mercredi 3 septembre 2014

"Dieu n’avait fait que l’eau, mais l’homme a fait le vin" (Victor Hugo).

Je ne bois pas de vin. Pire, je n'en aime pas le goût. Sacrilège, crieront certains, mais c'est ainsi. En revanche, comme tout ce que je connais mal, je suis curieux de pouvoir découvrir, apprendre, observer. Et, comme je n'ai pas le plaisir de la dégustation, et même si je pense être plus sensible aux odeurs qu'aux goûts dans ce domaine, le livre est un outil intéressant. Voilà pourquoi j'ai eu envie de suivre Jean-Paul Kauffmann dans ses voyages à travers deux des plus grands vignobles français. "Voyage à Bordeaux, suivi de Voyage en Champagne" est récemment sorti en poche chez Folio, des visites effectuées en 1989 et 1990 relatées sous forme de reportages pour un magazine spécialisé dans le vin auquel collaborait l'auteur. Une édition revue, parce que ce petit monde a connu bien des changements dans le quart de siècle qui s'est écoulé depuis, avec quelques précisions passionnantes. Et puis, Jean-Paul Kauffmann, sa plume, sa passion, sa pudeur.




On n'est donc loin d'un roman, aujourd'hui, et il est difficile de vous proposer comme habituellement, un résumé de ce qu'on trouve dans le livre. Imaginez une véritable visite dans une région, d'abord autour de Bordeaux, puis en Champagne. Des lieux, c'est vrai, admirablement décrits, expliqués, des gens, des rencontres, des liens qui se créent et des crus.

Commençons dans l'ordre, avec ce voyage à Bordeaux, à la rencontre de ceux qui font ces vins, si renommés dans le monde entier. Une vraie visite guidée à travers les domaines, les châteaux, les vignobles, les crus. Et les lieux. Simplement, en nous donnant l'impression d'y être, Jean-Paul Kauffmann nous explique l'histoire de ce vignoble, les différences et les rivalités internes, mais aussi, les spécificités de Bordeaux, par rapport aux autres terroirs vinicoles hexagonaux.

Je pense évidemment à la rivalité entre bordeaux et bourgogne qui, si j'ai bien compris, ressemble un peu à celle entre les Beatles et les Stones : plus un trompe-l'oeil entretenu par les consommateurs, qui appartiennent à une chapelle et ne veulent entendre parler de l'autre, que par les vignerons eux-mêmes. Les rivalités sont plus internes aux vignobles tandis que les régions vinicoles, elles, s'ignorent royalement.

J'ai appris beaucoup, en particulier sur la spécificité que représentait la proximité de l'eau pour se vignoble. Et à plus d'un titre. D'abord, parce que la vigne n'est pas une plante qui demande énormément d'eau, au contraire, ensuite, parce que cet océan tout proche a permis au bordeaux de voyager et d'en faire un vin naturellement porté vers l'export.

Les différences de philosophie, d'organisation des crus, de visions du monde et du vin, tout cela vient s'ajouter à l'histoire, le rôle des Anglais dans la création de ce vignoble, lorsque l'Aquitaine leur appartenait, la géographie, bien sûr, mais aussi une certaine sociologie. Une hiérarchie, même, construite sur un classement élaboré en 1855 et qui fait toujours foi.

Il y a l'aristocratie du bordeaux et ses nouveaux riches, il y a des oppositions dans l'élaboration des vins, mais aussi des questions quasiment idéologiques qui fondes parfois des rivalités ancestrales que rien ne changera. Il y a les châteaux anciens, installés de longue date et les maisons qui s'affublent du terme châteaux pour être plus vendeurs.

Le choix de la tradition viticole confrontée à l'évolution des goûts du consommateur. L'évolution de la production face à la demande, bien différente, en pleine mutation. Ce voyage à Bordeaux a des airs de fin d'époque : peu après, les châteaux ont commencé à être rachetés par de grands groupes industriels ou de riches investisseurs. Le bordeaux a découvert de nouveaux marchés, comme la Chine, lui qui est naturellement tourné vers l'étranger.

Mais Jean-Paul Kauffmann nous emmène aussi à la rencontre de nombreuses figures de cette région, dont beaucoup ont aujourd'hui disparu. Mais elle symbolisait ce vignoble, dans toutes ces diversités évoquées et dans la façon de faire, disons-le, ce n'est pas un gros mot, des affaires. Eh oui, la rentabilité, c'est aussi important, tout comme les rendements, pour des territoires qui ne sont pas extensibles à l'infini.

Enfin, il y a cette passion de l'auteur pour ce vin, pardon, pour ces vins. Si vous avez suivi ce qui précède, vous aurez compris que le pluriel de la locution "les vins de bordeaux" n'est ni un luxe, ni un un snobisme, mais bien une réalité. La passion, disais-je. Jean-Paul Kauffmann nous raconte comment elle est née, presque par hasard, comment elle a grandi et comment elle a pris une place importante dans sa vie quand, à ses heures libres, en parallèle de son métier de journaliste, il a accepté la rédaction en chef de la revue l'amateur de Bordeaux.

Il raconte l'amour pour ce vin, pas seulement son goût, mais tout son art de vivre, et c'est justement ce décorum, tout ce qui entoure le vin qui m'intéresse, moi, le mécréant aux papilles stériles, incapable d'apprécier ces nectars. Et je le suivrais longtemps dans ces balades entre les vignes, dans les villages, près des cours d'eau et de l'océan, mais aussi dans les caves et les chais.

Pour l'écouter parler de cette passion, mais aussi pour observer et écouter les maîtres des lieux. Cette passion de jeunesse pour le vin de Bordeaux, c'est une madeleine de Proust pour Jean-Paul Kauffmann, qui sait aussi éveiller une forte nostalgie dans ses récits. Mais sait aussi mettre son lecteur dans les conditions telles qu'on se croit aussi autour de la table, un verre à la main, comme un convive.

Suit le voyage en Champagne, à peu près sur le même modèle, même si la présentation, pour des raisons qui tiennent à la géographie du vignoble et aux méthodes de confection du champagne. Là, ce sont les grandes maisons, que l'on découvre. Et ces histoires étonnantes qui ont contribué à faire du champagne cette boisson exceptionnelle.

Ou jugée comme telle, car c'est aussi une des particularités de ce récit, on comprend bien que cette position très festive qu'occupe le champagne, la boisson des grandes occasions, ne ravit pas forcément les vignerons. Mais elle assoit leur situation, même s'ils voudraient, dans l'idéal, en faire une boisson plus quotidienne.

Les grandes maisons. Et leurs spécificités. Le goût qui leur est propre. Où l'on apprend qu'un Cristal de Roederer peut avoir "un nez de pain grillé"... Ca change de la banane et des groseilles d'autres vins bien moins nobles et aux pratiques commerciales plus musclées, voire envahissantes, si vous voyez ce que je veux dire...

Jean-Paul Kauffmann nous fait découvrir ces maisons qui, contrairement aux châteaux bordelais, sont toutes voisines, à Epernay ou à Reims. Ici, ce sont des marques qui dominent. On en connaît beaucoup, bien sûr, de la Veuve Clicquot à Bollinger, en passant par Dom Pérignon (qui n'est pas l'inventeur du champagne !), mais Jean-Paul Kauffmann nous fait faire un tour si complet que j'ai découvert plusieurs maisons dont j'ignorais l'existence.

Il faut dire que toutes ont leurs spécificités, leurs pratiques, leur domaine, leurs marchés, et, si le pré carré est finalement très réduit, on mesure toutes les différences que ces champagnes peuvent posséder. Tout l'art de l'assemblage, autre particularité champenoise, et de la vinification ne nous est pas décrit, on est dans le domaine du secret de fabrication, mais expliqué.

Et puis, il y a cette région si spéciale, entre Reims et Epernay, Epernay et Reims, indissociables et opposées, sans oublier l'Aube et quelques coins, comme les Riceys, qui divisent : est-on encore dans l'appellation Champagne ou pas ? Car les découpages administratifs, dont on sait qu'ils sont fragiles, ne font pas tout, et surtout pas le vin.

Enfin, un souvenir personnel m'est revenu, avec l'évocation de ces bâtiments qu'avant le TGV-Est, on traversait lorsqu'on se rendait par le chemin de fer vers l'est de la France. Je me souviens de ces bâtiments en briques qui ressemblaient à des usines droit sorties de la Révolution Industrielle, dont on s'attend à voir sortir des canuts et pas des vignerons.

On trouve tout cela, et bien d'autres choses, dans ces récits de voyages, agrémentés d'autres textes indépendants ou remis à l'ordre du jour. Des pages à lire avant d'aller soi-même visiter ces lieux qui, je le redis, ont sans doute bien changé en 25 ans, mais doivent conserver toute cette longue histoire qui fait la réputation des vignobles français dans le monde entier.

Et puis, j'ai gardé pour la fin ce que l'indécrottable lecteur-voyeur que je suis guette toujours un peu lorsqu'il se plonge dans les livres de Jean-Paul Kauffmann. Sans doute ne l'aurais-je pas mis en exergue de cette façon si l'auteur lui-même ne le faisait pas avec un chapitre en particulier que je vais évoquer dans un instant.

Je veux bien sûr parler de ce que l'auteur lui-même appelle "sa mésaventure". Comprenez, sa détention de plus de 3 ans au Liban dans les années 80, dont il est revenu détruit. Longtemps, cet événement a hanté les livres de Kauffmann, même lorsqu'il n'en parlait pas directement. Ici, il verbalise un peu mieux la chose, mais surtout évoque tout cela avec une immense pudeur qui ne peut qu'inspirer le respect et l'admiration.

Je ne vais pas citer ou raconter ici certains passages, brefs, mais plein d'émotion. J'ai utilisé le vieux poncif de la madeleine de Proust plus haut dans ce billet, mais il y a de ça, dans cette période de retour à la liberté, à la vie, où Jean-Paul Kauffmann retrouve les plaisirs quotidiens d'un bon verre. On peut imaginer qu'on a fêté son retour au champagne, mais... Et l'anecdote est juste magnifique et bouleversante.

Mais la gorge se serre plus encore avec un texte consacré à la visite d'un endroit très particulier, que je ne connaissais pas : le domaine de la Solitude. Rares sont ceux admis à rencontrer les soeurs qui sont cloîtrées là et n'ont plus qu'un lien lointain avec la viticulture. Mais ce sont elles qui ont tenu à rencontrer Jean-Paul Kauffmann, pour qui elles avaient prié si souvent...

Une rencontre si pleine d'humanité, indépendamment de ce qu'on peut penser des religions ou de la foi. Un instant de grâce et de douceur, où il est question d'autres sujets que l'auteur, dont on sort rasséréné. Avec en tête cette phrase que prononce Roland Belloc, le régisseur du domaine qui accompagnait Kauffmann : "N'est-ce pas qu'elles sont étonnantes ?".

Je ne bois toujours pas de vin, après cette lecture. Je n'en ai pas eu envie non plus, mais je suis un buveur d'eau, c'est ainsi... En revanche, je suis certain que ceux qui aiment la Dive Bouteille, avec plus ou moins de modération, auront des envies en lisant certains passages de ces récits. Et ceux qui ont déjà eu l'occasion de goûter de grands crus devraient en retrouver soudainement les tonalités sur leur palais.

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