Au début des années 1930, le compositeur russe (enfin, soviétique) Serge Prokofiev vit à Paris. Certes, il est connu et reconnu dans le petit milieu musical, mais il peine à voir sa musique reconnue, saluée, jouée en Europe occidentale ou aux Etats-Unis. En tout cas, reconnue à sa juste valeur, telle qu'il la définit lui-même : le plus grand musicien de son temps.
C'est bien simple, il ne se voit qu'un équivalent dans l'histoire de la musique : Mozart...
Car Prokofiev n'est pas du genre modeste. L'homme est d'un perfectionnisme seulement équivalent à son manque de modestie. Il souffre donc de ce manque de reconnaissance, jugeant que ces Occidentaux n'y connaissent rien et qu'ils lui préfèrent des musiciens de moindre talent, voire médiocres...
A Paris, Prokofiev vit avec sa famille : son épouse, Lina, et leurs deux jeunes garçons, Sviatoslav et Oleg. Lina, qui est elle-même cantatrice et possède une double origine, russe et espagnole, a choisi de mettre sa carrière entre parenthèse pour devenir mère au foyer, afin que "le Grand Homme" puisse s'adonner à son art sans que rien ne vienne parasiter son inspiration...
Mais, la vie parisienne n'est pas la tasse de thé de Prokofiev. Il sort peu, reçoit beaucoup, en particulier Francis Poulenc, qu'il écrase aux échecs à chaque fois et doit faire avec des Parisiens qu'il méprise profondément... On lui envoie des journalistes qui feraient mieux d'aller couvrir les chiens écrasés et n'y connaissent rien de rien en matière de musique... Quant au voisinage...
Il est susceptible, le voisinage des Prokofiev... Il ne supporte pas que le maître compose, répète ou simplement joue ses oeuvres ou celles des autres quand ça lui chante, y compris au milieu de la nuit ! Quelle bande d'incultes !! Comme si l'inspiration avait des heures de bureau, comme s'il ne fallait pas jouer fortissimo pour prendre la mesure de sa création !
Les Prokofiev ont déjà dû déménager, chassés à cause du "bruit" dont ils étaient responsables, et cela recommence, leurs nouveaux voisins en ont déjà assez de ces excentriques Russes et envisagent de les mettre dehors. Trop, c'est trop... Serge Prokofiev ne s'est jamais plus senti russe qu'à ce moment-là...
Alors que commence à germer dans son esprit une oeuvre qui deviendra le conte musical "Pierre et le loup", il décide de rentrer dans sa patrie natale. Peu lui importe que la Russie soit devenue l'U.R.S.S., qu'elle soit dirigée par un dirigeant adepte de purges sanguinaires et qu'on n'y soit guère libre de faire quoi que ce soit, le Maître est persuadé qu'il n'y a que dans sa Mère Russie qu'on saura apprécier son talent à sa juste valeur et écouter sa musique avec la juste oreille...
Lina et les enfants auraient pu rester en Europe occidentale ou partir aux Etats-Unis, y vivre tranquillement, tandis que Prokofiev aurait trouvé enfin la reconnaissance à laquelle il aspire au pays des Soviets. Mais non, Lina aime son époux, c'est donc toute la famille qui va repartir à Moscou... et se jeter dans la gueule du loup...
Olivier Bellamy décrit un musicien imbu de lui-même, dur, terrible, intransigeant, capable de colère inénarrable, inflexible quand il a décidé quelque chose... Des épithètes qui valent aussi bien pour sa carrière de musicien que pour sa vie privée, où la pauvre Lina ne peut que se plier aux décisions de son époux. En fait, disons-le clairement, personne n'a le droit de contester les décisions du Maître, vraiment personne...
Pas même les bureaucrates du régime soviétique qui régentent tout dans le pays, jusqu'à la manière de composer la musique. Une oeuvre un peu trop "moderne" devient vite décadente, occidentalisée, anti-révolutionnaire, et le bréviaire soviétique, véritable carcan ne laissant que peu de place à l'inspiration débridée d'un compositeur comme Prokofiev...
Pourtant, il n'en a cure, il fait ce qu'il veut et en impose à tous, y compris à ces fonctionnaires au service du pouvoir qui voudraient lui imposer comment faire de la musique... Le caractère tyrannique du compositeur vient alors se heurter à l'un des régimes les plus féroces de ce terrible XXème siècle... Parfois, la confrontation est directe, au grand dam d'un autre musicien, Dimitri Chostakovitch, qui n'a qu'une peur : que l'intransigeance de Prokofiev les envoie tous les deux en Sibérie, dans ces lieux terribles où l'on envoie les opposants au régime ou ceux que Staline a disgraciés...
Mais, parfois, les cruautés, sans forcément que Prokofiev le veuille ou en ait même conscience, se rejoignent... Et si on osera pas touché à Prokofiev, il n'en sera pas de même pour Lina, dans des circonstances terribles, qui vont briser l'harmonie de cette famille (un comble pour une famille de musiciens !)... Une Lina qui acceptera son sort sans rien dire, humblement, discrètement, mais les enfants, eux, en voudront toujours à leur père, et bien longtemps après la mort de celui-ci...
Parlons justement de cette relation avec Lina. Elle est dans l'ombre du musicien, tout le temps. Femme ou cantatrice, elle se plie à tous ses désirs (qui sont des ordres), mais elle le fait bien volontiers, car elle est amoureuse. Elle était amoureuse à Paris, est amoureuse à Moscou, le sera même dans la tourmente et le restera jusqu'à la fin de ses jours... Malgré tout...
Le portrait, en creux, de Lina est aussi intéressant que celui de Prokofiev. Dans la partie parisienne, elle est celle qui acquiesce à tout ce que dit le musicien, va toujours dans son sens, accepte tout, même au détriment de ses goûts et de ses envies à elle. Lina est une femme pieuse, croyante, quand son époux ne croit qu'en lui et, plus encore, en la musique.
Elle sait parfaitement que Prokofiev, en décidant de rentrer en Russie, lui fait quitter le confort douillet pour une vie bien plus austère... Elle ne mesure en revanche pas vraiment à quel point cette vie sera dure à Moscou. Elle ne s'attend surtout pas à ce que cet homme à qui elle a voué sa vie se lasse d'elle... Funeste erreur...
Cette femme va connaître l'enfer, sans jamais rechigner, protester ou se révolter. Au début du livre d'Olivier Bellamy, on la voit prêtant sa voix pour un enregistrement en anglais de "Pierre et le Loup". Les années ont passé, mais le sentiment profond de Lina pour Serge n'a pas varié d'un iota, malgré la colère de son fils aîné, qui ne comprend pas comment sa mère peut ainsi honorer la mémoire de celui qu'il considère comme un monstre...
Monstre, le mot est fort... Mais, égoïste, égocentrique, ne vivant que pour et par la musique, y compris au détriment des humains, là, oui, c'est juste. Je cite Sviatoslav, s'en prenant à son père : "Quelquefois, je me demande si tu as du coeur. En musique, oui, mais pour le reste... Tu as peut-être donné du bonheur à ton public, mais tu as fait notre malheur", comprenez à sa famille... Tout est dit dans ces quelques mots...
C'est une énième démonstration cette année de la dichotomie terrible qui sépare le génie de l'homme. Les deux doivent cohabiter dans une même personnalité, mais je génie prend souvent le dessus sur l'homme et ce dernier peine à agir pour le mieux dans sa vie quotidienne, auprès de ses proches... Ces deux mondes paraissent inconciliables et l'exemple du compositeur de "Pierre et le Loup" en est un des plus violents exemples...
Je me suis d'ailleurs demandé en commençant la lecture de son livre, pourquoi Olivier Bellamy avait ainsi mis en avant le célèbre conte musical... L'idée du jeu de mots reliant le titre du roman à celui du conte m'a paru mince. Et puis, dans la dernière partie, j'ai compris : Pierre, c'est Prokofiev, et le loup, c'est Staline...
La coïncidence entre la genèse de son oeuvre, sans doute la plus connue à travers le monde, et son retour au pays est étonnante : la vie de Prokofiev à Moscou va quasiment se calquer sur celles des personnages du conte... Et, si le loup ne parvient pas à manger Pierre, il en sera de même pour Staline, qui ne fera jamais plier Prokofiev...
Leur destin parallèle réservera d'ailleurs aux deux hommes une très étonnante conclusion, que Bellamy romance dans un premier temps, avant de raconter les faits tels qu'on les connaît, et on les connaît mal, car la chute de Staline reste encore aujourd'hui entourée de flou et d'ombres... Mais, comme dans le conte, le loup aura fait d'autres dégâts dans l'entourage du musicien et, même mort, les dommages collatéraux de la lutte laisseront des traces indélébiles...
J'ai beaucoup aimé la description que fait Bellamy dans la première partie du roman de ce Paris des arts et de la culture. Il est à la fois fascinant, tant l'époque est au mouvement, aux changements, mais aussi féroce, parce que Prokofiev le regarde d'un oeil expert, avec humour, certes, mais sans concession aucune, sans hypocrisie quant à ce qu'il pense des uns et des autres... Et quelques costards sont taillés sur mesure !
Ensuite, son existence à Moscou paraît d'un seul coup bien terne... Mais, le vrai piège, et, quelque part, le paradoxe de la vie et de l'oeuvre de Serge Prokofiev, c'est que ce sont les oeuvres qu'il va composer après son retour au pays qui vont lui valoir la reconnaissance qu'il attendait en Occident, tandis que le régime qui fait régner la terreur dans son pays natal le prive de sa satisfaction d'être le grand compositeur russe du XXème siècle...
Mais, cette oeuvre, en particulier les musiques signées pour accompagner les films du réalisateur Einsenstein, qu'on présente toujours comme servant la propagande stalinienne, sont en fait des pieds-de-nez incessants faits au pouvoir, car elles enfreignent une bonne partie des règles qui lui sont imposées... Certes, il place cette lutte sur un plan purement artistique, sans aucune connotation politique dans son esprit, il s'en moque, de la politique, mais dans ce contexte, forcément, cette opposition est tout sauf anodine...
Entre le destin d'un homme et celui d'un compositeur, on découvre une période-clé de la vie d'un des grands compositeurs classiques du XXème siècle, un immense mélodiste, mais un homme sans empathie, imperméable aux sentiments humains traditionnels... Un homme qui n'admet aucune contestation aux prises avec un régime qui en fait de même... Un bras de fer étonnant qui, hélas, ne se résumera pas qu'à un duel d'ego entre Prokofiev et Staline...
"Dans la gueule du loup", d'Olivier Bellamy est aussi une double histoire d'amour : celle d'un homme pour la musique, placée au-dessus de tout le reste, comme le disent bien les deux vers cités en titre de ce billet, et celle d'une femme pour l'homme qui n'aime que la musique... Une tragédie digne d'un opéra russe, dans lequel cette mystérieuse âme slave, à la fois si pleine de sensibilité mais aussi d'emphase et, parfois de cruauté, transpirerait à travers chaque note, jouée, récitée ou chantée...
Une lecture qui m'a redonné envie de redécouvrir cette oeuvre que j'avais écoutée, enfant, dans un de mes premiers cours de musique, dans une salle de classe minuscule, tassés devant des tables placées de telle façon que chacun puisse voir le piano, installé contre un des murs... Oui, dans cette salle bien trop peu spacieuse et confortable, j'ai entendu la musique de Prokofiev et la voix de Gérard Philippe raconter l'histoire de Pierre et du loup... Comment ne pas terminer en vous proposant de vous joindre à moi pour réécouter ce qui est peut-être la version française la plus connue de ce conte ? On y va ? Ecoutez...
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