samedi 25 août 2018

"Ne contrariez pas les samouraïs. Ne vous mêlez pas de politique. Et faites attention de ne pas laisser traîner votre petit oiseau n'importe où !"

Inutile de vous dire que la plus grande partie du roman va voir le personnage principal s'évertuer à ne surtout pas respecter ces conseils... Le mot "samouraïs" vous indique vers quels rivages nous allons voguer dans ce billet, mais il reste encore beaucoup à découvrir du contexte, des personnages et de la trame de ce livre. "Le Monde flottant", d'Alan Spence, a été publié à l'origine aux éditions Héloïse d'Ormesson en 2010, avant d'être réédité à l'automne dernier par cette même maison. On se lance dans un roman historique dont le point de départ peut sembler assez classique : un Européen arrive dans le Japon féodal, avant l'ère Meiji. Oui, mais en regardant de plus près, on se rend compte que ce personnage a réellement existé et qu'il s'agit là d'une biographie romanesque. Comme moi, pas sûr que le nom de Tom Glover vous parle, eh bien voici l'occasion de découvrir une partie de la vie de ct Ecossais qui prit une part active dans les changements profonds qui vont toucher le Japon au milieu du XIXe et aboutir à la fin du féodalisme dans l'archipel...



Tom Glover est né à Aberdeen, en Ecosse. Son père est officier dans la gendarmerie maritime et, comme beaucoup d'habitants de cette ville portuaire, Tom a le regard tourné vers la mer. Il débute comme courtier, dans une petite société installée sur le port, mais très tôt, il a l'ambition de connaître autre chose. Un ailleurs...

Et plus particulièrement l'Asie, puisqu'il a postulé pour un emploi au sein d'un énorme conglomérat basé à Hong Kong, Jardine Matheson. Quand la réponse arrive, il est soufflé, mais n'hésite pas longtemps : on lui offre une place au sein de l'entreprise, une place au Japon ! Eh bien, c'est au Japon qu'il ira et qu'il deviendra riche !

Ses parents, ses amis, sont bien sûr bouleversés par cette annonce. Non seulement le Japon semble appartenir à un autre monde, mais pour tous, c'est un pays de barbares... Tom ne partage pas cette impression et bientôt, en cette année 1858, il prend la mer avec curiosité et envie, bien décidé à profiter au maximum de ce qui n'est encore, à ce moment, qu'un voyage...

C'est à Nagasaki qu'il débarque, logé dans un premier temps dans les baraquements de fortune construits sur l'île de Dejima, où à l'origine, on installait les négociants étrangers qui n'étaient pas les bienvenus sur le sol japonais. Les choses ont un peu changé, mais pas tant que ça, et la présence des Européens restent une question épineuse, moteur d'un fort mouvement nationaliste.

Très vite, Tom se met au boulot, faisant des affaires dans le cadre de son emploi au sein de la Jardines et engrange de quoi lancer sa propre affaire. Il décide de faire le commerce de tout ce qui peut se vendre, principalement la soie, le riz, mais surtout le thé, dont il va faire évoluer en profondeur les méthodes de production.

Et puis, parce que rien ne l'effraie, il va également négocier des produits plus risqués, comme l'opium ou les armes, mais en prenant les plus grandes précautions. Très vite, le nom de Tom Glover devient incontournable à Nagasaki et son affaire ne cesse de grandir, ce qui n'est pas forcément du goût de tout le monde. Mais Tom n'en a cure.

Il y a bien sûr cette dimension professionnelle, dans laquelle Tom Glover fait des merveilles, mais il lui faut aussi, dans sa vie quotidienne, découvrir la vie à la japonaise et apprendre à s'adapter à cette culture si différente de la sienne. Pour cela, il peut compter sur l'aide de certains européens installés depuis plus longtemps que lui, comme son compatriote Mackenzie.

C'est lui qui lui donne les fameux conseils qui servent de ce titre à ce billet. Pour les samouraïs, c'est compliqué, puisque dès son arrivée, il semble être dans le collimateur de l'un d'entre eux... Pour la politique, cela viendra plus tard, et dans ce billet aussi... Enfin, pour le petit oiseau, cela se passe dans un quartier de la ville où ses amis vont bien vite l'emmener et qu'on appelle le Monde flottant.

Le quartier chaud de Nagasaki, celui des bordels, pardons, des maisons de thé, et des prostituées. Et comme ce fichu écossais ne fait rien de ce qu'on lui recommande, il va tomber amoureux d'une des filles qu'il rencontre... La suite, il vous faudra la découvrir, elle est tragique et montre un côté assez dur de Tom Glover...

Bon, je ne vais pas aller par quatre chemins : même lui ne pensait sans doute pas en quittant Aberdeen qu'il s'installerait au Japon pour le restant de ses jours. Et pourtant, c'est ce qui va se passer, il ne reviendra d'ailleurs dans sa ville natale que très peu souvent. Et "le Monde flottant", c'est le récit de cette existence, plus exactement d'abord des douze premières années qui seront décisives.

Alan Spence évoque d'autres époques, l'une d'entre elle dès l'ouverture du roman, qui se déroule au moment du bombardement de Nagasaki par les forces américaines en 1945. Au moment de l'explosion de la bombe atomique et des jours qui vont suivre. Ces pages nous présentent un autre personnage important de ce roman : Tomisaburo, le fils de Tom Glover...

N'en disons pas trop, car il se passe beaucoup de choses dans ce roman, ces douze années vont s'avérer extrêmement mouvementées, tant sur le plan personnel pour Tom Glover, que pour tout l'archipel du Japon, soumis à des secousses politiques, idéologiques et institutionnelles très fortes, qui vont aboutir à une quasi guerre civile puis à l'avènement, en 1868, de l'ère Meiji.

Il faut se rendre compte en lisant ce roman que le contexte historique est tout aussi important que le personnage central. On est à une période décisive du Japon, la remise en cause des fondations de toute la société nippone, à commencer par son sommet : le shogun. Le pays est encore un empire féodal, mais l'empereur est cantonné à un rôle annexe. C'est le shogun qui a le pouvoir.

C'est encore un Japon tel qu'on l'imagine, avec les samouraïs, les daimyos, qui dirigent les provinces, les ronins, etc. On se croirait dans un film de Kurosawa. Et puis, petit à petit, le contexte politique se met en place autour de Tom Glover. Avec, en particulier, les membres du domaine de Choshu, des samouraïs qui ont adopté un slogan clair et net : Sonnôjôi !

Un mot d'ordre qui signifie : "Vénérez l'empereur ! Expulsez les étrangers !" La volonté affichée de rendre au Japon sa pureté originelle, quand l'empereur dirigeait le pays et qu'on n'y acceptait pas la moindre présence étrangère, pas même commerciale. Ce sont eux qui mènent la fronde en cours, et c'est avec eux que Tom Glover va s'allier...

En particulier, il va devenir l'ami très proche d'un personnage clé de la période, Ito Hirobumi, une relation qui va infléchir la trajectoire du jeune aristocrate nippon, qui deviendra l'une des figures politiques et gouvernementales de la première partie de la période Meiji. On découvre chez Alan Spence toute l'influence plus ou moins discrète de Tom Glover sur ceux qui vont renverser le Shogun.

A ce moment du billet, il nous faut parler d'un autre livre (ce n'est sûrement pas le seul, mais c'est celui qui m'est venu à l'esprit en cours de lecture) : "La Maison de l'Arbre joueur", de Lian Hearn, qui se déroule exactement à la même période, avec les mêmes personnages historiques, autour d'une trame de fiction mettant en scène des personnages imaginaires.

L'angle est différent du "Monde flottant", et même si Tom Glover y apparaît, ce sont surtout les Japonais qui sont au centre de l'histoire. En particulier Ito Hirobumi. Il y a, je pense, une vraie complémentarité entre ces deux livres qui, s'ils restent des romans, et donc des fictions, permettent de s'intéresser de près à cette période décisive de l'histoire japonaise.

Mais, "le Monde flottant", c'est aussi l'histoire d'un homme venu d'ailleurs et qui va finir par devenir un vrai citoyen japonais. En parallèle de sa vie d'homme d'affaires, on suit également sa vie sentimentale, puis familiale, qui n'est pas moins mouvementée, d'ailleurs, et cette partie-là n'est pas moins intéressante, en particulier à travers le personnage de Tomisaburo, qu'on sent écartelé entre ses racines européennes et nippones.

Tout cela dessine un personnage fascinant, au caractère très trempé, qui va défier tout le monde, Européens, Japonais, mais aussi Chinois et Américains, qui va se retrouver pris dans la tourmente de cette période (on vit certains événements majeurs de l'histoire japonaise à travers son regard, qu'on sent inquiet face à la violence qui se déchaîne).

Je ne savais rien de ce personnage, j'avais même oublié l'avoir croisé dans le roman de Lian Hearns et, pour être franc, je croyais lire un roman de pure fiction avant de me rendre compte que je lisais une biographie romanesque. La maison de Tom Glover à Nagasaki existe encore aujourd'hui, elle est entourée d'un jardin public et l'on peut la visiter lorsqu'on se trouve dans cette ville.

Alan Spence signe un vrai roman historique, assez épique, autour d'un personnage fort, ce qui ne veut pas dire qu'il n'apparaît que sous un jour positif, c'est aussi un homme autoritaire, parfois borné, quelquefois égoïste, mais on le voit infatigable, toujours en mouvement, plein d'idées nouvelles dans la plupart des domaines, vraiment impressionnant.

La petite histoire dit que Puccini s'est en partie inspiré de lui pour créer le personnage de l'officier amoureux de Madame Butterfly, bon, pourquoi pas ? Alan Spence s'amuse de cette légende et la met en scène dans la dernière partie du roman. C'est très anecdotique, même si la voix de la Callas, par exemple, peut accompagner agréablement cette lecture.

L'important, c'est plutôt la grande histoire, celle qui s'est accomplie avec la participation de Tom Glover (n'en faisons pas non plus LE moteur de cette révolution, ce serait faux), et ce que j'ai trouvé intéressant, c'est que, en ouvrant le roman en 1945, le romancier ne permet pas d'introduire le personnage douloureux de Tomisaburo, mais montre aussi ce que la révolution des années 1860 a eu pour conséquence.

Car le Japon impérial qui a colonisé la Mandchourie dans le sang, qui a rejoint l'Axe, qui a combattu les Américains dans le Pacifique avec acharnement, ce Japon-là, mis à genoux par les deux bombes atomiques, est directement issu de ces événements... Et l'on comprend que les spécificités culturelles fortes ont largement survécu à l'ouverture du pays.

Autre conséquence, directement liée à Tom Glover, c'est la création des chantiers navals de Nagasaki qui, bien plus tard, deviendront une des places fortes mondiales de la construction de navires. On découvre comment le négociant écossais va permettre la création de cet immense complexe et comment cela va se dérouler sur le plan technique. Là encore, c'est impressionnant.

Un dernier mot qui concerne le titre français du roman. Pour être franc, je n'ai pas trop compris pourquoi ce choix. Le Monde flottant, c'est le surnom du quartier chaud de Nagasaki et si ce qui s'y passe dans le cours du roman est important, ce n'est pas l'essentiel. C'est peut-être plus joli et plus poétique que le titre en version original, mais ce dernier est plus pertinent.

En anglais, le roman s'intitule "The Pure Land", la terre pure. Alors, oui, bien sûr, en français, ça ne sonne peut-être pas très bien. Et pourtant, cette expression japonaise qui qualifie le Japon colle parfaitement à l'histoire du roman et à ses enjeux. D'autant que derrière elle, il y a un élément loin d'être anodin, qui résume bien les relations internationales entre l'archipel et le reste du monde.

En début de billet, je signalais cette remarque que ses amis font à Tom Glover en apprenant qu'il part pour le Japon : ce sont des barbares. Mais, dans le même temps, on comprend que les Japonais pensent exactement la même chose des non-Japonais, et particulièrement des Européens. Chacun est le barbare de l'autre, et c'est la pureté de la terre japonaise qui est en jeu...

Encore une fois, la magie du Japon opère. On le découvre dans le regard d'Européens, le romancier comme le personnage principal, mais on est dépaysé. Car, même si le Japon actuel, comme la plupart des pays asiatiques, conserve un attachement fort à ses traditions, le pays d'aujourd'hui est très différent de celui des années 1860, où la nature est un élément incontournable.

Mais c'est aussi un pays très violent que l'on découvre, où les sabres sortent bien souvent des fourreaux. Une violence à laquelle participe allègrement les pays européens, dont le rôle à cette période, est loin d'être des plus moraux... C'est l'un des autres éléments forts qui apparaît dans le parallèle entre les années 1850-60 et 1945 : la volonté de mettre le pays à genoux, à n'importe quel prix...

J'ai peu parlé des personnages féminins, alors qu'il y en a deux essentiels dans ce roman. Pardonnez-moi, c'est simplement parce que les évoquer dévoilerait certains aspects importants du livre. En arrivant au terme de ce billet, j'ai une pensé pour Maki, dont le destin m'a bouleversé, dès le début et jusqu'au final, où elle tient une place importante.

Tout cela donne un vrai bon moment de lecture, romanesque au possible tout en nous en apprenant beaucoup sur l'histoire du Japon (faites chauffer les moteurs de recherche !), plein de bruit et de fureur, mais aussi d'amour et de sensualité. Vous en saurez plus sur Tom Glover, un personnage historique méconnu, un homme imparfait, mais une vraie figure romanesque.

1 commentaire:

  1. Merci beaucoup pour cet article très très détaillé et passionnant sur ce roman de Alan Spence que je ne connaissais pas du tout. J'ai bien envie de me laisser tenter !

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