Franck Thilliez fait partie de ces auteurs dont j'attends chaque nouveau livre avec impatience. Mais, la bibliographie de cet auteur se scinde, à mes yeux, en deux parties distinctes : d'une part sa série consacrée aux deux policiers, Hennebelle et Sharko, réunis depuis quelques livres ; d'autre part des "one-shots", comme on dit, des romans mettant en scène une histoire singulière. Pourtant, ces one-shots sont pour moi tous liés et je vais essayer de vous le démontrer ici, en vous parlant de "Puzzle", qui vient de sortir en grand format au Fleuve Noir. Roman étrange et particulier, thriller oppressant, claustrophobe et inquiétant, il regroupe à mon sens toutes les thématiques développées dans les précédents one-shots de l'auteur. C'est aussi un livre à la thèse hardie et fascinante qu'il ne faut surtout pas regarder avec un esprit réducteur, un thriller rempli de références diverses et variées, et à la construction remarquablement précise... Franck Thilliez n'a pas besoin de moi, mais j'ai envie, après avoir lu quelques commentaires sur "Puzzle", de vanter les qualités de ce livre.
Ilan est pompiste de nuit dans une station-service. Ce jeune homme a une vie tout à fait ordinaire en apparence. Pourtant, en y regardant de plus près, tout n'est pas rose dans la vie d'Ilan. Ses parents ont disparu dans un accident de bateau deux ans plus tôt et depuis, on sent que le jeune homme a perdu pied, qu'il est proche d'une profonde dépression dans laquelle il pourrait se laisser engloutir. Un état dépressif qui s'accompagne d'une montée paranoïaque que la fatigue accroît encore...
Débarque alors chez lui Chloé, son ancienne maîtresse, qui l'a quitté près d'un an plus tôt. Auparavant, ces deux-là étaient inséparables ou presque, partageant une passion pour des jeux grandeur nature, de type chasse au trésor : on décrypte des énigmes qui vous emmène vers un lieu, puis un autre, grandissant en difficulté, jusqu'à une hypothétique et ultime découverte.
Mais, tout cela appartient au passé. Ilan n'a plus le goût de ces jeux, chronophages, tellement prenants qu'on n'y consacre sa vie entière. Il a cessé toute participation à cela. Pas Chloé qui vient justement lui proposer de l'épauler, une nouvelle fois, dans une nouvelle quête, proposée sur internet par une mystérieuse organisation, dont personne ne sait rien, au point que, pour beaucoup, ce jeu-là est une légende urbaine et non, une réalité.
Le jeu en question s'appelle... "Paranoïa", justement... Et, à la clé, il y a une récompense de 300 000 euros qui a de quoi motiver bien des courageux... Ilan n'est pas chaud du tout, mais Chloé à inoculé en lui une nouvelle dose de curiosité et de passion pour ce genre d'énigmes, l'adrénaline qui traverse le corps quand on commence à démêler la pelote jusqu'à la solution...
Alors, il décide de faire équipe avec Chloé et commence à remonter la piste avec son aide. Sur leur chemin, Ilan croise quelques personnes qui attirent son attention, simple intuition ou montée paranoïaque ? Difficile à dire... Mais ce que découvre le couple reconstitué, c'est qu'en fait, cette partie du jeu est une sorte d'épreuve de qualification...
Avant même de savoir s'ils pourront briguer le trésor sonnant et trébuchant (enfin, si on peut parler ainsi d'un tas de billets de banque...), les embûches se multiplient et le doute s'insinue dans l'esprit d'Ilan... Le voilà témoin de faits qui l'intriguent ou l'effrayent, il a l'impression qu'on veut le piéger, quitte à lui coller sur le dos des faits très graves, un assassinat, rien que ça !
Il s'accroche mais son esprit s'agite en tous sens, entre sa volonté de tout arrêter et de fuir ce jeu qui le fascine autant qu'il le met mal à l'aise, et sa curiosité dévorante pour ce type d'activité... Même lorsque quelqu'un s'introduit chez lui, il en est sûr, et que sa paranoïa monte encore d'un cran, il ne parvient pas à renoncer...
Finalement, Chloé et lui vont franchir tous les obstacles et vont se retrouver sélectionnés avec 6 autres candidats. Là encore, le mystère plane autour du cadre du jeu, rien n'est fait pour calmer l'angoisse latente d'Ilan... Les voilà conduits dans un lieu connu du seul organisateur (et encore, l'est-il vraiment ? Comment savoir ?) où le jeu proprement dit se déroulera...
C'est donc dans un lieu isolé, sinistre, dans des conditions climatiques extrêmes qu'Ilan et Chloé vont rencontrer leurs concurrents. Oh, disons les choses clairement, les organisateurs de "Paranoïa" n'auraient pu trouver mieux que ce site digne des décors d'un film d'horreur de série B... Sans même savoir en quoi consisteront les épreuves à accomplir, il y a de quoi sentir l'angoisse monter le long de sa colonne vertébrale...
Débute alors un huis-clos angoissant, oppressant, carrément flippant même, où personne ne sait vraiment qui est qui, en qui avoir confiance et surtout, qui tient les commandes... Ne sont-ils pas livrés à eux-mêmes ? Est-on vraiment encore dans un jeu ou bien sont-ils tombés, malgré eux, et peut-être même malgré les organisateurs, dans un épouvantable traquenard ?
Pas facile l'exercice de style dans lequel je me suis lancé : vous donner envie de découvrir "Puzzle", en vous en disant le moins possible... Car chaque élément présent à chaque page est important. En fait, le puzzle, c'est le livre lui-même. En témoigne la pièce placée à chaque en-tête de chapitre ; en les rassemblant, vous devriez avoir de quoi reconstituer un véritable puzzle, eh oui !
Mais, tout ce qui nous est raconté forme aussi d'une certaine manière, un ensemble de pièces qu'on doit essayer d'associer entre elle pour bien comprendre de quoi il s'agit... C'est là que commencent mes divergences de vue avec certains lecteurs, dont j'ai lu les commentaires ici ou là, parfois très critiques...
L'objet du débat ? Une prévisibilité trop marquée de l'intrigue... La faute à une référence, qui, c'est vrai, saute aux yeux très rapidement... Laquelle ? Ah, je ne vais pas vous le dire, ce serait en révéler trop pour ceux qui n'auraient pas encore lu le livre, mais, en cherchant, vous la verrez aussi mise bien en avant et en relief...
Je suis plus surpris, car deux autres références, une cinématographique et une science-fictive me sont apparues dans le même temps. Or, celles-là, je ne les vois pas citées... Pourtant, en rassemblant ces trois inspirations-là, et surtout, en se disant que si elles sont si peu masquées et présentées si tôt dans le livre, c'est qu'il doit y avoir une bonne raison. Thilliez n'a pas perdu les pédales d'un coup, son éditeur n'a pas perdu la raison dans le même temps, non, tout cela est bel et bien prémédité...
Avec un élément que je vous soumets : et si l'intérêt de "Puzzle" était ailleurs que dans le nom du coupable ?
Comme je l'ai dit, le livre est construit exactement comme les énigmes que sont habitués à décrypter les personnages. Partout, tout le temps, des clins d'oeil, des références diverses, des éléments qui aiguisent la curiosité, des situations qui ont de quoi déboussoler le lecteur... Des petites failles, oui, des lézardes... Mais qui, pour moi, sont partie intégrante de la construction du roman, de ce que l'auteur cherche à nous montrer...
Mais, je vais y revenir, en conclusion de ce billet, flou, je le reconnais, mais je ne peux vraiment pas me montrer plus explicite, au risque d'encourir les foudres de "l'Association des Lecteurs qui Voient des Spoilers Partout"... Avant cela, il nous faut évoquer le lignage de "Puzzle" au sein des écrits de Franck Thilliez...
Pour moi, ce douzième roman s'inscrit parfaitement dans la lignée des précédents one-shots de l'auteur. En fait, eux aussi sont là, pièces du Puzzle au milieu des autres... Le décorum et le huis-clos de "la forêt des ombres", les questions sur les souvenirs de "la menace fantôme", les questions sur le temps et les sensations de déjà-vu de "l'anneau de Moebius", le thème central de "Fractures" qui traîne comme un serpent de mer tout au long de "Puzzle", sans oublier la folie latente et les interrogations qui naissent chez le lecteur à la lecture de "Vertiges"...
En gros, peut-on vraiment se fier à ce que l'on lit dans "Puzzle" ? Doit-on se dire que ce que l'on lit a une quelconque réalité ou est-ce le fruit d'une construction intellectuelle (autre que celle de l'auteur, s'entend) ? Après tout, le principe numéro 1 de "Paranoia", c'est : "quoi qu'il arrive, rien de ce que vous allez vivre n'est la réalité. Il s'agit d'un jeu".
C'est là que la troisième référence que j'évoquais plus haut intervient. Une référence science-fictive, littéraire et cinématographique, dont le titre apparaît subrepticement dans "Puzzle", comme tant d'autres indices, mais en toutes lettres. Et, comme rien n'est innocent, dans ce livre... Oui, "Puzzle" est, pour moi, un roman Cronenbergien, si j'ose dire !
Ah, j'allais oublier un autre élément important... Ceux qui ont lu mon billet sur "Vertiges" auront noté quelques petits doutes sur la fin du livre. Mais, j'avais noté la référence à la philosophie platonicienne et à son mythe de la caverne... Je vais récidiver, au point de me dire que mes professeurs de philo successifs, avec qui je me suis tant disputer, jugeant leur discipline sans grand intérêt, pourraient être fiers de moi : j'ai assimilé des tas de trucs, grâce à eux, si, si !
Après Platon, je demande donc Socrate, comme référence d'un thriller de Franck Thilliez, non, je ne recule devant rien !! Ce billet aurait pu s'appeler "Connais-toi toi-même" (non, je ne vous le dis pas en grec, je ne suis pas fort en thème à ce point !), selon la maxime bien connue attribuée au philosophe sus-nommé... Pour moi, c'est même la thématique centrale du roman, celle qui sous-tend toute l'histoire...
Et, pour ceux qui ont jugé le livre prévisible, je les encourage à relire le chapitre 64 (comme le nombre de cases d'un échiquier, tiens), car c'est là, et non dans l'impression que tout est trop simple, que se trouve les clés du roman. Au lieu de vous révolter contre la prévisibilité de l'intrigue, relisez ce chapitre attentivement, jusqu'à la dernière phrase... Et, pour ceux qui ont lu ou vu la référence que je mets en exergue, alors, vous aurez une autre vision du livre, exempte de premier degré, mais pleine de nouvelles interrogations...
En n'oubliant pas un élément (et si vous craignez que j'aille trop loin, que j'en dise trop, que je me laisse aller dans l'enthousiasme de ma démonstration, ne lisez pas ce paragraphe) : comme dans tous les romans one-shots de Franck Thilliez, s'il y a un personnage central incontournable, ce ne sont pas des êtres humains, mais juste... leurs cerveaux... "Puzzle" n'échappe pas à cette règle immuable quoi érige les mystères entourant notre organe majeur comme sujet principal de réflexion de l'auteur...
Je clos ce long raisonnement en revenant à la lecture à proprement parler. Si on accepte de ne pas juger le roman trop vite mais bien en ayant toutes les pièces en main et une fois le puzzle complètement reconstitué, on a là un thriller magistral, d'une grande virtuosité d'exécution, incroyablement addictif, stressant, étouffant, oppressant... Si vous êtes claustrophobe, soyez prudents, je me suis senti comme enfermé par ce livre...
La tension est permanente, le lecteur ne contrôle rien, pour la bonne et simple raison qu'aucun des personnages qu'il a sous les yeux ne contrôle rien non plus ! Personne ne sait où il va, et c'est justement ce sentiment d'inconnu permanent qui est très angoissant. J'ai eu du mal à lâcher le livre, je n'ai pas été gêné comme certains par l'impression d'avoir tout compris tout de suite, justement parce que, pour moi, c'est un complet trompe-l'oeil...
J'ai toujours eu tendance à préférer les séries mettant en scène Hennebelle et Sharko, indépendamment d'abord, puis ensemble, j'attends d'ailleurs avec impatience leur prochaine enquête pour savoir à quels nouveaux et cruels traitements ils seront soumis... Mais, j'ai été conquis par ce puzzle, moi qui manque tant de patience avec ces jeux-là et autres casse-tête... Non, je voulais savoir, essayer de comprendre, au pire, me faire ma propre idée de ce scénario dément...
C'est cette hypothèse que j'ai essayée de mettre en mots ici pour la partager avec vous... J'espère qu'elle sera assez claire pour ceux qui ont déjà lu le livre afin de les faire réagir, et assez convaincant pour donner envie de se plonger dans cette expérience livresque à plusieurs entrées à ceux qui ne l'ont pas encore eu en main...
Et sachez que mes arguments sont aiguisés comme des lames et que je vous attend de pied ferme pour débattre !!
Tout à fait d'accord quant au chapitre 64. Je ne l'ai pas relu, ni trop compri la référence à laquelle vous faites allusion, mais je sens la faille.
RépondreSupprimerC'est un "one-shot" qui pourrait continuer je trouve
La première chose, c'est de toute façon de ne pas partir dans ce livre en se demandant qui est le coupable, puisqu'on le sait d'emblée et que ce n'est pas le sujet du livre. La référence à laquelle je songe, si c'est bien celle que vous évoquez, renvoie à Christopher Priest et à David Cronenberg, et elle est nommément citée dans "Puzzle".
SupprimerJe vois votre point de vue mais je trouve qu'au final il y a pas mal d'invraisemblances qui pourraient faire espérer une suite. Tous les morceaux du puzzle ne s'assemblent pas vraiment...
SupprimerDes invraisemblances ? Mais on n'est pas dans un récit ! Oui, forcément, puisque cette histoire a une source tellement particulière que ça ne peut donner que du bizarre. Rien n'y est vrai et pourtant tout y est. Quant à une suite, ça me paraît difficile, du fait même du contexte de l'histoire...En fait, les one-shots de Thilliez sont comme des scanners d'un cerveau. Ils stimulent des zones qui s'allument sur l'écran.
SupprimerJe m'attendais dans ce genre de bouquin, à me faire "avoir" une dernière fois pour sublimer l'ensemble. On se doute trop, et trop tot de la fin. Ce qui en fait un excellent livre d'ambiance. C'est pour cela que je trouve qu'une suite était (est) envisageable compte tenu de quelques points très flous semant un doute.
SupprimerJe suis moins convaincu que vous, là-dessus... J'ai eu l'impression que beaucoup de lecteurs croyaient avoir compris très tôt la fin, mais n'ont en fait pas compris le roman et surtout la démarche de Thilliez. Et, mais là encore, c'est un avis personnel, le fait qu'il reste du flou à la fin est totalement voulu, comme dans "Vertige", par exemple.
SupprimerL'impression que j'ai eut c'est de surtout me dire "non ça ne peut pas être ça, il y a forcément un truc".
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