Voilà un roman qui ne devrait pas plaire à tout le monde. Parce qu'il est cru, sanglant, carnivore et même cannibale. Parce qu'il joue avec plein de choses, de l'auto-fiction au fait divers, en passant par les précédents livres de l'auteur. Rassurez-vous, pas besoin d'être incollables sur l'oeuvre de ce garçon qui sait se faire remarquer et donc les penchants alimentaires fortement carnés ne m'avaient pas échappé. Au moins, le titre annonce la couleur, sanglante ou bleue, selon le mode de cuisson que vous préférez : "la dévoration". C'est le nouveau roman que Nicolas d'Estienne d'Orves, romancier inclassable qui explose les genres à chaque fois qu'il sort un roman, sans sembler vraiment se soucier de froisser ses lecteurs, du politiquement correct et des modes, publie chez Albin Michel. Et, avec ce dernier livre, le voilà qui s'attaque de façon surprenante à la question de l'auteur, de son inspiration et de sa relation au mal, qui a toujours occupé une place de choix dans les romans de NEO.
Nicolas est écrivain. Un écrivain connu pour ses livres où il ne se gêne pas pour explorer les ressorts du mal sous toutes ses formes, à grand renforts de scènes violentes et surtout sanglante. Voilà pourquoi on le surnomme "le Verlaine de la bidoche" et qu'on parle au sujet de son style, distancié, clinique, froid, de "poésie de la viande".
Lui-même, parfois, se demande sans vraiment trouver de réponses, d'où lui vient cette inspiration macabre et morbide qui le pousse à écrire de telles horreurs qui fascinent l'écrivain qu'il est mais turlupinent l'homme. Devenu écrivain suite à une douloureuse rupture sentimentale, Nicolas aimerait bien faire autre chose pour ses livres à venir, changer complètement, pour sa tranquillité d'esprit, mais nous allons y revenir.
La vie de Nicolas est assez particulière : il vit chez sa mère avec qui il ne s'entend pas, ne voit plus son père avec qui il fut complice mais dont il s'est éloigné, particulièrement depuis qu'il écrit et que son paternel n'adhère pas aux caractéristiques que j'ai évoquées. Et surtout à cette fascination pour la mort violente, le mal et tout ce qui les suscite.
Et puis, il y a sa grand-mère. Ah, quel personnage ! Si "vieille France", à la fois si délicieusement désuète, hors du temps, et en même temps, franchement insupportable, raciste et odieuse, profitant de sa condition de vieille dame en fauteuil roulant pour se montrer le plus souvent possible indigne, surtout lorsqu'elle emmène son petit-fils à l'opéra.
Toute la première partie de ce roman permet de découvrir la vie de vieux garçon de Nicolas, sa relation à ses proches, assez iconoclastes également, si vous m'avez bien suivi, son amitié avec Antoine, dont il accompagne les enfants dans des sorties culturelles et touristiques, et avec Cécile, la soeur d'Antoine, ses relations de travail, en particulier son éditrice, Judith...
Cécile, c'est son alter ego, avec elle, Nicolas explore et affronte son côté obscur, nourrissant une relation clandestine qui surprendrait sans doute leur entourage respectif s'il en avait connaissance. Je n'en dis pas plus, je suis certain que le mot "relation" nourrit déjà votre imagination. Mais vous êtes très loin de la vérité, croyez-moi.
Et puis, il y a Judith. Ils sont si différents l'un de l'autre mais si complices et incroyablement complémentaires dès qu'il s'agit de travailler. Une relation de travail, oui, mais un peu plus. Même si c'est plus compliqué que cela. Tout est plus compliqué, dans la vie de Nicolas, et dans l'oeuvre de Nicolas. Oui, moi aussi, je joue sur l'ambiguïté de ce prénom commun à l'écrivain et à son personnage.
Quand Nicolas évoque son envie de faire autre chose à Judith, elle l'encourage. Mais pour faire quoi ? "Décris ce que tu vois, qui tu rencontres, ce que tu manges", lui répond l'éditrice. Horrifié, Nicolas croit que Judith veut qu'il écrive de l'autofiction ! Mais, bientôt, entre sa vie si spéciale et un événement dont je ne vais rien vous dire, Nicolas va sentir affleurer le sujet de son prochain livre : Hojime Morimoto.
Un nom qui, une trentaine d'années plus tôt, a défrayé la frontière en France, en Europe et jusqu'à son Japon natal. Un nom qui, pour ceux qui s'en souviennent, fait encore froid dans le nom. Un nom qui rappelle des gros titres dans toute la presse, et pas seulement les feuilles de chou spécialisées dans le fait divers et le sordide. Un nom qui a pour synonyme le mot "cannibale"...
Que de choses à dire sur ce livre ! Que de choses sur un auteur adepte du contre-pied et du pied-de-nez à chacun de ses livres ! D'abord, cette première partie qui joue sur les codes de l'auto-fiction, en commençant pas ce prénom, j'en ai parlé. Mais aussi parce que Nicolas d'Estienne d'Orves multiplie les clins d'oeil à ses romans précédents. Tous ses romans !
Prime à la fidélité (successive ?) pour ses lecteurs ou simple facétie supplémentaire. Un peu des deux, d'autant que certains livres, comme le magnifique "Rue de l'Autre-Monde", sont désormais introuvable, à moins que le numérique... En attendant, cela permet d'entretenir l'équivoque entre les deux Nicolas, deux écrivains à la réputation un peu glauque.
Car il y a là Paris, les tunnels et les souterrains, les moments sombres de l'Histoire de France, à commencer par l'Occupation, l'opéra, les bonnes tables, les relations familiales compliquées, un rejet épidermique du politiquement correct, un léger côté réac' qui, j'en suis certain, en ravira certains (j'ironise, bien sûr...) et une vision de la nature humaine assez, euh, spéciale...
Les freaks ont pris une autre forme mais sont là aussi, composante marginale d'une société qui n'aime que le lisse et le propre sur lui. Enfin, Nicolas d'Estienne d'Orves réussit même avec beaucoup d'habileté et de drôlerie, à glisser le titre d'un de ses romans à un moment-clé de son récit. Le premier roman que j'ai lu de lui et qui m'a marqué, "Fin de race".
Oui, pour moi, c'est un jeu d'équilibriste assez amusant, un bel exercice de style qui fonde finalement toute le fond du roman et les questionnements du véritable Nicolas, celui de chair et de sang, si j'ose dire, pas celui d'encre et de papier. Car, les interrogations métaphysiques de Nicolas, le personnage, pourraient parfaitement s'appliquer au Nicolas, le créateur.
Nicolas d'Estienne d'Orves n'est pas le premier à se poser cette question de la relation du romancier au mal, à la violence, à la mort et aux multiples façons de la donner et de la raconter. J'ai déjà évoquer sur ce blog ce sujet à propos des romans les plus récents de Maxime Chattam, et en particulier son diptyque "Léviatemps - Requiem des Abysses".
Mais, autant je crois Maxime Chattam sincère dans sa démarche, autant je me méfie de la propension de Nicolas d'Estienne d'Orves à jouer du sarcasme. Reste que ces réflexions sont loin d'être inintéressantes, à commencer par une comparaison qui, je dois dire, m'a frappé et me donne encore matière à réfléchir.
Le romancier, le vrai, installe le romancier, pas tous les romanciers, mais disons l'auteur de thriller ou l'auteur de morbide, voire de grotesque, comme le bourreau des temps modernes. Dans une société où le voyeurisme est facilité par le développement des médias, en particulier audiovisuels, mais où la mort reste une image tabou, les romans qu'écrit Nicolas, le personnage, ont remplacé les exécutions publiques.
Les lecteurs de romans où la mal et le sang tiennent une grande place, assouvissent ce besoin de regarder l'horreur en face, comme lorsqu'on venait voir un criminel se faire raccourcir en place publique. D'un côté, l'auteur culpabilise de sa part sombre, ce démiurge qui donne vie mais peut aussi la retirer, et violemment, en plus, mais de l'autre, il renvoie le lecteur à son propre état de spectateur se délectant, si, si, du spectacle de l'horreur et du sang.
Nicolas d'Estienne d'Orves, et c'est peut-être d'ailleurs ce qui peut le plus rebuter le lecteur non-averti, réduit, c'est vrai, notre brave vieux corps humain à un quartier de viande (sans négliger les abats), ce qui vaut à son personnage les appellations que j'ai données plus haut et jusque dans le titre de ce billet.
Sans doute face à la violence et au meurtre, faut-il désincarner l'humain, ne conserver que l'enveloppe de chair pour ne pas se sentir sale. Voilà ce que fait Nicolas, le personnage, quoi que, sans doute les deux Nicolas la font-ils, pour affronter les idées qui naisse dans son esprit et auxquelles il(s) donne(nt) vie sur le papier.
Reste qu'il y a quelque chose de dérangeant dans cet avilissement du corps, son rabaissement à un bout de barbaque qu'on imagine déjà pendu à un crochet dans une chambre froide... Et je ne dis pas ça par hasard, la boucherie joue un rôle non négligeable dans "la dévoration". Mais, évidemment, lorsqu'on évoque la viande, insidieusement, dans un premier temps, en tout cas, vient la dimension alimentaire de la chose.
Elle n'apparaît pas tout de suite, elle habite toute la deuxième moitié du livre, à travers le personnage de Hojime Morimoto. J'ai choisi d'en dire peu sur lui, le minimum, en fait, parce que cette histoire est vraie, même si les noms des personnages ont été modifiés, et si vous ne vous en souvenez plus ou êtes trop jeune pour cela, il faut vous laisser la découvrir.
Petite parenthèse, dans laquelle je vais parler de moi, ce n'est pas si courant. Un simple souvenir, lié à la venue de Nicolas d'Estienne d'Orves à Epinal, il y a quelques années. Ravi de le voir nous rejoindre, je vais le saluer le lendemain de son arrivée en lui demandant si tout se passait bien, s'il avait besoin de quelque chose.
Il me raconte alors qu'il est ravi de sa première soirée spinalienne car, lorsqu'il a été récupéré par le chauffeur à la descente du train, il était l'heure de dîner. Le romancier à alors demandé au bénévole chargé de le conduire de lui indiquer un restaurant sympa, si possible où l'on pouvait manger de la bonne viande. Eh oui, on y arrive...
S'en est suivi un repas dans un des restaurants bien connus des habitués de la préfecture des Vosges, près de la basilique, spécialisé dans les plats de viande. Un repas pour le moins copieux, aux dires de l'intéressé et qui m'est revenu à l'esprit en lisant ce livre. Et sans nausée, promis. Juste comme un élément à charge de plus dans la compréhension de cette vraie-fausse auto-fiction. Notre homme est un carnivore, un vrai. Refermons la parenthèse.
Et finissons ce billet avec un mot sur ce titre : "la dévoration". A prendre au propre et au figuré. Au propre, je ne vais pas m'étendre. Vous l'aurez compris, il est fortement question de cannibalisme dans ce roman et on a la démonstration parfaite de ce qui est dit plus haut, lorsqu'on évoque la fascination que l'horreur peut exercer sur le lecteur.
Mais, au figuré, je pense que c'est un des aspects les plus intéressants du roman. Car il répond aux interrogations du romancier, phagocyté par les contextes qu'il utilise comme décor, par les outils qu'il utilise, à commencer par la violence et les scènes sanglantes, par les personnages qu'il crée... Cette dévoration, c'est celle du roman qui happe son auteur et le grignote ou le mord à belles dents.
Les limites entre fiction et réalité deviennent floues, comme dans l'auto-fiction, justement, et il y a envahissement réciproque des monstres fictifs dans la calme existence de l'auteur. Nicolas, le personnage, est gagné par des pulsions dignes des personnages qu'il met en scène... Et il aime ça... Trop... Ne lui reste qu'une solution : dévorer pour ne pas être dévoré...
Et la dernière composante du travail habituel de Nicolas d'Estienne d'Orves intervient alors : la folie.
Oui, j'imagine que ce roman va en décontenancer, en dégoûter, en écoeurer certains. Je crois que NEO a tout à fait conscience de cela et que sa littérature, comme tout ce qu'il est et fait, a une vocation à provoquer cela chez les lecteurs. Viré de Radio France pour apologie de la pornographie et blasphème, il explore sans cesse dans ses romans ce qu'il y a de sombre en lui, mais pas seulement.
Et si ce qui nous met mal à l'aise dans tout cela venait de nous et pas de ce qu'écrit ce garçon ? Et si Nicolas d'Estienne d'Orves, comme sans doute beaucoup de ses collègues romanciers, déversait sur le papier ses funestes obsessions pour ne pas risque d'être dévoré par elles ? Encore une fois, lire "la dévoration" en restant au premier degré serait sans doute une erreur.
Prenez du recul. Appréciez "la poésie de la viande"...
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