Un vers (et quelques pieds...) du Phèdre de Jean Racine pour ouvrir notre billet du jour. Oh, n'y voyez pas un hasard, ce choix est même tout à fait volontaire, outre ce que disent ces quelques mots. En effet, Racine lui-même fut soupçonné d'avoir usé du poison sans que sa culpabilité puisse être établie avec certitude. Or, c'est cette fameuse affaire des Poisons qui va nous intéresser ce soir. Si vous êtes des habitués de ce blog, vous aurez remarqué que je parle beaucoup de ce "faits divers" historique ces derniers temps, car plusieurs des romans historiques que j'ai lus en font mention. Mais, ici, cette affaire est le coeur du roman. On plonge dans l'incroyable toile d'araignée qui a, semble-t-il, emprisonné Paris, Versailles et le pouvoir royal de la fin des années 1660 au début des années 1680. Plus d'une décennie qui a fait sérieusement vaciller le pouvoir monarchique et le règne de Louis XIV, jetant le roi lui-même dans une coupable hésitation... Avec "Le Sceptre et le venin", troisième enquête de Géraud Lebayle, publiée chez MA Editions, Gérard Hubert-Richou nous plonge dans une enquête de longue haleine, pleine de rebondissements et de luttes de pouvoir, visant à démanteler une véritable entreprise terroriste, l'expression n'est pas trop forte.
C'est en 1675 que Monsieur de la Reynie, lieutenant général de la police de Paris, fait appel à Géraud Lebayle, un de ses meilleurs hommes, pour s'occuper de l'Affaire des Poisons. A cette époque, on estime le nombre d'empoisonneurs à plus de 400 rien que dans la capitale du royaume et faire avaler à son prochain des "poudres d'héritage", comprenez de l'arsenic en dose massive, est devenu un sport national.
Pourtant, la Brinvilliers, considérée comme la principale instigatrice de cette triste affaire, est en fuite et les jours avant son arrestation sont désormais comptés. Mais, depuis la fin des années 1660, elle a eu le temps de faire tellement d'émules que les réseaux d'approvisionnement en poisons divers et les utilisateurs de ces substances n'ont cessé de se multiplier, telles les têtes d'une hydre qui repoussent plus nombreuses lorsqu'on les a coupées.
Dans toutes les classes sociales, de la plus modeste bourgeoisie jusqu'au plus haute sphère de l'aristocratie, on règle ses petits soucis, même les plus intimes, à coups de fioles discrètement versées dans des verres, des plats, ou par d'autres moyens plus sournois encore... On empoisonne des riches et des pauvres (jusque dans les hôpitaux où des grabataires subissent les "actions charitables" d'anges de la mort), des hommes, des femmes, des amis, des rivaux, des inconnus comme des proches... Bref, on se trucide joyeusement au point d'ébranler la monarchie...
Car, outre les cas particuliers, ce que redoute la Reynie, c'est un complot, voire plusieurs, qui pourraient viser la personne même du Roi... Ou abattre le pouvoir en place. Alors, il devient urgent de déjouer les plans, quels qu'ils soient, de certains meneurs, en espérant pouvoir les confondre au plus vite, mettre hors d'état de nuire les fournisseurs de poisons et attraper tous ceux, quelles que soient leurs origines sociales, y ont recours...
Et la Reynie a désigné à Géraud trois personnages auprès desquels il va devoir mener le gros de son enquête, avec la plus grande discrétion, car le moindre faux pas pourrait pousser tous les réseaux d'empoisonneurs à agir en urgence, provoquant des catastrophes en chaîne. Qui sont les trois sinistres personnages ainsi visés ?
D'abord, la Voisin. Catherine Deshayes, veuve Montvoisin, pour son état civil exact. On la considère comme la reine des empoisonneuses. Cette femme vulgaire, au charisme tout particulier, est la maîtresse d'un grand nombre d'hommes, y compris parmi l'aristocratie, alors qu'elle est issue de la plus basse extraction.
Elle se présente elle-même comme devineresse, d'autres la qualifie de chiromancienne, on la soupçonne d'être une "faiseuse d'anges", comprenez une avorteuse, de participer à des messes noires et d'être à la tête d'un ahurissant réseau capable d'atteindre à peu près n'importe qui à Paris comme à Versailles et de fournir en poisons tous ceux qui en demandent, contre de fortes sommes d'argent...
Ensuite, Lesage, alchimiste (activité interdite) et faussaire, dont le laboratoire est l'une des plaques tournantes de la fabrication de poisons. Lesage est l'un de ses nombreux pseudonymes sous lequel on le connaît. Mais son pedigree ne s'arrête pas là. En effet, il a repris ses activités mortelles en 1673 après avoir passé quelques années aux galères, après une condamnation pour sorcellerie et empoisonnements... Pas vraiment vacciné contre ses mauvais penchants, ce "brave" homme...
Enfin, Etienne Guibourg. Prêtre dévoyé, il est devenu l'organisateur et le célébrant le plus en vogue à Paris de messes noires. On le soupçonne de pratiquer au cours de ces cérémonies sataniques singeant la messe catholique, des sacrifices humains (précision à ce propos, destinée aux âmes les plus sensibles parmi les lecteurs : certaines scène du "Sceptre et le venin" pourront vous heurter, on ne lésine pas sur les détails sordides...).
Voilà le triumvirat désigné comme étant les principaux meneurs de cette affaire qu'on ne parvient plus à endiguer. Or, ces trois-là se connaissent et enquêter sur eux simultanément sans se faire démasquer, va nécessiter de la part du jeune policier Géraud Lebayle des trésors d'ingéniosité. Et, s'il n'est pas à proprement parler un comédien (vocation si mal vue encore à cette époque), il se trouve que Géraud est assez doué pour se grimer...
Il va donc endosser plusieurs personnages très différents les uns des autres, un domestique agissant au nom d'une baronne souhaitant voire trépasser rapidement son vieux barbon d'époux, un prêtre souhaitant apprendre les rudiments de la célébration de messes noires et un jeune et virevoltant marquis aux ambitions affichées : devenir un courtisan en vue, par tous les moyens possibles...
Aidé par son fidèle ami, Pistol, connu à Maastricht alors que Géraud enquêtait sur la mort de d'Artagnan, le jeune policier va plonger dans un monde dont il ne soupçonnait pas l'horreur et les ramifications. Il va surtout prendre conscience du danger encouru, à titre personnel, mais aussi pour tous ceux qu'il connaît, aime et apprécie, qui, pour n'importe quelle raison, pourrait à leur tour être visés par l'arme effroyablement discrète qu'est le poison...
Il va aussi comprendre que cette affaire n'est pas du tout une affaire ordinaire, que ce qu'il doit accomplir dépasse, et de loin, tout ce qu'il a pu accomplir depuis qu'il est policier. Et pourtant, les complots, il connaît, que ce soit à la corderie royale de Rochefort ou dans les tunnels de Maastricht ! Jamais il n'a eu peur comme maintenant. Jamais il n'a autant douté de ses capacités, jamais il ne s'est autant demandé comment agir pour venir à bout de ses innombrables adversaires...
Il prend peu à peu conscience de la folie de ceux qu'il est chargé de traquer, de l'atroce crédulité de leurs clients et de l'incroyable appauvrissement moral d'un pays où assassiner celui qui vous gêne ne pose plus aucun problème de conscience... Chose rare pour un polar, l'enquête s'étale sur 4 années ! C'est vous dire la difficulté de la tâche !
Et, outre la dangerosité des suspects, c'est leur influence qui est redoutée en haut lieu. Tant de monde semble être impliqué dans l'affaire, plus ou moins gravement, qu'il devient difficile de faire confiance à qui que ce soit, même au plus près du monarque absolu. L'Etat, c'est lui, on le sait, alors qu'adviendra-t-il si on s'attaque à lui ?
Et justement, les questions politiques ne sont pas étrangères aux tergiversations dans l'enquête et à la prudence absolue. Car, deux hommes forts du régime, qui ne s'apprécient guère, en sous-main, s'opposent : Colbert et Louvois... Les deux ministres sont aussi différents qu'on peut l'être et leur rivalité n'est pas un mystère... Mais, se pourrait-il que, dans le contexte tendu, cette histoire se règle, non pas en duel, mais avec quelque funeste poudre ?
Et, croyez-moi, cette rivalité n'a rien d'anodin. Car, auprès de ces deux-là, de leurs ambitions, de leur vision politique du royaume, plane une autre figure incontournable. Et c'est cette personne qui, par sa seule influence, paralyse complètement les décisions que peut prendre La Reynie. Et pour cause, cette personne a l'oreille du Roi, et bien plus : son coeur...
Françoise Athénaïs de Rochechouart de Mortemart, Marquise de Montespan...
La Montespan, favorite de Louis XIV, mère de ses enfants, peut-être la femme que le Roi Soleil aura le plus aimé au cours de sa longue vie, jalonnée de conquêtes féminines. Or, la Montespan pourrait bien être au centre de la toile d'araignée tissée par les réseaux d'empoisonneurs... Elle en userait elle-même, peut-être même sur le Roi, dont certains malaises inexpliquées intriguent et inquiètent...
Elle participerait aussi régulièrement aux messes noires, celles de Guibourg et d'autres. Elle y assisterait d'ailleurs dans le plus simple appareil, offrant son corps nu comme autel de ces cérémonies sacrificielles... Voilà les rumeurs qui courent sur elle... Des rumeurs que La Reynie et Lebayle croient plus que crédibles, sans disposer de la preuve irréfutable...
Mais que faire contre une telle femme, qui a les faveurs inconditionnelles du Roi le plus puissant d'Europe ? Qu'elle ait eu recours aux fameux philtres d'amour que les mêmes qui fabriquent les poisons se vantent de mettre au point, ou non, elle a su, au fil des ans, envoûter le souverain au point de se mettre hors d'atteinte de toute enquête...
Car, sans autorisation de Louis XIV, personne ne pourra formuler d'accusation de quelque nature que ce soit à l'encontre de la Marquise, personnage particulièrement trouble, ambigu, ambitieux et fascinant... Or, jamais le Roi n'autorisera cette enquête, pire, il fera tout pour que la partie de l'enquête concernant sa maîtresse disparaisse aux oubliettes... Il faudra toute la conscience professionnelle et l'immense respect d'un La Reynie pour son roi pour que nous parvienne des éléments convergents montrant sans doute que la belle Athénaïs a bien trempé dans toutes les atrocités évoquées...
A travers ce contexte historique, qui sous-tend évidemment le roman de Gérard Hubert-Richou, l'auteur nous offre une intrigue policière digne des grandes heures du roman de cape et d'épée... Plus que jamais, on pense à Jean Marais (pour le côté déguisement) mais surtout à Gérard Philippe, qui aurait pu incarner un formidable Lebayle. Connaissant la passion de Gérard Hubert-Richou pour le théâtre, je n'ose imaginer qu'il n'a pas pensé lui-même à ce jumelage...
Et, puisque j'évoque Lebayle, laissez-moi évoquer le tandem qu'il forme avec La Reynie. Là encore, je n'ai pu m'empêcher (je sais, c'est un gros défaut, chez moi) de penser à un autre duo livresque, incarnant le polar historique : Nicolas Le Floch et le lieutenant général de police, Antoine de Sartine.
Je n'avais pas pensé à faire ce parallèle jusqu'à ce qu'il me saute aux yeux au fil de cette lecture. Il faut dire que les deux premières enquêtes de Géraud Lebayle se passaient loin de Paris, c'est donc la première fois qu'on peut observer la relation quotidienne entre les deux hommes. Avec une évidence : ce qui les unit me paraît de même nature, les personnalités des deux jeunes policiers sont proches, mais celles de leurs chefs sont sensiblement différentes.
Sartine est le prototype du courtisan, tournant comme la girouette au vent selon le bon vouloir de ses maîtres. Sa position joue beaucoup dans ses décisions et dans les orientations qu'il ordonne aux enquêtes de son poulain. La Reynie est un véritable serviteur de l'Etat. Et surtout, un admirateur de Louis XIV. Les deux hommes noueront d'ailleurs une véritable amitié jusqu'à la mort de La Reynie, en 1709. Ce dernier n'agit pas pour lui, mais pour offrir les meilleures conditions de règne à son souverain... Et cela change tout, jusqu'à une certaine forme de désobéissance s'il juge cela nécessaire pour protéger Louis XIV.
J'aimerais vraiment voir cette relation affinée, poursuivie dans de prochaines enquêtes, car elle m'a semblé très intéressante. Tout comme le petit groupe de fidèles amis sur lesquels peut compter Géraud Lebayle, un groupe qui prend, dans ce roman, des airs de Trois Mousquetaires bis (ce n'est sans doute pas un hasard, Lebayle portant à la ceinture l'épée qui appartint à d'Artagnan...).
Au-delà de toutes ces considérations, la peinture du grand siècle que nous offre Gérard Hubert-Richou est remarquable et la fresque historique et policière est prenante. La façon de mêler les faits historiques et la fiction est très habile, y compris lorsque Lebayle se retrouve mêlé à des arrestations auxquelles il n'a pu effectivement participer, puisqu'il n'est qu'un personnage de fiction...
La tension va crescendo, avec quelques scènes très fortes, comme cette messe noire que j'ai déjà évoquée ou la panique de Lebayle quand il réalise qu'on peut aussi s'en prendre à ses proches... La dramaturgie aussi monte lentement en puissance, jusqu'à l'hallali, une série de coups de filets organisée comme on jouerait au mikado : surtout ne pas risquer de tout faire s'effondrer, arrêter des seconds couteaux sans affoler les principales cibles et, lorsque ces cibles se pensent intouchables, agir avec rapidité et sans faiblesse...
Un dernier mot en guise de conclusion. Je pense qu'on ne mesure pas l'importance dans notre histoire de cette Affaire des Poisons. Sans même évoquer les incroyables suites judiciaires que vous découvrirez en fin de livre, dignes des actuels procès-fleuves contre la Mafia italienne, les retombées de cette décennie de troubles seront un vrai tournant dans le règne de Louis XIV...
Disgrâce de la Montespan, même à contre-coeur, arrivée de Madame de Maintenon, durcissement du pouvoir royal, qui tombera dans une intransigeance tyrannique, volonté de quitter Paris pour Versailles, tout cela, à des degrés divers, sera lié à ces événements... Mais surtout, en lisant le roman de Gérard Hubert-Richou, je me suis rendu compte qu'on avait peut-être sous les yeux la première grande affaire terroriste de notre Histoire...
N'ayons pas peur des mots, Paris a vécu pendant toute cette décennie dans la terreur des empoisonnements, des sorciers et sorcières, des assassins potentiels. On assiste d'ailleurs dans le livre à une émeute au cours de laquelle Géraud est pris à partie et molesté, tout policier qu'il soit, pour être intervenue afin d'arrêter une "sorcière" en passe de se faire lyncher...
Ou encore, Géraud évoluant le long de la Seine, en plein coeur de Paris, repérant les endroits où l'eau est captée pour alimenter les Parisiens et réalisant qu'on pourrait tout à fait empoisonner ces points névralgiques et causer des dégâts humains considérables... Mais dites-moi, ce n'est pas la naissance de Vigipirate, ça ?
Ah si tu commences à comparer avec Nicolas Le Floch', je ne résiste plus à l'appel de ce livre dont le speech me parlait déjà beaucoup.
RépondreSupprimerMerci pour ce nouvel avis !
Je ne compare pas, j'esquisse un parallèle ;)
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SupprimerJe ne pensais pas voir surgir, hier, devant moi, le livre à la main et le sourire à la lèvre, Christophe de Jerphanion, au salon du livre de Paris 5ème. Souvenir d'Épinal où nous nous rencontrâmes naguère (autre salon).
C'est toujours agréable de signer un livre, mais en cette occurrence, avec plus de plaisir encore car celui-ci avait vécu : pages marquées, dos creusé, couverture usée… un livre qui avait été lu dans tous les sens!
"J'ai écrit un petit papier sur votre roman" me dit-il modestement. Un papier, le texte ci-dessus? Heureusement qu'il a été écrit avant notre rencontre, sinon j'en aurais rougi, et certains auraient pu parler de connivence…
De tels éloges, un tel travail d'écriture précise et soignée, j'en veux tous les jours !
À placarder dans les écoles de journalisme. Christophe a tout compris. Je ne peux rien ajouter sinon que je l'en félicite et l'en remercie.
Cordialement
Gérard HUBERT-RICHOU
Oh, ben tout rouge, je suis, merci beaucoup, Gérard...
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