samedi 2 novembre 2013

"Devant le mont Fuji / l'envol du papillon / dure l'éternité".

J'ai hésité, oh, que j'ai hésité avant de choisir une phrase de titre ! D'habitude, si je mets du temps à me décider, c'est parce que je ne trouve pas ce qui me convient. Là, je me suis retrouvé avec deux phrases pouvant faire parfaitement l'affaire et un sacré dilemme... Finalement, j'ai tranché, après moult hésitations... Puisque nous allons nous immerger dans la culture japonaise, j'ai pensé qu'un haïku conviendrait parfaitement. Quant à l'autre phrase, qui se trouve en exergue du roman et le traverse tout entier, je me suis dit qu'il serait aussi bien de la développer dans le corps de ce billet. Voilà l'explication de ce titre, extrait du dernier roman en date de Jean-Philippe Depotte, "le chemin des Dieux" (publié dans la fameuse collection "Lunes d'encre", chez Denoël), et qui, mine de rien, va nous donner des pistes de réflexion à creuser. Partons pour une plongée dans la culture japonaise, d'hier et d'aujourd'hui... De toujours ?





Achille a vécu quelque temps au Japon, où il était parti avec son meilleur ami, Francis. Un séjour presque parfait, lors duquel Achille a rencontré une ravissante jeune femme, Uzumé. Celle-ci servait le thé, dans une auberge où le jeune français s'est rendu chaque jour... Séduit, il a failli demander Uzumé en mariage, mais ce ne fut pas possible. Sous le coup de la déception, il avait alors quitté le Japon pour rentrer en France.

Mais, Francis, lui, y est resté, s'y est marié, y a fondé une famille. Peu à peu, les liens se sont distendus entre les deux amis, vivant désormais à des milliers de kilomètres l'un de l'autre. Ils n'ont plus d'autre contact véritable qu'un coup de téléphone pour se souhaiter la nouvelle année... Jusqu'au jour où, alors qu'il ne s'y attend pas du tout, Achille reçoit un appel de Francis...

La teneur du message est simple : Uzumé a disparu... Voilà 12 ans que Achille n'est plus allé au Japon, mais Uzumé n'a jamais quitté ses pensées. Alors, il décide de tout laisser derrière lui, de quitter une nouvelle fois son pays natal, séance tenante, pour retourner au pays de ses rêves, dans ce lointain archipel qu'il connaît bien et comprend si mal...

Arrivé là-bas, c'est un pays au bord du chaos qu'il découvre... Ce que l'on appelle "l'Incident" a poussé les autorités nippones à rationner drastiquement l'énergie, à commencer par l'électricité. De cet "Incident", on ne saura rien, juste ce terme flou, mais comment ne pas songer à Fukushima ? Peu importe, ce qui compte, c'est la situation précaire et chancelante que connaît le pays à l'arrivée du Français.

Autre élément curieux : Achille ne croise que des Japonais. Il ne semble plus, en dehors de lui, y avoir de Gaïjin (désolé s'il y a un pluriel particulier, je ne maîtrise pas la langue japonaise...), autrement dit, d'étranger, de personnes non originaires de l'archipel... Ont-ils tous quitté les le pays ? Quoi qu'il en soit, Achille évolue à contre-courant et sa présence se remarque, inquiète, effraye, même...

Mais, il n'est pas au bout de ses surprises. Uzumé, la jeune femme qui motive son arrivée au Japon et qui est censée avoir disparue, s'affiche en fait partout... Et pour cause, elle est l'égérie de la campagne gouvernementale faisant la promotion de la nouvelle politique énergétique... On la voit sur les affiches, dans les spots télé, oui, partout... Pour une disparue, c'est quand même étrange...

D'autant plus étrange qu'une disparition fait bien la une de l'actualité, mais il ne s'agit pas d'Uzumé. Non, celle qui a disparu, enlevée, peut-être, est la doyenne du pays, sans doute de l'Humanité toute entière. Elle a au moins 120 ans, comprend Achille... Mais qui pourrait lui en vouloir ainsi et pourquoi ? Achille se pose des questions, mais un dernier événement va changer toutes ses priorités...

Lorsqu'il appelle Francis, son ami, celui à qui il a parlé juste avant de quitter la France et d'entreprendre son long voyage, il découvre qu'il s'est suicidé. Brutalement, sans signe avant-coureur, sans doute très peu de temps après leur conversation... Tous les repères d'Achille s'effondrent alors... Qui connaît-il encore dans ce pays qu'il apprécie tant mais dans lequel il reste et restera toujours un étranger ?

Il va lui falloir retrouver Uzumé, qu'elle ait effectivement disparue ou non, s'il veut comprendre ce qui a pu se passer désormais. Tout est renversé, c'est Uzumé qui pourra l'aider à comprendre la mort de Francis et non plus Francis qui lui permettra de comprendre les raisons de la disparitions d'Uzumé... Cela ne s'annonce pas simple du tout, cette affaire...

Deux derniers faits. A l'aéroport, le Français va faire une rencontre très importante. Elle s'appelle Kumiko, elle est taxidermiste et réalise d'étonnantes oeuvres d'art destinées à de riches clients. Achille lui trouve une ressemblance avec Vera, vous savez, la fille sérieuse qui résout les affaires dans le dessin animé Scoubidou... Et c'est d'ailleurs ainsi qu'il va la surnommer, car ces deux-là sont appelés à se revoir...

Mais surtout, en suivant les traces d'Uzumé, Achille va se faire piéger. Il va passer une nuit dans une auberge. En galante compagnie... Le hic, c'est au moment de partir, au petit jour... L'addition est salée, trop salée pour le Français, qui doit laisser en gage presque tout ce qu'il a sur lui... Y compris son billet retour pour la France... Coincé dans le pays, il ne lui reste plus qu'à comprendre ce pays pour espérer s'en sortir...

La suite, je vous la laisse découvrir, d'abord parce que ce roman est tout à fait impossible à raconter en détails, ensuite, parce qu'il ne faut surtout pas trop en dire pour que les surprises concoctées par Jean-Philippe Depotte, un romancier qui excelle dans l'art d'embobiner ses lecteurs, ne soient pas éventées malencontreusement.

Reste à parler du sujet de ce roman, de ce qui affleure sous le récit lui-même. Une formidable réflexion sur la culture japonaise. La culture traditionnelle, si puissante dans ce pays, qui fut longtemps isolé du reste de l'humanité, est-elle soluble dans un monde moderne et globalisé ? Pour reprendre une expression bien de chez nous : l'identité japonaise est-elle en danger, pourrait-elle disparaître ?

Soyons clair, ce qui est en jeu dans tout ce récit, c'est la lutte entre tradition et modernité dans un pays qui, vu de loin, sans forcément être un connaisseur des us et coutumes locaux, semble pourtant parvenir à concilier les deux... Or, le Japon ancestral, authentique, éternel, pourrait à terme finir par s'effacer, par se réduire à l'état de simple estampe souvenir pour laisser l'hégémonie à ce Japon moderne, ultra-technologique, forcément occidentalisé pour une part, générateur d'une nouvelle mythologie...

Je sais que ce que je raconte n'est pas forcément de la plus grande clarté, mais je vous assure qu'au fil des rebondissements et des rencontres faites par Achille, vous verrez tout cela devenir limpide. De ce thème central, vont en découler d'autres, comme ceux qui tournent autour de la beauté, de la perfection, du temps qui passe, de ce qui est éternel ou éphémère...

"Sans perfection, il n'y aurait plus de Japon !", dit un des personnages à Achille. Tout est dit, ou presque, dans cette sentence indignée. C'est dire l'image que le Japon renvoie à ses concitoyens et celle que ce peuple entend renvoyer au reste du monde. Mais, il manque tout de même un petit quelque chose, dans cette phrase : c'est quoi, exactement, la perfection ?

Se confond-elle avec la beauté, ou bien sont-elles deux choses distinctes, parfois opposées ? Car, si l'on peut trouver de la beauté dans une imperfection, que devient alors la perfection ? Ah, ah, oui, ça cogite ! Et c'est ici qu'intervient la phrase qui m'a tant fait hésiter, au moment de choisir le titre du billet... "Il n'y a pas de bien, il n'y a pas de mal. Il n'y a que la beauté". Une phrase mise en exergue, je ne vais pas le cacher, on la découvre dès la page de garde, en soulevant la couverture...

Puis, on la retrouve à plusieurs reprises, dans la bouche de différents personnages, dans un contexte qui illustre parfaitement cette phrase qui semblera étrange à nos esprits occidentaux. En effet, le manichéisme n'est pas une préoccupation japonaise. La beauté peut-être incarné par s'incarner dans une créature qui nous paraîtra féroce ou cruelle, peu importe, du moment que c'est une expression de la beauté...

Le talent de Depotte, c'est d'abord d'intégrer parfaitement la réflexion à son histoire romanesque. Il faut dire que ce sujet est parfait pour un roman à suspense, ce qui est quand même le cas de ce "Chemin des Dieux", dont le lecteur essaye de suivre le tracé tortueux. Mais Depotte sait aussi l'illustrer parfaitement à travers le prisme des cultures japonaises, nous montrant ainsi l'étendue de ce qui nous sépare de cette civilisation...

J'emploie l'espression "cultures japonaises" au pluriel, car si l'on croise des traditions ancestrales, comme la cérémonie du thé ou le théâtre Nô, on se retrouve aussi avec la culture contemporaine qui contraste sévèrement avec sa devancière, je parle de la "J-pop", la pop music japonaise, aux starlettes capables d'éclipser nos Britney ou nos Miley, le sumo ou encore les jeux vidéos, dont les personnages sont des idoles absolues.

Et c'est aussi à travers ces quelques exemples qu'on aperçoit ces antagonismes passé/présent, tradition/modernité, éternité/éphémère. Quelle identité doit adopter le Japon ? Sacrifier sa culture ancestrale et éternelle, sa beauté et sa perfection intrinsèques, son raffinement mais, aussi, une certaine cruauté, pour privilégier une nouvelle culture contemporaine qui sera bientôt remplacée par une autre, et ainsi de suite, mais qui aura procuré bonheur et fierté à son peuple ?

Jean-Philippe Depotte nous emmène dans un Japon qu'il connaît bien pour y avoir vécu plusieurs années, alors qu'il travaillait dans une société de jeux vidéos, avant d'entamer sa carrière littéraire. Il parvient à rendre le décalage entre le regard occidental et cette culture si riche. Mais, le plus intéressant, c'est sa manière d'intégrer les mythes et légendes nippons à son histoire, ni vu, ni connu, je t'embrouille...

Evidemment, si vous êtes passionné par tous ces sujets, vous risquez, mais est-ce bien sûr ?, de flairer les chausse-trappes tendues par l'auteur dans ce roman. En revanche, si, comme moi, vous êtes néophyte, vous allez vous laisser guider sur ce Chemin des Dieux, afin de ne pas vous y perdre. Et, peu à peu, vous allez découvrir un univers incroyable, dans lequel le fantastique prend peu à peu tout son sens.

Ajoutez à cela des titres de chapitres qui sont des caractères de l'écriture japonaise. A chaque fois, le sens en est expliqué, il est logiquement illustré dans le chapitre, mais aucun des mots choisis n'est innocent et, au final, là aussi, on fait un certain nombre de découvertes. Une en particulier, dont je ne peux hélas parler publiquement ici, on me reprocherait encore d'en dire trop... Mais j'espère qu'elle vous frappera comme elle m'a frappé, éclairant d'un coup un des aspects du livre qui m'échappait jusque-là.

Aucun didactisme dans le travail de Depotte pour nous parler de cette mythologie nippone, au contraire, cela nourrit le récit, l'intrigue. Achille est perdu dans ce pays qu'il croit connaître mais duquel il n'est pas issu, ce qui fait toute la différence. Le lecteur lui aussi perd tous ses repères, d'emblée... Le pays de carte postale qu'il s'attend à trouver n'existe plus, la lumière s'éteint peu à peu partout dans cette capitale qu'on a tant l'habitude de voir briller de mille feux électriques...

Ensuite, partout où nous allons, dans le sillage de notre compatriote, rien ne se passe comme prévu, brouillant encore un peu plus les cartes. Alors, on se laisse faire et on attend que les clivages se dessinent enfin, que les alliés révèlent leurs véritables natures et les motivations qui les font agir. En jouant avec des personnages archétypaux qui parlent aux Français que nous sommes, comme la geisha et le yakuza (certains ne dépareraient pas dans un film de Takeshi Kitano), Depotte instaure une ambiance "touristique", si vous m'autorisez ce mot, avant de la faire bien vite voler en éclats.

Malgré tout, le roman de Jean-Philippe Depotte reste empreint de lyrisme et de merveilleux. On y découvre des créatures, des légendes, des contres, on a, par moment, l'impression de se trouver au coeur d'une version asiatique du "Songe d'une nuit d'été", et l'on attend d'en savoir plus sur toutes ces personnes que Achille côtoie et dont il doit se méfier, tant ils sont habiles à déguiser leurs identités réelles et leurs ambitions véritables...

C'est en fait un Japon à la croisée des chemins que se trouve le Japon dont nous parle le romancier. Un pays qui, suite au fameux "Incident", fait en quelque sorte son examen de conscience... En peu de temps, le pays a tellement changé, qu'il a peut-être renié ses racines et son essence même pour la troquer contre une autre moins authentique...

Faut-il que l'archipel se referme comme il l'a été longtemps, laissant le reste du monde à sa porte et revenant à une vie attachée étroitement à la nature et aux cinq éléments que sont la terre, l'eau, le feu, le métal et le bois (si je ne me trompe pas...). L' "Incident" pourrait marquer le point de rupture avec l'ère technologique qui a mis en danger tout l'Empire, et la nécessité de revenir à la modestie de ce qui, jusqu'à ce présent douloureux, n'a jamais perdu de sa beauté, de sa perfection. Un modèle bâti pour l'éternité...

Et quel meilleur symbole de cette éternité parfaite que l'imputrescible mont Fuji ?

La boucle est bouclée avec le haïku initial, titre de ce billet, mais avec le roman aussi, vous le verrez. Et, en conclusion, je vous invite à prendre "le chemin des Dieux", des chemins de traverse qui vous emmèneront loin des sentiers les plus battus qui nous parlent d'un Japon illusoire, et rarement du Japon éternel, l'unique, le seul... Que les Japonais seront les seuls à pouvoir conserver dans toute sa vigueur et sa sagesse...

Ou pas...


1 commentaire:

  1. Bonjour Joyeux Drille et merci pour ce long billet !

    Tu parles très bien du Chemin des dieux et je n'ai pas grand chose à ajouter... sinon quelques réflexions pour épicer la sauce.

    En fait, s'il y a bien une chose étrangère au Japon, c'est la dichotomie : le vrai / le faux, le bien / le mal, etc. Au Japon, l'ambiguïté est une valeur suprême. Et c'est bien sûr un fil rouge important de mon livre.

    Alors, tradition ou modernité ? Quel voie choisir ? Aucune, bien sûr ! Car au Japon, la tradition n'est pas l'opposée de la modernité. Le passé n'est pas le contraire du futur. Les deux coexistent et se renforcent en permanence. Quand j'habitais Tôkyô, je le vérifiais tous les jours.
    De la même manière, la beauté est éphémère et, à la fois, elle est éternelle. Un flocon de neige ne dure que quelques secondes mais pourtant la neige que je vois tomber est la même d'année en année.
    Enfin, la perfection. C'est le message de Véra, ma taxidermiste. La perfection n'existe que dans la singularité, dans ce petit défaut qui montre l'unicité.

    Voilà. Avec mon histoire, j'ai voulu montrer ce qui moi m'a fasciné au Japon. Loin des clichés des samurais et des geishas, des sabres mythiques et des ninjas en chaussons, j'ai décrit le Japon que je voyais en sortant de chez moi, ses couleurs et ses nuances, et tous ces dieux que l'on croise chaque jour au coin des rues.

    Amicalement,
    Jean-Philippe

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