vendredi 14 mars 2014

"La mélancolie, c'est le bonheur d'être triste" (Victor Hugo).

J'ai eu très vite cette phrase en tête pendant ma lecture de notre livre du jour. Je trouvais qu'elle ferait un bon titre. En la vérifiant, je découvre qu'elle est extraite du roman "les Travailleurs de la Mer". Or, la mer est omniprésente dans le livre, à plus d'un titre... Et elle étayera un raisonnement hardi et tarabiscoté dont j'ai le secret... Mais, avant tout, "La fille de Debussy", nouveau roman de Damien Luce (en grand format chez Héloïse d'Ormesson), est une histoire pleine d'émotions et de musique, d'humour et de tristesse, mais c'est aussi un deuil impossible à faire et d'une immense solitude. Je ne connaissais pas Chouchou, le personnage central de ce livre, avant de l'avoir en mains, mais cette petite fille m'a profondément touché et j'ai lu son journal aux sons de la musique de son illustre papa...





Le 25 mars 1918, s'éteignait Claude Debussy, l'un des plus grands compositeurs français de ce début de siècle. Il laisse sa dernière compagne, Emma, et leur fille, dans un deuil profond. L'enfant, âgée d'une douzaine d'année, s'appelle Claude-Emma, prénom composé de ceux de ses parents, Mais on l'appelle plus couramment Chouchou. Elle déteste son curieux prénom mais commence à trouver que ce surnom ne convient guère à une jeune fille de son âge...

Chouchou prend deux décisions, le jour de la mort de son père. La première, c'est reprendre et tenir cette fois avec assiduité, son journal intime. C'est d'ailleurs ce journal qui compose l'essentiel du roman de Damien Luce. L'autre promesse que fait Chouchou, c'est d'apprendre chaque semaine une des oeuvres pour piano de son père, en dehors des cours officiels que vient lui donner une sévère professeure qu'elle n'aime pas, afin de la jouer le dimanche venu...

On suit donc, jour après jour, entrée après entrée, la vie de Chouchou et son travail musical pour rendre chaque semaine hommage à son père. Commençons par sa vie. La guerre est encore aux portes de Paris, lorsque meurt Claude Debussy. On raconte que les obus pleuvaient lors de son enterrement...

Pourtant, Chouchou ne semble pas s'en faire plus que cela à ce sujet, elle ne déplore que quelques nuits blanches pour s'abriter dans les caves... Non, le plus important dans la vie de Chouchou, c'est son père. Avec Emma, sa mère, le courant ne passe pas vraiment, l'adulte est taciturne et manifeste peu de tendresse pour sa fille (attention, c'est elle qui raconte !)... Et Dolly, une des filles d'Emma qui vit sous le même toi, n'est qu'une demi-soeur, et ne partage pas avec Chouchou le sang de Debussy qui paraît habiter la fillette...

Oui, elle se veut vraiment la fille de l'homme et l'héritière du musicien. Elle passe le plus clair de son temps au piano et, en dehors de la maison, n'a que peu d'amis. Il y a Gabrielle, camarade de classe de Chouchou au Lycée Molière, avec qui elle devient complice. Mais il y a surtout Marius, un garçon un peu plus âgé qu'elle, rencontré lors de vacances à Saint-Jean-de-Luz, avec lequel Chouchou essaye tant bien que mal d'entretenir une correspondance.

De ce séjour et de cette rencontre, Chouchou a gardé un amour pour l'océan. Marius se rêve marin, lui raconte comment on lui a offert son propre bateau... Chouchou aimerait prendre la mer en sa compagnie, elle a son premier béguin pour ce garçon, qu'elle meurt d'envie de revoir lors de prochaines vacances... Chouchou fait dans son journal le récit de la fin de son enfance et son entrée dans l'adolescence. Physiquement, comme affectivement...

Et puis, elle fait les rêves d'avenir de tous les enfants de son âge. Mais elle ne se rêve pas pompier, médecin ou vétérinaire, non, Chouchou est une artiste née. La musique, bien sûr, en tant qu'interprète ou compositrice, mais aussi le cinéma. Avec son père, elle allait voir les films de Max Linder et de Chaplin...

Elle aimait le voir rire, à cette occasion, et elle raconte à plusieurs reprises ce père bien plus drôle que l'image qu'il donnait, ce père austère, mélancolique mais aussi plein d'attentions pour elle. Ce journal, c'est l'expression de son deuil, qu'elle a tant de mal à faire (on peut la comprendre !), mais aussi de sa solitude...

Elle m'a frappé, cette solitude, présente sans cesse. Même quand elle est en compagnie de quelqu'un, elle semble seule. Lancée dans la vie sans la personne en qui elle avait le plus confiance, elle tangue, comme ce radeau qui revient régulièrement dans son journal. Ses rêves de films, dans la lignée des Chaplin ou Linder...

Dessus, un personnage, Monsieur Xantho. Abandonné en plein océan, il cherche sans cesse à envoyer un message dans une bouteille et échoue sans cesse. Une série de gags qui seraient sans doute très drôle à l'écran, mais venant de Chouchou, on ne peut les regarder sans se dire qu'il y a beaucoup d'elle dans ce Xantho, qui ne parvient jamais à rompre son isolement...

Quelque soit le registre de ses différents articles, on est touché par la maturité de Chouchou, par sa douleur muette, par l'amour profond qu'elle a pour son père disparu, par ses doutes, par son envie folle de vivre et par la mélancolie qui se dégage d'elle. Un sentiment qui semble héréditaire, chez les Debussy, tant on utilise ce mot de mélancolie pour qualifier Debussy et sa musique...

Et j'en viens à mon raisonnement tordu. Avant de commencer ce billet, je suis allé jeté un oeil à l'article qu'une célèbre encyclopédie en ligne, Wikipédia, pour ne pas la nommer, consacre à Debussy. Et je vois, pour qualifier son style, l'expression "musique impressionniste"... Comment ne pas sourire à cette mention, en repensant à ce passage du journal de Chouchou où elle raconte la colère de son père à l'idée qu'on le qualifie d'impressionniste !

Et je suis d'accord, même s'il faut reconnaître que les thèmes choisis par Debussy, son lien à la nature, par exemple, ces scènes qu'il illustre musicalement pourraient renvoyer à l'impressionnisme. Mais je le vois plus comme un romantique tardif, mais c'est un humble avis... Cette mélancolie qui l'habite, les thèmes qu'il aborde, tout cela peut faire penser à ce style qui a marqué le XIXème siècle (et l'on retrouve la phrase de titre de ce billet, merci, Monsieur Hugo !).

Peut-être Debussy est-il même le dernier romantique, en tout cas en musique (là encore, simple avis personnel). Et sa mort, à la fin de ce premier conflit mondial, sonne le glas de ce mouvement, l'entrée définitive de toute la société, arts et culture compris, dans un nouveau siècle, le XXème, et le modernisme.

"La fille de Debussy" est d'ailleurs un hommage à toute cette culture. Pour ce qui concerne la littérature, on croise Baudelaire et surtout Rimbaud ("le bateau ivre", évidemment, on y revient), et même Hugo. Pour la musique, Ravel, Satie, Stravinsky, Roger-Ducasse, entre autres, tous amis de Debussy. Sans oublier Jean Cras, qui allie deux intérêts majeurs aux yeux de Chouchou : il est à la fois officier de marine et compositeur !

Evidemment, cela nous amène à la musique qui tient une place importante dans le journal de Chouchou. Comme il se doit, elle a commencé à jouer très tôt du piano, on peut l'imaginer aisément. Mais elle semble particulièrement douée, même si, par moments, le déchiffrage lui pose problème ou l'ennuie...

Il faut dire, à sa décharge, que Debussy lui-même peinait à jouer certaines de ses propres oeuvres ! La demoiselle ne s'en sort donc pas si mal, agrémentant chacune des compositions paternelles qu'elle joue de commentaires avisés ou bien sentis, selon qu'elle adhère à cette musique ou qu'elle ne l'apprécie que moyennement. Et elle qui détestent faire des gammes et tous ces exercices qu'elles jugent inutiles que sa professeure lui impose, elle peut ici s'exercer sur de la matière musicale, comme un sculpteur sur son matériau...

Mais peu importe, chaque semaine de travail, chaque dimanche pendant lequel elle joue une oeuvre différente signée Debussy, lui permet de prolonger la présence de son père auprès d'elle. Elle a un mot magnifique, pour qualifier cela : en jouant sa musique, elle fait "démourir" son père... Il y a dans sa démarche quelque chose d'une Pénélope tissant et détissant sans cesse en attendant le retour d'Ulysse.

L'âme du musicien habite la maison, le piano, les esprits... Toutes ses partitions, annotées de sa main, dorment dans son bureau. Des objets inanimés, me direz-vous ? Sans doute, mais qu'on anime, qu'on réveille du bout des doigts en frappant les touches d'un piano. Et quoi de plus vivant que la musique ?

Damien Luce, à travers le récit de Chouchou, nous offre un tour complet, quasiment exhaustif, de l'oeuvre pour piano de Claude Debussy. Comment ne pas avoir envie d'accompagner la lecture en écoutant ces morceaux, des plus doux au plus flamboyants ? Que vous soyez amateur de classique ou néophyte, que vous soyez instrumentiste (pas seulement pianiste) ou que vous n'ayez jamais touché un instrument de musique, l'occasion est belle de nourrir cette lecture et de découvrir ou redécouvrir Debussy.

Et puis, il y a tout ce que je ne peux pas dire sur le livre. Oh, bien sûr, Damien Luce a respecté les faits et il n'est pas difficile de trouver des articles qui évoquent la vie et le destin de Chouchou. Personnellement, je vous conseillerai de ne rien chercher avant. Faites-moi confiance, laissez-vous porter par les mots que le romancier prête à la fille de Debussy.

Laissez-vous emporter par la candeur de l'enfance. Ce n'est pas la première fois sur le blog qu'on évoque cet aspect, et une fois encore, j'ai trouvé cela très réussi, la Chouchou du roman est idéaliste et ingénue comme on l'est à son âge, rêvant sa vie à venir autant qu'elle vit le présent. Et, malgré ce deuil cruel qu'elle doit dépasser, on la sent prête à croquer la vie à pleines dents...

Plus on avance dans la lecture de ce journal et plus on s'attache à Chouchou, plus on lui souhaite de grandir, de s'épanouir, de porter loin la musique de son père, mais aussi pourquoi pas, la sienne, celle qu'elle devrait forcément un jour composer... A moins qu'elle ne devienne cinéaste ou marin... Qu'elle fasse sa vie avec Marius au Pays Basque ou ailleurs avec un autre homme qui saura faire battre son coeur.

Oui, Chouchou touche le lecteur au plus profond de son être et la force de Damien Luce, c'est justement d'avoir su tout à fait donner chair et vie à cette petite fille. Ca n'est pas surprenant, Damien Luce n'est pas seulement romancier, c'est un artiste multi-cartes qui, parallèlement à la sortie du roman, propose un spectacle sur le même thème (comme il l'avait déjà fait pour son précédent roman, "Cyrano de Boudou").

Entendons-nous bien, le spectacle, "Monsieur Debussy", n'est pas une adaptation du roman, mais son complément. Damien Luce y incarne le compositeur dans un monologue inspiré de la correspondance de Claude Debussy. Et c'est lui aussi qui joue différents morceaux tirés de l'oeuvre pour piano (dont la liste complète se trouve à la fin du livre). Et, on l'a dit, jouer Debussy n'est pas donné à tout le monde !

Cette digression pour dire que Damien Luce, avec son expérience théâtrale, sait comment on donne vie à un personnage. Et, avec Chouchou, il tenait un sujet magnifique, possédant tout pour faire passer le lecteur par toute une palette d'émotions, du rire, car Chouchou sait se montrer très drôle et espiègle, jusqu'aux larmes. Et, croyez-moi, on finit la gorge serrée ce livre.

La gorge serrée et des notes plein la tête, alors, finissons en écoutant, enfin, la musique de Debussy... Et le choix, parmi tant de merveilles, s'est porté sur Children's corner. Une oeuvre composée par Debussy pour Chouchou...



2 commentaires:

  1. ce qui est sûr c'est qu'il a été inspiré par l'impressionnisme et il s'intéressait beaucoup à la peinture. J'avais lu un article pour le boulot qui parlait de sa théorie des couleurs et de la lumière en musique, très intéressant. En tous cas voici un récit qui me plairait. merci pour la découverte.

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  2. Ma remarque fait référence à un passage du roman où Chouchou raconte la colère de son père lorsqu'on dit que sa musique est impressionniste ;)
    Je suis évidemment d'accord, sa manière de présenter son oeuvre est impressionniste, mais pour moi, le personnage a tout du romantique :)

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