les modèles de certains des plus fameux tableaux du genre. Estomaqué, fasciné, placé dans cette situation pour le moins inconfortable par l'un des sex-symbols les plus emblématiques de son temps, Rotunno prend plusieurs clichés, qui pourraient s'avérer scandaleux s'ils tombaient en de mauvaises mains...

Un siècle plus tôt, Gustave Courbet est un peintre de plus en plus en vue. Au milieu des années 1860, on lui consacre d'importantes expositions et les commandes affluent. L'une des plus importantes émane d'un diplomate turc installé à Paris, Khalil-Bey, qui lui demande de peindre pour lui une série de nus, dont l'un va devenir un des plus célèbres tableaux du monde (et l'actualité du moment en témoigne).

Deux ans plus tard, criblé de dettes, Khalil-Bey vend ses toiles et "l'Origine du monde", qui n'appartient pas au catalogue officiel de la vente, commence son extraordinaire parcours, passant de propriétaire en propriétaire, souvent sous le manteau, longtemps caché, entouré d'une aura sulfureuse qui est loin d'être dissipée.

Au milieu des années 1990, Jacques, personnage un peu transparent, discret professeur d'université à Nantes, nourrit deux passions : l'une pour Danton, personnage né dans la même petite ville que lui, Arcis-sur-Aube, l'autre pour Ava Gardner, dont il a découvert la beauté alors qu'il n'était encore qu'un garçon fort complexé et très timide.

Si sa fascination pour le révolutionnaire a quelque peu pâli, celle pour l'actrice n'a jamais faibli, juste connu quelques éclipses. Mais cette flamme est prompte à se ranimer et le garçon devenu adulte y est toujours aussi sensible... Et voilà qu'une sorte de légende urbaine parvient à ses oreilles : il existerait quelque part des photos d'Ava Gardner nue, pas beaucoup, quatre clichés tout au plus.

Des photos exceptionnelles, dit la rumeur, et Jacques se damnerait pour les voir, ne serait-ce que quelques instants, à condition qu'elles existent vraiment. Ou qu'on ne les ait pas détruites. Ce brave homme, étranger au monde du cinéma et du show business, sans carnet d'adresse ni charisme, sans même de compétence pour mener les enquêtes, décide de retrouver ces photos...

Voilà les trois histoires qui s'entremêlent dans ce roman et qui font écho les unes aux autres par différents aspects, artistiques, en premier lieu, à travers la question de la représentation, et pas n'importe laquelle, celle du corps dénudé de la femme, mais aussi par quelques éléments annexes, comme la question de la révolution.

A partir de cette soirée romaine fort alcoolisée, qui est, précisons-le immédiatement, une invention de Thierry Froger, on va découvrir une partie de la vie et de la carrière d'Ava Gardner, que l'on surnomma "la plus belle femme du monde". Elle est l'archétype de la star hollywoodienne, sex-symbol fascinant les spectateurs sur l'écran, et menant en dehors une vie tumultueuse.

En particulier dans le domaine sentimental. La liste de ses amants (et de ses amantes) est longue, et l'on croise certaines de ses conquêtes, parfois très surprenantes, dans le roman. Mais, c'est sa relation très compliquée avec Frank Sinatra dont on se souvient également : mariage, ruptures, réconciliations, divorce, amitié (et plus si affinités), jalousie, provocations...

Frank Sinatra est d'ailleurs un des seconds rôles du roman, sous son mauvais jour. Une espèce de petite frappe, possessif et jaloux, proche de la mafia et capable de bien des bassesses pour empêcher Ava Gardner de vivre sa vie comme elle l'entend. Une faiblesse que l'actrice sait parfaitement exploiter à son avantage pour faire marner son ex, qui ne l'est pas vraiment, ou si, ou pour quelques mois...

La deuxième moitié des années 1950 est aussi une période particulière pour Ava Gardner, qui n'a pas seulement quitté Hollywood, mais les Etats-Unis. Elle s'est installée en Espagne, où son mode de vie va faire trembler la société franquiste... Elle tourne alors surtout en Europe et, si son succès n'est plus tout à fait le même, elle reste une icone.

Mais, sa manière de se comporter à Rome en cet été 1958 est assez ambiguë : fait-elle la fête, dans cette ville qui s'y prête parfaitement, avant-garde de la Dolce Vita qui sera bientôt immortalisée par Fellini, ou bien s'étourdit-elle pour oublier que tout ne va pas bien ni dans sa vie ni dans sa carrière ? Il y a en effet quelque chose d'un peu désespérée dans ces virées bien arrosées...

A travers le parcours d'Ava Gardner, c'est tout un pan de l'histoire du cinéma que l'on découvre, entre Hollywood et Rome, deux pôles très importants du Septième art (et un peu antinomiques, comme on le voit dans "L'Année des volcans", autre roman construit autour d'une star hollywoodienne, Ingrid Bergman).

Parmi les personnages importants du livre, il y a Giuseppe "Peppino"  Rotunno. Son nom, à moins que vous soyez un cinéphile de premier ordre, ne vous dira rien, pourtant, cet homme, qui vit toujours et a 95 ans, possède une impressionnante filmographie (on le suit d'ailleurs sur le tournage du "Guépard", par exemple) et une liste de distinctions interminable.

C'est l'un des plus grands chefs opérateurs du cinéma italien qui se retrouve dans cette histoire à corps défendant, mais non sans fascination pour celle qui lui demande de la photographier. Mais que faire de ces photos ? Eh bien oui, c'est tout l'enjeu de cette histoire, et le parallèle entre ces clichés et le parcours de "l'Origine du monde" est assez savoureux.

Mais il est aussi beaucoup question de politique dans ce livre, et même de révolution. Il y a Jacques, d'abord, compatriote de Danton, mais surtout militant maoïste dans sa jeunesse. Une période où il a épousé une véritable pasionaria, qui elle, a conservé sa capacité d'indignation et sa volonté de s'engager idéologiquement.

Cette période de la vie de Jacques, mais surtout sa relation délicate avec son épouse, tiennent une bonne place dans le roman, mais il n'est pas le seul à avoir eu sa période révolutionnaire. Pour Gustave Courbet, c'est de notoriété publique : il fut un des acteurs importants de la Commune et connaîtra pour cet engagement la prison et l'exil (on peut lire "le Grand soir", de François Dupeyron, par exemple).

Et Ava, alors ? Eh bien, elle aussi a un lien à la révolution, mais certainement moins politique que les deux autres personnages. Mais, à travers ses rencontres avec Ernest Hemingway et surtout Fidel Castro (un des passages marquants de ce roman, d'ailleurs), elle va se frotter à l'exercice révolutionnaire, aux antipodes de son séjour espagnol.

Dans "Les Nuits d'Ava", on croise trois techniques artistiques, la peinture, le cinéma et la photo, avec l'image comme dénominateur commun. Et la question de la représentation par rapport au réel. Et la fascination, l'envoûtement, la puissance de séduction que portent ces images, souvent en opposition à la morale. Mais, aussi avec une distance qui est sans cesse plus réduite, alors qu'elle est indispensable.

Dans "A son image" comme dans "Le Peintre de batailles", romans évoqués précédemment sur ce blog, la photo était étroitement associée à la mort. Or, dans "Les Nuits d'Ava", l'image est cette fois un outil de séduction, une forme d'érotisme, plus ou moins crûment exprimée. Jusqu'à tournebouler les esprits, susciter des fantasmes et même, dans le cas de Jacques, une véritable obsession...

L'image... Le titre de ce billet le dit bien, l'une de ses forces est de se transmettre, de traverser le temps et, désormais, avec les moyens de communication moderne, de traverser l'espace. Elle voyagent, touchant des populations diverses, sans autre lien entre elles que ce qu'elles ressentent devant un tableau, un film, une photo...

Aux fantômes et aux nuages du titre, on pourrait ajouter les souvenirs, car en se fixant, sur une toile, une pellicule ou désormais un disque dur, l'image demeure. Souvenirs d'une rencontre, d'une séance de pose, d'une relation plus ou moins longue. On découvre ou on retrouve certaines avec plaisir et nostalgie, d'autres s'avèrent embarrassantes au point qu'on souhaiterait les voir disparaître...

Jacques reste habité par les images accumulées dans sa mémoire dès l'enfance, lorsqu'il a découvert Ava Gardner et qu'il en est instantanément tombé amoureux, comme on succombe au charme d'une star inaccessible. Et voilà que son imagination tourne à fond en pensant à ces mystérieuses photos, qui n'existent peut-être même pas. Ou même plus.

Jacques n'est pas Courbet ou Ava Gardner. C'est un garçon un peu triste, sans envergure, le genre qui ne laisse pas vraiment de souvenir, pour rester dans cette thématique. Allez, lâchons le mot, c'est un loser, et ce, depuis toujours. Il se voit d'ailleurs comme le seul personnage de cette histoire à ne jamais faire l'amour quand les autres, eux, multiplient les relations...

Cette quête bizarre dans laquelle il se lance va en faire un loser magnifique, un personnage qui gagne en flamboyance, en courage, en détermination, dissipant soudainement la grisaille de son milieu naturel dans laquelle il se noie depuis trop longtemps. C'est comme si, soudain, il s'était enfin trouvé une raison de vivre, et de vivre pleinement, ce qu'il n'avait jamais eu auparavant, même à son époque révolutionnaire.

Cela donne un début bien tristounet, marqué par des échecs douloureux, une vie de famille mouvementée, mais pas dans le meilleur sens du terme, et une carrière qui s'achemine lentement, leeeentement vers une retraite bien mérité, mais certainement pas assorties de palmes académiques... Jacques, c'est l'ennui incarné...

On le voit d'ailleurs se frotter au petit ami de sa fille qui lui file des complexes, tant il semble son exact contraire, tant sur le plan de la personnalité que sur celui de la carrière universitaire... Tiens, encore une question d'image : il a l'âge d'être son père et il est difficile de se dire que la jeune femme ne projette pas sur lui ce qu'elle aurait voulu que soit son père...

Et cela dure jusqu'à ce qu'il se démène pour ces photos... Il se métamorphose alors et nous entraîne dans un final rocambolesque, attendrissant, car il y a cette passion presque enfantine qui l'anime, et une détermination qui forcerait le respect si son objet ne paraissait pas, aux yeux des autres, si dérisoire. Mais, au sien, c'est essentiel, et c'est ce qui compte.

La construction du roman est très intéressante : les trois époques ne sont pas séparées, mais reliées entre elles par les différents points communs qui les unissent. Il arrive que l'on passe d'un fil à l'autre sans presque s'en rendre compte, comme si, finalement, tout n'était qu'une seule et même histoire. Et le malicieux Thierry Froger s'amuse à glisser des clins d'oeil et des parallèles entre ses personnages et et les époques.

Cela va même plus loin, en tout cas, c'est une impression que j'ai eue : la manière de mettre en scène Jacques, qui est le narrateur, ressemble en bien des points à certains romans où les auteurs entremêlent des anecdotes historiques et des sujets qui leur tiennent à coeur et une dimension auto-fictive où ils se mettent en scène.

Je me suis demandé, au fil des pages, si Thierry Froger n'avait pas imaginé la construction de son roman pour lui donner l'allure d'une auto-fiction (et se moquer un peu de ce genre littéraire en vogue). Et, d'une certaine façon, le personnage d'Ava Gardner est lui-même vu à travers ce filtre, car c'est bien d'Ava Gardner dont on parle, sans que ce soit tout à fait Ava Gardner.

Oui, c'est après l'image d'Ava Gardner que court finalement Jacques, sans aucune certitude de pouvoir la capter, la saisir. Et le lecteur fait de même dans son sillage. On court après cette image, symbole de perfection qui a su vaincre le temps qui passe, les aléas d'une carrière jusqu'au déclin et même la mort, qui a emporté la star au début de l'année 1990.

Et peu importe que ces photos existent, puisqu'il y en a déjà tant d'autres immortalisant la beauté d'Ava Gardner (clin d'oeil à Alain Souchon), tant de films, et parmi eux des chefs d'oeuvre qui resteront quoi qu'il arrive dans la mémoire collective, tout comme l'actrice qui les a portés. Et, aux yeux de Jacques et de nombreux autres admirateurs, elle sera toujours "la plus belle femme du monde".


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