Voilà peu, j'ai entendu prononcer pour le première fois ce mot étrange : transhumanisme. Et puis, dans le même temps, sort en poche un roman que j'avais hésité à lire à sa sortie en grand format à l'automne 2012 et qui évoque justement ce sujet. Pas seulement, mais c'est son apothéose. J'avais, je ne vais pas le nier, un peu peur d'attaquer "la théorie de l'information", d'Aurélien Bellanger (disponible chez Folio). Mais je me suis lancé et je l'ai lu finalement avec énormément de plaisir malgré sa complexité, certains de ses passages parlant de sciences, de techniques, de philosophie, de manière assez pointue. Malgré cela, ou même à cause de cela, aussi, soyons fou, je me suis laissé emporter, parce qu'au coeur de tout cela, il y a un destin, un destin extraordinaire, une success story parfois chaotique qui épouse son époque, en profite mais l'influence, également...
Pascal Ertanger est né à Vélizy, dans les années 60, petit-fils d'un ingénieur et fils d'un technicien de chez Alcatel. Adolescent, Pascal a tout de ce qu'on appellerait aujourd'hui un geek. Et sa passion dévorante pour l'informatique, qui commence à entrer des les maisons, va le pousser à apprendre à coder, à échanger avec des amis collégiens au sein d'un club informatique, à contacter des revues spécialisées...
On est au début des années 80 et la France est en pointe dans un domaine qu'on appelle, selon le mot attribué à Alain Minc, "télématique", activité que va incarner le Minitel, grande fierté française. Embauché pour travailler sur des messageries, Pascal va se montrer particulièrement habile et efficace, devenant millionnaire pour ses 20 ans.
Ah, oui, petite précision : le filon qui a tant enrichi Pascal, ce sont les messageries roses, ces sites où des conversations à caractère érotique (voire plus, si affinités...) se tenaient, souvent nuitamment. Ces sites dont les affiches ornaient un grand nombre de murs, dans ces années-là. Une incroyable machine à faire du fric reposant sur les fantasmes et les frustrations des usagers du Minitel.
Contrairement aux plus célèbres messageries de ce genre (qui ne se souvient pas du 3615 ULLA ?), celle pour lesquelles travaillait Pascal Ertanger n'étais pas adossée à un grand groupe industriel ou médiatique. Pour lancer son affaire, Pascal a eu recours à des financements pas très avouables, avec l'aide de personnages pas toujours recommandables.
Mais, la télématique et l'explosion des messageries roses seront la pierre angulaire de l'empire que va bientôt fonder Pasal Ertanger. Lui qui a su monter dans le bon wagon va maintenant montrer tout son talent pour sentir les changements arriver, voire pour les provoquer. Lorsque la télématique va afficher toutes ses faiblesses intrinsèques et que la déferlante internet va s'annoncer...
De vagues en innovations, de trouvailles en recherches théoriques et pratiques, d'investissements avisés en coups marketing, Pascal Ertanger va peu à peu asseoir sa position au sein d'un groupe de jeunes grands patrons plus que prometteurs, surfant, c'est le cas de le dire, sur des innovations technologiques majeures.
Et c'est là que je vais digresser. Ou plutôt, parler de la construction du roman, qui comporte 3 parties : le Minitel et internet, que j'ai déjà évoqué, et une dernière, le 2.0. Chacune de ces parties se composent de chapitres qui alternent, le récit de la vie et de la carrière d'Ertanger mises en perspective avec la relation des évolutions technologiques dans lesquelles elles s'inscrivent.
Et puis, de courts chapitres en italique, portant des mentions qui évoluent : "steampunk", pour la partie "Minitel", "cyberpunk", pour la partie "Internet" et enfin "biopunk" pour la partie "2.0". Des chapitres qui nous plongent dans des théories scientifiques complexes, dont on voit se dessiner la logique au fil des pages, mais dont on ne comprend l'origine que bien plus loin dans le livre.
Pour faire simple, la première grande révolution industrielle, celle qui s'est déroulée au XIXème siècle, reposait sur la maîtrise de la vapeur et de l'énergie qui s'en dégage. Mais cette révolution est aussi à l'origine de l'émergence du capitalisme, un capitalisme dominant qui va imposer son modèle à l'économie, mais également à la politique.
Et si, au tournant du millénaire, l'information avait remplacé la vapeur, pour servir de source d'énergie, et donc de base à une nouvelle révolution industrielle capable de produire de nouvelles formes de richesses, une révolution tertiaire qui ferait entrer les sociétés, le capitalisme et même l'être humain dans une nouvelle ère ?
Pascal Ertanger va devenir une des figures de proue de cette révolution qui a des airs d'évolution, aussi. "L'homme qui réinvente le capitalisme français", selon la une de Challenge(s). L'ascension de Pascal ne sera pas toujours aussi fulgurante, ni rectiligne, elle va connaître des hauts et des bas, Ertanger va changer au fur et à mesure des années qui passent, des décennies, même, prenant des airs de vieux sage retiré dans sa Tour d'Ivoire, loin des contingences bassement matérielles qui freinent tout projet, toute créativité, toute ambition...
Et l'ambition de Pascal Ertanger semble... sans limite. Le nerf de la guerre (économique, mais plus encore), c'est donc l'information, qu'il va falloir déjà définir, ce qui, en soit, n'est pas une mince affaire. Au coeur de tout cela, il y a les travaux de Claude Shannon, je ne développe pas, ce n'est pas simple à résumer et tout est dans le livre de Bellanger. Mais Ertanger ira encore bien au-delà de tout ça.
Qui contrôle l'information, qui la maîtrise, pourra alors tout contrôler, dans un univers entièrement régi par des lois physiques et mathématiques. Tout contrôler, mais aussi tout répliquer, rendre l'humain pas seulement éternel, mais indestructible. Un humain qui se fondrait avec la machine, et réciproquement, pour vaincre la peur de toujours, celle de la mort. Et, plus encore, abolir le temps...
Pardonnez-moi, si vous qui me lisez et connaissez bien ces sujets, me trouvez imprécis ou un peu rapide. Je ne suis ni scientifique, ni philosophe, je me suis débattu avec pas mal de concepts qui me dépassent un peu, je dois le dire, ce qui ne m'a pas empêché d'apprécier cette histoire et son fascinant dénouement. Il ne s'agit pas ici de parler uniquement de la question du transhumanisme ou de savoir si c'est bien ou mal, mais de parler du roman d'Aurélien Bellanger. D'où, parfois, quelques tournures qui peuvent vous sembler être des raccourcis.
A elle seule, l'épopée de Pascal Ertanger vaut le coup d'oeil, tout comme l'évocation de ces 30 dernières années, période dans laquelle s'inscrit, s'imbrique, même ce destin si particulier. On voit les choses se faire, se mettre en place, évoluer, être remises en cause ou, au contraire, boostées. On voit le modèle économique français violemment remis en cause par de jeunes patrons nommés Thierry Breton ou Jean-Marie Messier et leurs fortunes (dans tous les sens du terme) diverses. On voit l'avènement d'un capitalisme français qui se détache de l'Etat, qui va même jusqu'à remettre en cause le rôle économique de celui-ci...
A ce titre, la lutte féroce de Pascal Ertanger contre France Télécom dans les années 90 est tout à fait passionnante. Il faut dire que le personnage de Pascal Ertanger, s'il est complètement fictionnel (si vous en doutez, attendez la dernière partie du roman), n'est pas né par hasard dans l'imagination d'Aurélien Bellanger.
C'est en effet en s'inspirant du parcours de Xavier Niel, le fondateur de Free, que Aurélien Bellanger a façonné son personnage de patron atypique, à cheveux longs, préférant les jeans aux costumes-cravates, indépendant de tout pouvoir, visionnaire, talentueux, persuasif, efficace, doté d'un sens inné du management et de la gestion... Un penseur, aussi, et un personnage fascinant, je me répète.
Pour autant, Bellanger ne va pas se limiter à Niel, il va l'hybrider, si je puis employer ce verbe, avec quelques gênes récupérés chez Howard Hughes, je pense... Pour l'excentricité finale, et pas seulement dans le dress code, mais bien dans la manière de vivre, d'être, d'exister. Un repli pour mieux se projeter au-delà du genre humain auquel il finit par ne plus vraiment appartenir.
Outre les aspects biographiques, Bellanger place son personnage d'emblée dans une lignée prestigieuse qui comprend Rockfeller, Howard Hugues, donc, Walt Disney, George Soros, Bill Gates, Steve Jobs, Jean-Luc Lagardère ou encore Sergueï Brin, cofondateur de Google, qu'on croise d'ailleurs en chair et en os dans le cours du roman.
Tous des hommes ayant bâti des fortunes immenses tout en marquant leur époque (attention, il ne s'agit pas d'encenser, juste d'énoncer un fait) et qui ont aussi planché, à leurs niveaux respectifs, sur l'avenir de l'Homme, de l'humanité... Mais, Ertanger, lui, va aller bien plus loin encore que tous ces hommes illustres, franchissant encore des caps supplémentaires, vers une forme nouvelle d'humanité.
Cette dernière partie, "le 2.0", m'a sidéré, tout simplement. J'y ai découvert un tas de choses que j'ignorais, des recherches reposant sur des réflexions philosophiques, scientifiques mais qui frisent aussi le spirituel et le mystique, parfois. On croise même Michel Noir, ancien maire de Lyon, que la politique a mené en prison et qui s'est reconverti à la tête de la première start-up tranhsumaniste française... Tout cela peut paraître aux yeux du béotien que je suis en la matière plus délirant qu'autre chose, mais il flotte comme une impression de science-fiction se déroulant sous nos yeux qui laisse béat.
Encore une fois, je ne suis moi-même pas un scientifique, je regarde donc cela avec fascination, tant cela me paraît extraordinaire, mais aussi avec un mélange d'attraction/répulsion. Où va-t-on ? Quelles barrières éthiques, morales conservera-t-on dans cette aventure, si on en conserve ? Quels sont les objectifs exacts qui sont recherchés ?
Une nouvelle génération d'apprentis sorciers 2.0 est apparue et leurs ambitions, qu'on peut présenter comme une volonté d'améliorer le sort des humains, sous certains angles, peut aussi frissonner tant on pourrait se croire proche d'un univers digne des romans de Philip K. Dick, et des craintes de ce dernier...
Qui contrôlera l'information contrôlera tout... Que restera-t-il d'humain, dans cette histoire, on peut se le demander, à la lecture de "la théorie de l'information", car entre un contrôle absolu, voire totalitaire et une perte complète de contrôle, il n'y a peut-être pas si loin... Et, ne plus rien contrôler de ma vie, c'est ma hantise, alors, là...
Sans oublier ce vieux mythe fantasmé de la prise de contrôle des humains par les machines... En nous réduisant à des données juste composées de 0 et de 1, ne risque-t-on pas de perdre cette humanité, pour un autre état, difficile à cerner ? Et, à travers des outils comme Facebook, ne nous livrons-nous pas pieds et poings liés à ceux qui voudraient collecter assez d'informations pour en acquérir, par n'importe quel moyen, le contrôle ? Immortels, pourquoi pas, mais à quel prix ?
Je ne vais pas plus loin, chaque lecteur de "la théorie de l'information" se fera sa propre idée, poussera plus loin ses réflexions, ira chercher lui-même... eh bien, les informations, puisque c'est la grande thématique du jour, sur le sujet. Pour le moment, cela reste, j'ai l'impression, un sujet encore confidentiel, réservé à des initiés, nul doute que ces débats finiront bientôt par toucher un public plus large.
Avant de terminer ce billet, laissez-moi vous redire que "la théorie de l'information" n'est pas une lecture facile. On manie des concepts parfois compliqués, surtout si on n'est pas soi-même versé dans les questions techniques et scientifiques. Pourtant, j'ai lu ce roman avec aisance, en relativement peu de temps, tournant les pages presque sans m'en rendre compte.
On n'est assurément pas dans ce que d'aucuns appellent "une lecture détente". A elle seule, le parcours et la vie de Pascal Ertanger suffiraient à faire un roman très intéressant. Mais l'ambition de Bellanger, c'est vraiment de raconter à travers lui une époque et ses mutations profondes et extraordinaires, et vice-versa.
Parmi les craintes que j'avais, me retrouver avec en mains un roman au top de la "branchouillitude", un peu pédant, pour ne pas dire chiant et poseur. Ca n'a pas été mon impression, ce qui ne veut pas dire que d'autres ne le ressentiront pas différemment. Il y a bien l'incontournable passage sur la post-modernité, mais il est vite éclipser par la post-humanité, sujet que je trouve personnellement plus intéressant...
En tout cas, voilà un roman que j'avais choisi de ne pas lire en grand format. Opportunité m'a été donnée de m'y attaquer dans sa version poche et finalement, le choix a été judicieux. D'autant plus que je me dis que si je l'avais lu il y a un an et demi, je ne me serais pas plus senti concerné que ça, ignorant tout alors du transhumanisme... Désormais, je n'en sais pas beaucoup plus, mais ce sujet a su stimuler mes méninges... Et les vôtres ?
J'ai gardé pour la fin un article publié par Télérama, où l'auteur de SF Alain Damasio porte un regard sans concession sur le transhumanisme et d'autres thématiques voisines. Sans être parfaitement cohérent avec le livre de Bellanger, il permet au moins d'appréhender un peu mieux certains aspects évoqués plus haut.
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