mardi 4 juin 2019

"Nous n'avons rien à craindre si ce n'est la peur elle-même. Ces gens-là se font un jeu de l'alimenter. Certains sont prêts à mener la nation à sa perte simplement pour conquérir le pouvoir. Et pour ensuite régner sur des ruines".

De retour après une longue pause (salutaire, espérons-le), pour parler de nouveau de livres avec vous. Et pour cette reprise, partons en Islande afin d'évoquer un roman découvert grâce aux Imaginales. Un roman qui utilise le biais du fantastique pour parler politique et mettre en garde les lecteurs contre le risque croissant d'un repli identitaire. Autant vous dire que si "L'Île", de Sigridur Hagalin Björnsdottir (paru en grand format aux éditions Gaïa ; traduction d'Eric Boury), a pour cadre l'Islande, petit bout de terre perdu très au nord de l'Europe, ce que raconte ce livre nous concerne tous, nous qui vivons sur ce bon vieux continent... Car, et l'on vient de le voir avec les récents résultats électoraux, la menace décrite ici plane aussi au-dessus de nos têtes. Il s'agit du premier roman de cette journaliste qui, en partant d'une situation très simple, met en place un terrible engrenage qu'il semble impossible d'enrayer...



Un homme vit dans un grand isolement, au bord d'un fjord, quelque part en Islande. Une maison sans aucun confort moderne, une chienne, quelques moutons... Et absolument rien d'autre, si ce n'est ce décor sauvage et le froid, omniprésent. Une vie spartiate, le mot est faible, dans cet endroit au nom prédestiné, "Svangi" (que l'on peut traduire par "Ventre Creux")...

Il est peu probable que cet homme soit là par choix. En fait, il se cache. Non, il se terre, prenant toutes les précautions pour que personne ne remarque que quelqu'un vit là... Et tant qu'il est en sécurité dans ce havre bien inconfortable, il écrit. Il couche sur le papier ce qui l'a mené là. Son histoire. Son histoire personnelle, mais aussi celle de son pays...

Hjalti Ingolfsson était alors journaliste dans un grand quotidien de Reykjavik. Travaillant sur la vie politique, ses articles faisaient souvent la une. Une carrière bien menée, au contraire de sa vie privée, nettement moins glorieuse : son couple avec Maria, une musicienne mère de deux enfants, originaire d'Amérique latine installée en Islande depuis 15 ans, s'est brisé par sa faute.

Et pour être franc, sur le moment, cette rupture l'affecte bien peu. Petit à petit, se dessine le personnage de Hjalti, égoïste et borné, mais compétent et efficace. Comme lorsqu'il obtient une information exclusive sur les tensions qui montent au sein de la coalition gouvernementale. Une info solide, car sa source est Elin Olafsdottir, la ministre de l'intérieur, qu'il connaît depuis longtemps.

Un scoop qui va pourtant tourner court. Car, dès le lendemain, un événement va tout changer dans la vie de Hjalti. Dans l'histoire de l'Islande. Sans raison apparente, sans explication plausible, voilà l'île complètement coupée du reste du monde. Plus aucune communication ne passe, dans un sens ou dans l'autre. Télévision, téléphone, internet, plus rien ne fonctionne, plus rien ne relie l'Islande au reste du monde.

Impossible, d'ailleurs, de savoir ce qu'il est advenu du reste du monde : on ne peut plus arriver en Islande, par avion ou par bateau, et ceux qui quittent l'île perdent aussitôt le contact, sans qu'on puisse dire ce qui leur est arrivé. Seules les personnes vivant effectivement sur l'île au moment de la... coupure ont encore une existence avérée...

Situation exceptionnelle, inquiétante, terrifiante, même, qui, après un moment de stupeur, laisse tout un pays sans repère. Et ce n'est pas tout : au moment où l'Islande s'est retrouvée isolée, sans contact avec l'extérieur, son président et son premier ministre se trouvaient en voyage officiel à l'étranger. Le pouvoir exécutif se retrouve donc vacant.

Or, la panique menace, la situation économique du pays était bonne, florissante, même, mais comment les choses évolueront-elles si le pays doit vivre en autarcie ? On ne peut se permettre d'attendre avant de prendre les choses en main. Et celle qui va s'imposer, c'est Elin Olafsdottir : figure providentielle, respectée et compétente.

La voilà à la tête d'un pays déboussolé qui doit construire son présent et son avenir en considérant que le monde se réduit à cette île, simple confetti sur les mappemondes... Elle garde son sang froid au milieu de cette tempête, elle montre sa détermination et son autorité. Elle va travailler pour la Nation et la Nation va la soutenir...

Ainsi présenté, on pourrait se dire que le roman de Sigridur Hagalin Björnsdottir va tourner autour de la recherche des causes de cet isolement soudain. Mais, rapidement, on comprend que ce ne sera pas le cas. Cet événement hors norme, inexplicable, impossible à corriger, est en fait un point de départ, une espèce d'apocalypse...

C'est bien cela : tout en douceur, presque sans y toucher, de manière assez peu spectaculaire, la journaliste a mis en place les conditions d'un roman post-apocalyptique très original. Et remarquablement flippant. Ainsi coupée du monde, l'Islande va basculer, s'enfoncer dans un repli qui pouvait sembler indispensable au début, mais va devenir petit à petit un véritable fascisme.

Au fil des chapitres, au fil des décisions prises par Elin, désormais unique maîtresse du jeu sur l'île, la société islandaise va se métamorphoser. Ou plutôt, va régresser. Expulsée brutalement d'une mondialisation qu'elle a pourtant découverte tardivement, l'Islande va retrouver sa situation passée, à l'écart de tout, devant vivre avec les moyens du bord...

C'est d'ailleurs peut-être ce paradoxe qui frappe le plus l'esprit du lecteur : en cette époque où la mondialisation concentre toutes les critiques politiques, économiques, sociales, Sigridur Hagalin Björnsdottir met en évidence les effets pervers d'un retrait soudain, d'un recroquevillement de toute une nation sur elle-même.

On pourra dire qu'elle force le trait, et pourtant, sa démonstration semble imparable, le mécanisme qu'elle décrit impossible à enrayer. Et surtout, tout cela fait écho à ce mouvement que l'on observe partout en Europe actuellement, qu'on appelle ça montée des populismes, des extrémismes, des courants identitaires.

Paru en 2016 en Islande, traduit l'an passé en français, "L'Île" est d'abord un roman politique avant d'être un roman fantastique ou post-apocalyptique. Il est le fruit de la réflexion d'une journaliste, et pas n'importe quelle journaliste, puisque Sigridur Hagalin Björnsdottir présente le journal télévisé sur la chaîne publique islandaise.

Et c'est certainement son inquiétude quant à la situation de son pays qu'elle couche sur le papier. Son inquiétude que rien ne soit jamais acquis, que tout puisse être remis en cause à chaque instant, même lorsqu'un pays semble afficher une stabilité politique, une prospérité économique, une paix sociale... Le verbe "semble" prend ici toute son importance.

Depuis 2008 et la crise qui a touché le monde cette année-là, on montre souvent l'Islande en exemple : politiques renversés, banquiers emprisonnés, prise en main de ses destinées par le peuple... Mais, la réalité est sans doute moins glorieuse. Ou du moins plus fragile qu'on le pense un peu trop rapidement en France, par exemple.

On retrouve dans "L'Île" de nombreux symptômes que nous connaissons bien, car nous les croisons également depuis un moment, en France comme chez nos voisins et partenaires européens. Ce rejet de l'autre, surtout s'il est étranger, cette volonté de retrouver ses racines (dont la définition devrait souvent rester sujette à caution), ces relents rances d'un passé qui serait naturellement meilleur que le présent...

Au milieu de tout cela, Hjalti va passer par tous les états. Son parcours entre le moment de sa rupture avec Maria et celui où on le découvre, reclus et en permanence sur le qui-vive dans son fjord, est exemplaire, il est au coeur des événements, témoin, mais aussi acteur, commettant des erreurs, changeant de cap...

Ce n'est pas le personnage le plus sympathique qui soit, et je ne crois pas que son histoire soit celle d'une rédemption. Bien au contraire. Il peut sembler veule, lâche même, en tout cas, il n'a rien d'un héros sans peur et sans reproche. D'un résistant, je lance le mot. Et pourtant, son rôle est fondamental, justement parce qu'il n'est pas un héros.

Mais, il est surtout un journaliste et, à travers lui, Sigridur Hagalin Björnsdottir interroge sa profession et sa relation au pouvoir. Observateurs neutres, contre-pouvoir ou, au contraire, complices (et dans ce dernier cas, avec une collusion évidente entre deux mondes qui devraient garder leurs distances), leur rôle est crucial auprès de l'opinion (et pas qu'en Islande, suivez mon regard !).

Face à lui, un formidable personnage : Elin Olafsdottir. Une femme de pouvoir, aussi ambitieuse que charismatique. Un recours, une autorité naturelle, j'ai utilisé plus haut le mot "providentiel", me semble-t-il, et c'est vraiment cela. A tel point qu'elle devient un phare dans la nuit, un havre dans la tempête, l'unique alternative au chaos...

Il y a un élément très intéressant dans les choix narratifs de Sigridur Hagalin Björnsdottir : "L'Île" est un roman choral, avec une variété de points de vue. Mais Elin ne fait pas partie des "personnages-chapitres", on conserve une distance avec elle qui lui confère une dimension de statue du Commandeur et une aura un peu mystérieuse.

Le mot est peut-être un peu fort, voire trompeur, je m'explique : qui est Elin ? Eh bien, on ne le sait pas vraiment... Qu'elle ait l'ambition de prendre le pouvoir de longue date, c'est sans doute une évidence. La crise soudaine lui offre une opportunité alors qu'elle était encore en retrait (même si l'Intérieur n'est pas n'importe quel portefeuille).

Mais, dans le même temps, il est impossible de dire si sa manière de gouverner est inscrite en elle ou si elle est le fruit des circonstances. En clair, le tyran attendait-il son heure ou bien se découvre-t-elle sur le tas une vocation de despote ? Chaque lecteur aura sans doute sa lecture, même si le côté volontiers séducteur de ce personnage, et donc manipulateur, peut nous influencer.

Oui, c'est un personnage formidable, en donnant à ce mot une dimension plus sombre, bien sûr. Et peut-être l'est-elle aussi parce qu'elle apparaît plausible, réaliste, dangereuse... Envoûtante... Au point qu'on sort un peu frustré de ne pas mieux pouvoir la cerner. De ne pas entrer dans sa tête pour voir ce qui s'y cache...

"L'Île" s'inscrit en tout cas parfaitement dans la dimension très politique de la littérature islandaise (par exemple les polars d'Arnaldur Indridason ou Arni Thorarinsson), mais aussi de ses séries, je pense en particulier à "Stella Blömqvist", qui met en scène non pas une journaliste, mais une avocate fort retorse et déterminée à mettre au jour quelques secrets inavouables au sommet de l'Etat.

En utilisant un argument fantastique (je le classe ainsi, puisqu'il est inexplicable), Sigridur Hagalin Björnsdottir crée une situation extraordinaire, obligeant à une gestion de crise en urgence, avec des inquiétudes qui fragilisent toute une société. Elle nous offre ainsi une fable dont on espère qu'elle n'aura rien de prémonitoire, en Islande ou ailleurs.

Mais c'est un avertissement, comme souvent l'anticipation ou le post-apocalyptique. Un signal adressé au lecteur pour l'alerter et lui rappeler que le pire est toujours possible, même lorsque le contexte apparaît paisible. L'insularité est une chose, mais n'explique pas tout, et les mécanismes décortiqués par la romancière sont sans doute bien plus universels...

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