mardi 18 mars 2014

"Il faut une victime à toute histoire (...) A tout héros il faut son reflet. Un perdant pour que d'autres gagnent".

Peu importe les cultures et les latitudes, il est des thèmes autour desquels les mythologies du monde entier se sont construites. En voici un bel exemple, même si, pour des raisons évidentes, je ne développerai pas ce raisonnement jusqu'au bout, afin de préserver les lecteurs qui n'auraient pas encore lu notre roman du jour. Un roman qui nous emmène au coeur des légendes arthuriennes, qui fascinent toujours autant les amateurs de littérature et de cinéma. Mais, avec "Mordred" (publié chez Mnémos), la talentueuse romancière n'a pas choisi l'épisode le plus connu de notre imaginaire collectif (ce qui est assez surprenant, vu son importance). Un épisode qui lui permet, une nouvelle fois, d'explorer la question des origines, mais aussi, la piste de ce destin, dont nous n'avons pas toujours les rênes en mains...





Voilà une année que le chevalier Mordred a été blessé, lors d'un tournoi. Il en conserve des séquelles que le mire qui le soigne ne parvient pas à guérir complètement... Mordred ne peut se lever sans être la victime de violents étourdissements. Il reste donc le plus clair de son temps au lit, à dormir... Un sommeil agité, rempli de rêves qui tiennent plus de souvenirs que de cauchemars...

Mordred y revoit son enfance, auprès de sa mère, Morgause, demi-soeur du roi Arthur (leur père est Uther Pendragon). Une enfance heureuse, dans la nature, loin du monde guerrier où évolue son oncle. Il y apprend à reconnaître et récolter les plantes qui pourront ensuite servir à soigner. De quoi lui permettre de prendre un jour la suite de sa mère comme guérisseur...

Mais, un jour, son oncle Arthur arrive dans le havre de paix où grandit Mordred. Et tout change... Le roi emmène le garçon avec lui, dans l'intention de le former, à son tour, à la chevalerie et au combat. Dans son sommeil morbide et troublé, Mordrer revit ces épisodes, sa première mission, qu'il accomplit dans la panique, frôlant la catastrophe, son adoubement en catimini par Arthur lui-même et la guerre.

Une guerre pour laquelle Mordred, devenu un adulte bien différent du petit garçon protégé par Morgause, semble particulièrement doué. Il est un chevalier féroce et impitoyable. On pourrait même aller jusqu'à dire qu'il prend plaisir à participer à de sanglantes batailles, à frapper ses adversaires, à recevoir des horions.

Un souvenir d'autant plus douloureux qu'ils le renvoient à son impuissance présente. Lui, le chevalier sans peur, terreur des troupes adverses, n'est désormais plus qu'un être pitoyable, affaibli et vulnérable, attendant que les divers traitements, dont il connaît pertinemment l'inefficacité, agissent et lui permettent de retrouver sa grandeur passée...

Une seule chose peut, peut-être, lui permettre de retrouver une santé meilleure : une opération. Une intervention chirurgicale au combien risquée, sorte de jeu à quitte ou double qui pourrait lui permettre de sortir de sa léthargie, comme le tuer. Mais, c'est la seule solution pour qu'il puisse un jour retrouver les sensations si puissantes que procure le champ de bataille...

A son chevet, pendant ces moments si difficiles, pas sa mère. Mordred n'a plus revu Morgause depuis son départ, alors qu'il n'était qu'enfant. En revanche, outre le mire, qui vient lui porter ses remèdes, quand Mordred n'a plus la force de se déplacer, il y a Arthur. Un oncle bienveillant, inquiet de voir son neveu si mal en point.

Mais un souverain vieillissant, malade, aussi, aux symptômes très inquiétants, peut-être même plus que ceux de Mordred. Un roi Arthur résigné. Mais dont le charisme demeure et en fait un souverain et un chef de guerre toujours respecté. Reste que le roi semble nourrir pour Mordred, un sentiment plus paternel qu'avunculaire...

Et puis, il y a Polik... Ce personnage sorti du passé de Mordred semble évoluer avec lui. Existe-t-il vraiment, ou hante-t-il son esprit, incarnation de sa mauvaise conscience ? A chacun de se faire une opinion sur le sujet... Mais il apparaît, dans les rêves du Chevalier, comme dans son présent, avant et après l'opération, sarcastique puis de la plus grande franchise... Véritable anti-portrait de Mordred. Ou ce qu'il serait devenu sans l'intervention d'Arthur...

Justine Niogret a repris la trame de la légende de Mordred, mais elle l'a traitée à sa façon, avec une idée en tête : réhabiliter ce personnage, qui, je cite le dictionnaire arthurien, est constamment présenté de façon négative. Réhabiliter, le mot est peut-être un peu fort, parce qu'elle ne nie pas les faits, mais lui trouver des circonstances atténuantes, la plus importante étant : le Destin.

Ce destin qui l'a fait fils de Morgause et neveu d'Arthur... Neveu ? Vraiment ? Si la légende arthurienne est claire, évoquant la relation incestueuse qui a donné naissance à Mordred, Justine Niogret n'en fait pas le pilier de son histoire, au contraire. Elle ne verbalise pas cette situation, l'évoque, l'effleure, à travers le comportement d'Arthur, mais aussi les reproches, moins voilés, de Polik.

Mais que peut-il y faire ? Il n'a pas choisi de naître sans père, puisque c'est ainsi qu'on le voit. Il ne choisit pas non plus d'accompagner Arthur à la Cour et d'y devenir Chevalier. Non, jamais Mordred n'a disposé de son destin et son sentiment d'être déraciné apparaît profondément dans les rêves qui le hantent pendant sa pénible convalescence.

Pour moi, c'est dans un de ces songes qu'on trouve le passage clé du roman, pourtant très bref. Mordred y rêve d'un pont, franchi un jour sans espoir de retour en arrière. On peut y voir la relation du départ avec Arthur, ce qui semble être le cas dans le sens strict du rêve. Mais, on peut aussi y voir une métaphore de la naissance... Une fois ce pont franchi, on n'a plus vraiment les cartes en main, Mordred moins que d'autres encore...

Tout, en effet, le mènera vers l'accomplissement de son destin, vaille que vaille, malgré la blessure, la douleur qui s'éternise. Si lui croit que la nature de ce destin est de retourner sur le champ de bataille, quelque chose d'autre va s'imposer à lui, petit à petit, lors de cette convalescence. Quelque chose de l'ordre d'une mission à accomplir.

On ne parle pas là de quelque chose demandé clairement, posé par écrit, un contrat en bonne et due forme, avec un cadre et des objectifs bien définis. Non, il s'agit plutôt d'une insinuation. Une idée qui germe et croît petit à petit, flou jusqu'au moment où l'évidence apparaît dans toute sa grandeur, sa clarté. Son horreur, aussi. Et tout le flot de conséquences forcément négatives qu'elle transportera à propos de Mordred.

Et pourtant ! Et si Mordred s'était sacrifié pour une gloire infiniment plus grande que toutes celles qu'il aurait pu glaner sa vie durant au combat ? Et si le Destin de cet enfant sans père était de naître pour commettre un acte qui paraîtrait aux yeux du plus grand nombre comme scandaleux et traître, mais, en réalité, comme un geste libérateur ?

A la fin du livre, les dernières lignes lues, me sont revenues à l'esprit celles par lesquelles le livre commence. Une des rares scènes impliquant Mordred et sa mère. Et la seule leçon de vie qu'on voit la mère donner à son fils. Le titre de ce billet est d'ailleurs extrait de ce prologue. Mais, rétrospectivement, une scène qui annonce ce qui va advenir, comme si, en son coeur de mère, Morgause savait déjà son fils destiné à un sort bien différent de celui qu'elle aurait voulu pour lui.

Une scène qui montre aussi que tout est question de point de vue : ce que va faire Mordred et qui va asseoir pour longtemps sa traîtresse réputation, correspond à ce que sa mère lui a inculqué, mais avec une vision humaniste, pour employer un terme anachronique. Une éducation qui fait la part belle à l'honneur et au respect, contre la cruauté et la dérision.

Le malentendu, si malentendu il y a, tient dans la relation entre Mordred et Arthur. Une intimité implicite, presque muette, en tout cas, n'abordant rarement de front les problèmes pourtant visibles du roi... Mais une intimité réelle, une confiance réciproque, dans la vie quotidienne, comme au champ de bataille.

Il n'y a que devant Mordred que Arthur peut se laisser aller et afficher des faiblesses de mauvais aloi pour un souverain qui se doit de fédérer. Laisser aller son âme, son esprit, mais aussi son corps, mal en point et épuisé... Justine Niogret nous montre un Arthur bien loin de la glorieuse image des Chevaliers de la Table Ronde. Et tout est peut-être dans ce portrait crépusculaire du souverain...

Bien sûr, comme dans chacun des romans de Justine Niogret, on retrouve cette écriture fine, précise, ciselée, effilée comme une lame, un sens de la description qui donne à voir, que ce soit dans les gestes les plus quotidiens ou dans les scènes d'action les plus violentes. Car on se bat, dans ce livre, dans les souvenirs de Mordred, puis, si j'ose dire, en direct.

Mais c'est aussi dans l'introspection que brille le style Niogret. Pas d'emphase, de grands effets, non, c'est en chaque personnage, et en particulier le principal protagoniste, Mordred, que se noue la tension dramatique. En choisissant de laisser de côté la légende originelle pour n'en donner les éléments qu'au compte-gouttes, voire assez discrètement, comme évoqué plus haut, la romancière peut ainsi travailler ses personnages à sa guise et offrir sa vision de ce pan de la légende.

On est dans un roman de fantasy, puisqu'on évoque un univers plus mythique qu'avéré. Mais, là encore, ne vous attendez pas à croiser fées ou enchanteurs. Point de magie, il y en a rarement chez Justine Niogret, mais le fantastique vient donc d'ailleurs. Du rêve, ici, bien sûr, ou dans ce personnage mystérieux qu'est Polik...

En fait, le fantastique est présent dans cette étrange atmosphère qui préside à tout le roman. On flotte dans un onirisme prenant, d'abord dans ces rêves agités de Mordred (on se sent comme lui, nauséeux, suant, essayant de trouver le repos dans un sommeil qui n'a rien de reposant, comme lorsqu'on tient une sale grippe...), puis dans la seconde partie, là encore, dans le lien presque télépathique qui unit Mordred et Arthur, jusqu'au dénouement... Ca m'a rappelé l'atmosphère brumeuse et couverte de l' "Excalibur", de John Boorman.

On pourrait dire Mordred comme envoûté, accomplissant la mission décidé par d'autres, ou une marionnette qui, une fois fait ce qu'elle devait faire, s'effondre comme si ses fils avaient été coupés... A-t-il sa conscience ? Peut-il s'opposer à ce destin qui va le pousser à agir, au mépris de l'empreinte, jugée infâme, qu'il laissera dans la postérité ?

Au moment de conclure ce billet, j'ai rouvert le livre et je me suis surpris à relire tout un passage. L'ultime conversation entre Arthur et Mordred, les derniers instants de calme avant la tempête. Une osmose, une complicité, la bienveillance d'un aîné envers un homme plus jeune, encore dans la force de l'âge, le complément de l'enseignement reçu de la bouche de Morgause des années plus tôt...

Autant d'éléments qui montrent le respect réciproque entre le roi et son neveu, autant d'éléments qui peuvent être brandis à charge ou à décharge contre Mordred... Apparemment, ceux qui ont ensuite contribué à la légende n'ont retenu que les éléments à charge contre Mordred, le Chevalier à jamais marqué par la trahison...

Cette vision, d'une partie de la légende arthurienne que je ne connaissais pas, je l'avoue humblement, m'a beaucoup plus. Je suis définitivement conquis par l'écriture de Justine Niogret et j'avais envie de comprendre ce qu'elle voulait nous montrer à travers ce personnage de traître présenté en personnage central, si ce n'est en héros.

Et, si vous permettez ce conseil, il est impératif, si vous ne connaissez pas non plus l'histoire de Mordred, de se pencher dessus un peu plus en détails, pour bien maîtriser les subtilités du roman de Justine Niogret. On peut le faire avant la lecture (c'est ce que j'ai fait) ou une fois le livre terminé, pour se ménager un peu de suspense, même si ce n'est pas le but premier de ce roman, quant à son final.

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