lundi 22 décembre 2014

"Un rêve de pierre, de fer et de sang".

Il est de ces livres vers lesquels on se sent irrésistiblement attirés, aimantés. L'envie de le lire naît au premier regard, si je puis dire. Le titre, le sujet, la couverture, pour certains, même si j'y suis personnellement peu sensible et qu'ici, elle est toute blanche... On le regarde et on l'entend presque murmurer à son oreille "lis-moi, lis-moi"... C'est le cas de notre livre du jour. Il a suffit des mots 1833, duel, poudrière et Transylvanie pour me donner envie de lire "Karpathia", premier roman de Mathias Menegoz, publié chez POL. Une fantastique fresque historique dans une région de l'Europe en pleine ébullition, sur fond de revendications nationalistes mais aussi sociales. Quasiment 700 pages qu'on dévore, pour connaître le sort d'une galerie de personnages qui n'ont, pour la plupart, pas grand-chose de sympathique. C'est enlevé et violent, c'est bucolique et lugubre, c'est raconté avec fougue... Un plaisir pour les amateurs de romans historiques.



1833. A Vienne, le comte Alexander Korvanyi, capitaine de l'armée impériale, vient de perdre son père. Il a hérité le titre et les propriétés qui vont avec et, s'il vient également d'obtenir de l'avancement, il ne se sent pas vraiment l'âme d'un militaire. Il faut dire qu'il n'a guère combattu pour obtenir ces galons et qu'il fréquente plus les salons que les champs de bataille.

Un soir, lors d'un dîner avec d'autres jeunes officiers, le capitaine Korvanyi entend un de ses convives tenir des propos déplacés sur une jeune femme. Pas n'importe laquelle : Cara von Amprecht. Une jeune femme que Korvanyi connaît bien pour avoir été son amant quelques mois plus tôt. L'entendre ainsi salie par les propos de son camarade, tout fils de général qu'il soit, le fait sortir de ses gonds.

Le duel est désormais inévitable et Korvanyi sait bien qu'il ne s'agira pas d'un duel au premier sang. Il va devoir tuer pour ne pas être tué lui-même. Alors, il décide que, s'il se sort de ce mauvais pas, il changera radicalement de vie. Adieu, l'armée, retour à la maison, dans la propriété familiale. Et pas seul : avant même de se battre pour l'honneur de sa belle, il s'empresse d'aller lui demander sa main.

Lorsqu'il revient victorieux du duel, il tient promesse, épouse Cara, quitte l'armée et prépare son retour au pays. Pas n'importe où : en Transylvanie. C'est là que la famille Korvanyi possède un immense domaine, la Korvanyia, qu'elle a quitté 50 ans plus tôt, lors d'une révolte des serfs de la région, qui avait coûté la vie au grand-père d'Alexander.

Après un trajet peu évident, les routes étant peu carrossables et la saison pas très clémente, le jeune couple découvre Korvanyia. Un domaine magnifique, entre vallées et montagne, avec deux châteaux, l'un moderne, l'autre médiéval, le château noir, fermé depuis les événements de 1784. Mais, surprise désagréable pour le nouveau comte : il semble que le temps se soit arrêté à Korvanyia.

Lui qui se voyait déjà châtelain, régnant sur un domaine prospère, il découvre un endroit qu'on a laissé partir à vau-l'eau, où les rendements des terres sont minimaux, les propriétés à peine entretenues, menaçant ruine, et le personnel domestique travaillant comme il lui chante, en tout cas, certainement pas comme il le devrait dans un domaine de cette importance.

Alors, Korvanyi voit rouge et décide de remettre de l'ordre dans ce qui sera désormais son lieu de vie, loin des fastes viennois, loin de tout, peut-être, mais chez lui. Son autoritarisme et sa volonté de remettre tout le monde au boulot lui vaut de braquer pas mal de monde. Quant à l'intendant Lanffy, il n'en mène pas large devant ce seigneur qui veut tout changer en un claquement de doigts.

Mais le comte Korvanyi ne va pas s'arrêter là. Ce sont tous les habitants du domaine qui vont subir l'onde de choc du retour tonitruant du maître des lieux. Peu concerné par les susceptibilités qu'il pourrait froisser, Alexander néglige également les équilibres précaires sur lequel repose la région : entre Saxons, Magyars (de langue hongroise), Valaques (de langue roumaine) et même Tziganes, les tensions sont fortes et permanentes.

L'arrivée comme un éléphant dans un magasin de porcelaine du nouveau comte font les réveiller brutalement. Et, quand des événements violents, fort inhabituels dans la région, vont se produire, à la fois ces drames et la façon dont Korvanyi va les gérer vont progresivement plonger Korvanyia dans le chaos... C'est le début d'une incroyable montée en puissance de la violence, qui est le coeur de Karpathia.

Lorsque s'ouvre le roman, on a un peu l'impression, même si on se situe avant sur le plan chronologique, de retrouver l'univers de Sissi ou de Thomas Mann. Mais, une fois arrivé en Korvanyia, et malgré les paysages somptueux et cette nature splendide, on change vraiment d'univers et de climat.

Alexander est un seigneur féodal, malgré son jeune âge, malgré une époque où cela n'a plus de sens, il entend régner sur son domaine et les vassaux qui y vivent. La hiérarchie est claire, dans son esprit : les nobles saxons, les nobles magyars, les populations magyares et enfin, les Valaques, qui ont toujours été serfs et doivent le rester.

Mais, tout a changé depuis 50 ans et la fameuse révolte qui avait poussé la famille Korvanyi à s'éloigner de son domaine. En revenant un demi-siècle en arrière, le comte met le feu aux poudres dans une région où les oppositions ethniques sont fortes. L'Europe Centrale, ce qu'on appellera par la suite les Blakans, est agité par de nombreux mouvements.

S'y mêlent des revendications sociales, pour mettre à bas ce système féodal qui a alors quasiment disparu dans toute l'Europe, en tout cas, l'Europe occidentale, mais aussi des revendications pour faire reconnaître les identités ethniques de chacun et les territoires qui vont avec. La Principauté de Transylvanie est une mosaïque complexe que va piétiner Alexander, arrivé chez lui en terrain conquis.

Mathias Menegoz a inventé la Korvanyia de toutes pièces, mais ce lieu, qui pourrait être idyllique, est calquée sur la région réelle et sur les mouvements qui s'y sont manifesté au cours de cette décennie et des suivantes. Jusqu'aux actes qui serviront de détonateur au premier conflit mondial. Mais, tout cela, c'est l'arrière-plan, le décor.

"Karpathia" repose aussi sur les personnalités des uns et des autres. A commencer par Alexander. Le fougueux soldat qu'on découvre au départ, s'avère être ensuite un personnage belliqueux, irascible, volontiers violent, sûr de sa position et de son statut, de son bon droit, aussi. Un seigneur et maître. Comme s'il avait grandi dans ce rôle, il y entre comme un gant. Il n'oublie qu'une chose : plus grand monde n'est prêt à accepter un homme qui estime avoir droit de vie et de mort sur lui.

Avant son arrivée, la Korvanya avait trouvé une certaine pacification. Avec le retour au pays du comte, tout cela est balayé et les alliances, complètement bousculées. Et pas pour le meilleur. Pour régler des questions de droit commun, il va choisir de lancer les grandes manoeuvres, pensant montrer sa force, mais aussi croyant, sincèrement, je le pense, rassurer ses vassaux.

Il va obtenir tout le contraire, créer un climat de terreur sur son domaine et s'aliéner une bonne partie des populations présentes. En particulier, parce que, une fois les Tziganes, cibles prioritaires pourtant vite évacuées, ce sont les Valaques qui vont se sentir boucs émissaires de la colère du comte. En voulant asseoir son autorité, Korvanyi va faire voler en éclat tout ce qu'il aurait dû d'abord prendre soin de consolider.

Au fil des actions et des réactions, tout s'exacerbe, les haines, les rancoeurs, les colères ancestrales. Et plus les choses avancent, moins celui qui pense tout maîtriser perd le contrôle. La nature du terrain et le décalage qu'il crée avec son apprentissage militaire, ainsi que des adversaires qui connaissent mieux son domaine que lui, vont lui compliquer la tâche. Pour reprendre les rênes, il n'aura qu'une façon de faire : mener la politique du pire.

C'est cet enchaînement de violences qui est parfaitement décrit par Menegoz, un nouveau duel, bien différent du premier qui ouvre le roman. Un duel entre le comte et un adversaire invisible, insaisissable, roublard et déterminé, prêt à tout pour le faire chuter et n'ayant rien à perdre, si ce n'est une vie sous le joug d'un seigneur honni.

Alexander est un étonnant personnage, avec des côtés tyranniques, insupportables, une personnalité changeante et un attachement extrême à son domaine, au point de friser la déraison. Mais, il a aussi des côtés attachants, parfois et on ne parvient pas à le détester complètement. Il est intègre et juste, c'est son regard qui est faussé, en raison de sa méconnaissance de cette terre qu'il revendique.

A ses côtés, Cara est, elle aussi, un personnage tout en contrastes. charmante demoiselle un peu délurée, puis véritable cocotte coupée du monde qui l'entoure. Mais, elle aussi peut susciter l'émotion quand elle se sent perdue dans cet endroit qu'elle découvre et qui n'a rien d'un palais viennois, quand elle se sent placée en rivalité avec Korvanyia, véritable maîtresse de son jeune époux.

Si, à nos yeux, son comportement d'aristocrate peut sembler parfois agaçant et ses préoccupations absolument pas en phase avec la situation, pauvre petite fille riche larguée au milieu de nulle part, avec, autour d'elle, toute une société qui ne l'accueille pas vraiment à bras ouvert, on peut aussi essayer de se mettre à la place de cette jeune femme, arrachée d'un seul coup de son cocon, pour atterrir dans cet endroit qui n'a rien d'un nid douillet.

Et puis, elle est femme. Et, forcément, dans une société féodale, comme tous les autres personnages féminins, elle est de facto, en position d'infériorité. Alors que la société viennoise progresse dans ce domaine, alors qu'Alexander s'est battu pour elle, a risqué sa vie pour elle, a tué pour elle, une fois à Korvanyia, elle ne se sent plus être sa priorité. Et elle le vit mal.

Eprise de liberté, cavalière émérite, chasseuse, demoiselle élevée au milieu d'une fratrie, elle a cette indépendance chevillée au corps qu'elle a bien plus de mal à exprimer à Korvanyia qu'à Vienne. Car, si le domaine se prête aux longues chevauchées, les dangers potentiels qu'il recèle interdisent les sorties en solitaire et la découverte des lieux dans les meilleures conditions. Une cage dorée, mais un or bien terne...

Enfin, parce que Karpathia est un livre qui parle de trahison et de loyautés, sous un grand nombre de formes, je voudrais évoquer un dernier personnage, même si trois, parmi la pléthore de personnage de cette fresque historique, c'est peu. Pas Lanffy, dont j'ai cité le nom plus haut, et qui, lui aussi, va évoluer au fin du roman.

Non, il s'agira du pope. Si je ne m'abuse, c'est le seul personnage important de ce roman dont on ignore le nom. On ne l'appelle jamais autrement que : le pope. Il veille sur la communauté valaque, qui est orthodoxe, autre point de scission avec les autres communautés, et va se retrouver coincé entre le marteau et l'enclume quand la situation va dégénérer.

Si sa foi est certainement sincère, son caractère n'est sans doute pas aussi affirmé qu'il le devrait. Le pope oscille sans arrêt entre doute, indécision, inquiétude, et son message auprès de ses ouailles manque de clarté. Là où l'on pourrait l'imaginer diplomate, il devient vite lâche, là où il devrait calmer le jeu, servir d'intermédiaire, être l'interlocuteur fort du comte mais aussi des siens, il va se montrer totalement impuissant.

Même si je reconnais que sa position est loin d'être confortable et enviable, là où on attendrait un personnage qui se dresse, soit un porte-étendard, un ardent défenseur d'une cause, on n'a qu'un homme petit, qui a assumé sa charge sans souci quand tout se passait calmement mais a assuré le statu quo au lieu de faire avancer les choses, et qui va se retrouver complètement dépassé à l'arrivée du comte. Un personnage que j'ai trouvé aussi pathétique que fascinant. Curieux paradoxe.

Voilà, je vais m'arrêter ici, difficile de donner un aperçu à la hauteur de ce magnifique premier roman, plein de souffle épique, de bruit et de fureur. Je crois que le titre que j'ai choisi, extrait du livre, exprime bien mieux que tout le reste ce que j'ai voulu en dire. "Karpathia", c'est le rêve impossible d'un homme qui voulait être seigneur, un seigneur absolu, à une époque qui n'autorisait plus cela.

L'expression "fresque historique", que j'ai utilisée, est tout à fait juste, je l'ai vue reprise ailleurs et je la partage volontiers. Tout y est, mais teinté d'une noirceur qui colle aux murs et aux paysages autant qu'aux êtres. Korvanyia pourrait être un roman lumineux, au contraire, il devient ténébreux, comme si se déroulait sous nos yeux la constitution de légendes et de mythes romantiques.

Ah, j'allais oublier (pas du tout, en fait, c'est une formule totalement rhétorique...), sans doute certains d'entre vous ont-il tiqué à la lecture du mot Transylvanie. Eh oui, il est des noms ancrés dans nos imaginaires collectifs qui font tilt à chaque fois... On est bien avant le "Dracula", de Bram Stoker, mais Menegoz n'a pas non plus oublié cette dimension.

Et il l'utilise, je trouve, avec une grande habileté. En jouant sur les superstitions locales, inconnues du comte, comme bien d'autres choses concernant la vie sur son domaine, Menegoz ajoute une touche de mystère et d'angoisse supplémentaire et joue avec l'irrationnel et la rumeur pour agrandir le gouffre entre les nouveaux arrivants et les populations locales.

Voilà, pour ceux qui aiment ces romans au long cours, qui nous transportent ailleurs, dans le temps et dans l'espace, une découverte à faire. Peut-être certains seront-ils déconcertés par la montée crescendo de la violence, mais il ne faut pas s'y tromper, c'est l'époque et le contexte qui le sont. Et, surtout, Alexander qui a quitté la carrière militaire qui ne lui convenait pas va se retrouver projeté comme chef de guerre. Une guerre privée, circonscrite, éclair, mais une guerre tout de même.

Je ne peux qu'imaginer à mon tour ce qui adviendra de Korvanyia et des personnages une fois le roman terminé. Les lieux retrouveront-ils enfin une sérénité qui en ferait un endroit, certes isolé, mais plutôt idyllique ? Je n'en suis pas certain. Tout ce que j'ai évoqué jusque-là me laisse penser que les lieux auront du mal à retrouver une aura plus positive. Et pour longtemps...


Une dernière chose pour finir : un passionnant papier de l'Obs sur Menegoz et son livre.

2 commentaires:

  1. Je l'ai dans ma PAL et j'ai hâte de l'en sortir :)

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  2. Tout comme toi, certains mots sonnent bien à mes orailles : 1833, duel, poudrière et Transylvanie ! Je l'ai commandé

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