Il y a des coïncidences, des hasards, choisissez le mot qui vous convient, qui rendent certaines journées intéressantes... Ce matin, alors que j'avais déjà décidé de vous parler de notre livre du jour, je découvre que son auteur, Jérémie Guez, venait de recevoir le Prix Historia dans la catégorie roman policier pour "le dernier tigre rouge" (en poche chez 10/18, il faudra qu'on en parle un jour, tiens, je l'aperçois pas loin de moi...). J'avais envie de retrouver l'écriture et la force d'évocation que possède ce jeune auteur après avoir dévoré en une matinée l'an passé "Balancé dans les cordes". Alors, nous y voilà, avec une nouvelle évocation de Paris, brillante et violente, mais aussi un roman marqué par un désespoir profond et l'annonce inéluctable d'un drame, quel qu'il soit... "Paris la nuit", publié avant "Balancé dans les cordes", disponible en poche chez J'ai Lu, est le premier volet d'un triptyque où la capitale joue un rôle majeur.
Abraham est un garçon livré à lui-même. Sa mère est morte, son père passe sa journée vautré devant la télévision et le contact avec lui est quasiment rompu. Alors, quand il n'est pas dans sa chambre, Abraham zone autour de chez lui, vers Barbès. Pour se faire de l'argent de poche, il deal un peu, mais il ne veut pas en faire une profession.
Abraham a un ami inséparable, Goran. Deux frères, vraiment, ils se connaissent par coeur, partagent tout, n'ont aucun secret l'un pour l'autre. Ils ne sont pas sans cesse collés l'un à l'autre, non, chacun vit sa vie de son côté, mais ils finissent toujours pas se retrouver pour partager un moment, un délire, un peu d'herbe...
Tellement proche que c'est à la vie, à la mort. Quand l'un est agressé, l'autre le défend. Peu importent les conséquences d'une baston, les coups, les flics, la garde à vue. De toute façon, Abraham fait ce qu'il veut, son père s'en fout, même s'il découche, le vieux ne se rend compte de rien. Ou s'en moque. Goran est vraiment ce qui ressemble le plus à une famille pour le jeune homme, désormais.
La plupart du temps, Abraham vit dans ce quartier qu'il considère comme le sien, en y mettant une notion de propriété et surtout une immense fierté. Abraham ne supporte pas qu'on vienne marcher sur ses terres, Barbès est aux habitants de Barbès. C'est un royaume dont il voudrait être roi. Enfin, non, il faudrait en avoir l'ambition. Il est juste comme un poisson dans l'eau.
Lorsqu'il quitte le quartier, qu'il traverse la Seine et passe sur l'autre rive, celle des riches, des privilégiés, des nantis, il se sent perdu, étranger. Mais il y va car c'est là que se trouve la jeune femme qu'il aime. Julia est étudiante, vit dans le Quartier Latin, a son appartement. Elle est tout ce que n'est pas Abraham, mais il entretien avec elle une relation satisfaisante.
Un jour, Abraham s'arrête dans un bar de Belleville, avec un pote, Nathan. Il remarque un remue-ménage qui l'intrigue dans l'arrière-boutique. Renseignements pris, on y joue d'assez grosses sommes d'argent au poker, en toute discrétion, certaines nuits. Soudain, germe l'idée de braquer les joueurs. Non seulement, cela semble assez simple à faire, mais en plus, quasiment sans danger.
Aussitôt dit, aussitôt fait, Goran et Nathan sont de la partie, évidemment, ainsi que deux autres garçons de leur connaissance, l'un qui fournira la quincaillerie nécessaire à la réalisation du coup, l'autre qui fera le chauffeur. Mais Nathan prévient Abraham qu'il s'approche d'un engrenage bien dangereux. La phrase qui sert de titre à ce billet est son avertissement.
Arrive le casse et... tout change. Plus question de traîner ensemble, de toute façon, on se fait discret, on rase les murs. Ils ont pris leurs précautions, mais lorsqu'on a détroussé des truands, on sait qu'ils n'en resteront pas là. Alors, objectif discrétion la plus totale, pas de signes extérieurs de richesse brusquement affichés, départ en province ou ailleurs pendant un certain temps.
Sauf qu'en dehors de son quartier, Abraham ne peut pas vivre. Alors, il reste, change de vie. Non, change tout court. Une véritable métamorphose, comme si son côté sombre s'était emparé de son âme dès la sortie du bar. Abraham n'est plus Abraham, il est devenu un autre homme, hanté, mais pas par la peur. En tout cas, ce n'est pas l'impression que j'ai eue, même si elle est forcément là.
Non, j'ai ressenti un immense dégoût. Pas du tout l'érection promise par Nathan et le besoin de ressentir à nouveau les mêmes émotions, la même montée d'adrénaline, le même pied lorsqu'on a le pognon en main et qu'on a réussit le braquo... Abraham est dans une sorte de dépression profonde qui le pousse à s'auto-détruire.
Mais pas physiquement, même s'il va là aussi changer son comportement. Non, c'est son univers entier qu'il entreprend consciencieusement de démolir. Les "armes" employées diffèrent selon les situations, mais il n'y va pas de main morte, rejette tout ce qu'il était et devient tout ce qu'il avait toujours voulu éviter de devenir jusque-là.
Abraham se fustige. "Ca ne sert à rien de courir, je suis mon propre mal", dit-il. Avant même le casse, d'ailleurs, il avait confiance du mal qu'il ferait autour de lui en se lançant dans cette histoire, mais ce qui s'en suit, jusqu'au drame final, inexorable, va sans doute dépasser encore ses craintes initiales. Abraham, en imaginant ce coup, presque comme on se lance un défi, va récolter une tempête terrible.
Devenu une sorte de spectre maléfique, Abraham hante ce Paris nocturne qui est son écosystème naturel. Mais il est devenu un prédateur dans ce paysage qui change tellement vite, le temps de passer au-dessus d'un fleuve, de franchir un point, de mettre le pied sur une autre rive. La terre brûlée aussi doit toucher ce Paris qui n'est pas le sien, qui n'est pas Paris.
Le Paris populaire opposé au Paris des riches, des lumières, des touristes. Ce Paris de toc et de strass, de faux-semblants et d'illusions, de paraître sans être, de branleurs et de fils à papa qui n'ont rien à craindre de leur existence forcément confortable, sans risque, sans précarité. Son Paris n'est pas celui des spots qui illuminent les monuments, mais celui de l'ombre, de la nuit, de la noirceur dans laquelle on se fond, on disparaît.
Ce contraste dans le décor, comme si l'on passait d'un bout à l'autre d'un spectre lumineux m'a frappé, mais on le retrouve aussi dans l'évolution d'Abraham qui pourrait être un être lumineux mais va choisir de s'enfoncer dans les ténèbres. Ou de devenir un trou noir qui attire toute matière alentour dans son vide éternel...
Curieusement, plus j'avançais à la rencontre d'Abraham et plus je pensais à un autre personnage croisé récemment : Fitz, le dealer loser créé par Olivier Gay et qui écume lui aussi les nuits parisiennes pour refourguer sa dope. Comment cette étrange association d'idées a-t-elle pu se former dans mon esprit tordu ?
Abraham et Fitz, tout les sépare, leurs origines sociales, leur univers, leur philosophie de vie, la manière dont ils envisagent le deal et même leur relation au danger (qui n'est certes pas de la même nature, ne soyons pas de mauvaise foi). Et pourtant, ils se rejoignent dans ce Paris nocturne qu'ils arpentent, dans les choix de vie qu'ils ont fait, dans leur renoncement.
L'obscurité de Jérémis Guez, la noirceur terrible de ses histoires, des destins qu'il trace, contraste avec la nonchalance de Fitz et son côté beau gosse, séducteur, dilettante professionnel. Mais derrière son cynisme de dandy, il y a aussi un abîme profond et sombre. La différence, c'est simplement la façon qu'ont les deux de vivre leur propre noirceur.
Cessons ce parallèle, revenons à Jérémie Guez, puisque c'est à lui qu'est consacré ce billet. "Balancé dans les cordes" m'avait fait découvrir sa plume percutante, si vous permettez ce jeu de mots en parlant d'un roman dans lequel la boxe tient une place importante. J'ai retrouvé ici toute cette force des mots et des situations.
On ne mâche pas ses mots, chez Guez, on ne s'embarque pas dans des longues digressions, on va à l'essentiel, des directs au plexus solaire qui sonnent et laissent KO. Court roman, à peine plus de 120 pages, "Paris la nuit" se lit d'une traite, emportant le lecteur dans cette descente aux enfers. Jusqu'où faudra-t-il que tombe Abraham ?
Que lui manque-t-il pour éviter ce chaos ? Une vie. Là encore, c'est mon ressenti. Abraham, jeune adulte, n'a aucune perspective. Cela ne veut pas dire qu'il n'est pas intelligent, qu'il ne pourrait pas s'en sortir dans l'existence comme tout un chacun, avec un job, une vie peinarde dans un chemin qu'on dit droit.
Mais non, il est abandonné des dieux, Abraham. Les fées ont oublié de se pencher sur son berceau. En tout cas, c'est ce qu'il s'est mis en tête. Sa vie est minable. Le braquage, c'est peut-être un moyen de se prouver quelque chose, de s'étalonner, ou alors, c'est une fuite en avant. Oh, pas pour bander rien qu'à l'idée de recommencer, non, mais pour se projeter dans la spirale infernale dont il sait qu'il ne sortira pas.
Je ne sais pas, encore une fois, c'est ma lecture du roman de Jérémie Guez, je ne prétends pas détenir la vérité dessus. Il y a tant de désespoir dans les univers de Guez, on y est enfermé même à l'air libre. Lorsqu'on cherche à en sortir, c'est comme si une chaîne à la cheville l'empêchait, comme si un élastique ramenait au bercail, celui qu'on ne quitte jamais.
La fatalité sociale qui a fait naître sur la mauvaise rive de la Seine, avec un minimum de chances de se tirer de là une bonne fois pour toutes. La lumière d'espoir luit parfois au bout du tunnel mais elle est si lointaine et il y a tant d'obstacles avant de pouvoir y parvenir qu'on se décourage forcément, qu'on s'enracine malgré soi...
Alors oui, les romans de Jérémis Guez sont noirs, plus noirs que les nuits parisiennes, peu importe le quartier. Mais justement, c'est peut-être ça la clé : l'irrésistible attraction de cette ville qui ne fait pas de cadeaux et qui s'insinue par chaque pore de la peau pour posséder ceux qui y naissent, y vivent. Oui, c'est certain, c'est ce Paris qui envoûte et emprisonne les siens qui est au coeur de ce triptyque.
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