L'accroche de ce billet pourrait sembler un peu banale, et pourtant, elle me paraît correspondre parfaitement à l'esprit du roman dont nous allons parler aujourd'hui. Un livre qui va nous emmener en Afrique, un continent soumis à la fois aux influences européennes, du fait de la colonisation, mais aussi à l'instabilité politique qui a souvent accompagné l'indépendance. Comme il l'a déjà fait par le passé, Alain Mabanckou choisit pour son "Petit Piment" (en grand format au éditions du Seuil) le Congo de son enfance, mais pas uniquement, comme cadre d'une histoire pleine de fantaisie et d'ironie, un vrai roman picaresque mettant en scène une galerie de personnages hauts en couleur. Et toujours, ce regard à la fois rempli de tendresse pour le peuple congolais et très critique envers ceux qui les gouvernent. Si vous avez aimé "Verre-Cassé", vous devriez apprécier "Petit Piment", qui est, en quelque sorte, son cousin. Et Mabanckou nous offre une fin sujette à bien des interprétations...
Moïse, puisque tel est le nom qu'on a donné à cet enfant, abandonné à la porte d'un orphelinat de Loango, à quelques kilomètres de Pointe-Noire, capitale du Congo, commence, avec l'adolescence, à se poser bien des questions. Sur lui, sur ses racines, sur le monde qui l'entoure, aussi. A 13 ans, il n'a guère connu que la vie d'élève interne dans cette école et l'enseignement de Papa Moupelo.
Ce dernier, prêtre d'origine zaïroise, est adulé par ses élèves à qui il prodigue une vraie joie de vivre, en plus de ses enseignements religieux. Mais, du jour au lendemain, Papa Moupelo va disparaître de la vie des orphelins de Loango. Le Congo a soudainement changé de régime politique et, avec l'avènement d'un régime socialiste inspiré par Moscou, un prêtre, qui plus est étranger, n'était plus le bienvenue.
Désormais, l'orphelinat est dirigé d'une poigne de fer par le directeur, Dieudonné Ngoulmoumako, qui, pour les élèves, est tout le contraire de Papa Moupelo. Les enfants détestent cet homme sévère, volontiers dur avec eux, qui entend les mener à la baguette. Il faut dire que l'homme n'est pas franchement un philanthrope.
C'est un opportuniste qui, malgré les tensions ethniques permanentes et l'instabilité politique, entend faire son trou. Cet ambitieux, qui aspiraient à d'autres fonctions plus prestigieuses que la direction d'un orphelinat, a dû mettre son orgueil dans sa poche, faute d'un réseau assez fort pour s'imposer ailleurs, dans un pays où le népotisme est partout.
Il s'est finalement laissé convaincre de prendre les rênes de l'établissement, malgré le peu d'affection qu'il a pour les enfants. Mais, lui a-t-on dit, c'est un poste peinard, stable et surtout, grâce auquel il pourra, ce qui n'est pas anodin, se remplir les poches. Alors, il a relevé le gant, en attendant peut-être mieux, et désormais, il règne en despote sur l'orphelinat.
Peu à peu, à Loanga comme dans tout le pays, l'ambiance change radicalement. Alors que le régime politique installe doucement une dictature dominée par des personnages corrompus, l'orphelinat est lui aussi placé sous une impitoyable férule. Au point que certains, comme Moïse, ont du mal à se plier à ces nouvelles directives.
Bientôt, Dieudonné Ngoulmoumako va finir de remplacer tout le personnel ayant accompagné l'enfance de Moïse pour embaucher, à leur place, ses proches, à l'attitude nettement moins conciliantes vis-à-vis des élèves. De quoi faire souffler un léger vent de révolte parmi les orphelins, peu habitués à être ainsi mal traités.
Moïse fait partie des élèves qui sont dans le collimateur du directeur. Depuis son arrivée à l'orphelinat, alors qu'il était encore tout bébé, le garçon n'inspire pas confiance à Ngoulmoumako. Ce dernier voit l'abandon d'un garçon comme un mauvais présage et il voit en Moïse une potentielle source d'ennuis.
Idem pour des jumeaux, qui sont arrivés plus tardivement à l'orphelinat. Ces deux-là sont des durs, leur (mauvaise) réputation les précède et Ngoulmoumako s'inquiète de voir son orphelinat devenir, aux yeux du régime qu'il sert, mais, après s'être servi lui-même, une maison de correction pour jeunes et turbulents voyous...
Effectivement, Songi-Songi et Tala-Tala vont mener la vie dure à tout le monde à l'orphelinat. Un endroit bien trop étroit pour eux et où la discipline leur pèse. Bientôt, ils vont trouver l'occasion de monter un plan d'évasion. Et ils proposent à Moïse, un des rares à avoir osé et su leur tenir tête, de les accompagner.
La garçon, qui a des envies d'ailleurs depuis un bon moment et ne supporte plus la sévérité excessive et arbitraire que fait régner le directeur sur l'orphelinat, finit par accepter de les suivre dans cette aventure, au contraire de son meilleur ami, Bonaventure. Un adolescent toujours pessimiste, prompt à voir le pire en chaque situation et qui attend qu'un avion se pose devant l'orphelinat pour venir le chercher...
C'est donc sans son ami de toujours que Moïse, bientôt rebaptisé Petit Piment, en raison de ses exploits, va partir à la découverte du monde, enfin de Pointe-Noire, au sein d'une troupe de jeunes voleurs écumant la capitale pour survivre. Mais le garçon a l'indépendance dans le sang et va peu à peu s'éloigner de cette bande, pour vivre ses propres aventures. Une nouvelle vie qui ne sera pas de tout repos...
Je l'ai dit en préambule, "Petit Piment" est un roman picaresque, même si l'on suit Moïse sur plusieurs décennies et qu'il devient donc un adulte. Pourtant, cette classification me paraît juste, car, devenu Petit Piment, Moïse ne va guère se montrer responsable et va rester, tout au long de son existence mouvementée, un grand gamin.
L'alcool, ingurgité en grande quantité, mais aussi une certaine folie qui va s'emparer de lui lorsque, suite à la décision du maire de Pointe-Noire, le monde confortable dans lequel il avait trouvé sa place, va voler en éclats, expliquent cela. Mais, c'est aussi parce que Moïse va rester toujours l'orphelin de Loanga, son véritable repère, humain et culturel.
Je pourrais vous parler de la quête d'une mère, qui débute dès la première partie du roman, à l'orphelinat, avant de se poursuivre dans la seconde, de manière assez classique, c'est vrai, mais bien réussi. D'ailleurs, c'est l'échec de cette quête qui va conditionner toute la dernière partie du livre, en plongeant Moïse dans un profond désarroi.
Mais, c'est ailleurs qu'on trouve la grandeur de Petit-Piment, dans sa vie rêvée, ou presque. Celle dans laquelle il aurait pu être Robin des Bois, d'Artagnan ou Don Quichotte... Comme ce fut le cas dans l'excellent "Verre Cassé", livre avec lequel j'avais découvert Alain Mabanckou, on a dans "Petit-Piment" un personnage central pétri de références littéraires.
Elles ne sont pas exactement les mêmes que son lointain cousin pilier de bar, mais elles représentent parfaitement ce que pouvait être l'univers d'un adolescent dans les années 70-80, des lectures qui permettent de s'évader, marquent les esprits et créent des liens puissants. Un gamin qui n'a pour horizon que les murs d'un triste orphelinat ne peut qu'être sensible à de tels rêves d'héroïsme et d'aventures.
"Petit-Piment" débute par cette partie en milieu clos, j'allais dire carcéral, n'exagérons pas, tout de même, dans cet orphelinat qui va pâtir du changement de régime politique à la tête du pays. A ce propos, si l'on s'intéresse au premier plan à l'évolution du personnage principal, Moïse, dit Petit Piment, en filigrane, Alain Mabanckou n'oublie pas d'esquisser la situation toujours complexe du Congo.
Avant même les questions politiques et idéologiques, ce sont les questions ethniques, qui frappent. Comme dans tant de pays africains, on n'en finit pas de se disputer, doux euphémisme, entre gens du nord et du sud, entre membres de tel groupe et de tel autre... Favoritisme, corruption, violence, soif de pouvoir, tout cela se nourrit de ces haines omniprésentes.
Mais l'on voit aussi, sur une assez longue période, ces changements forts de régimes qui marquent les esprits. Lorsque l'on découvre l'orphelinat de Loango, l'indépendance est encore récente et l'influence occidentale, on le ressent, reste très forte. L'orphelinat, en lui-même, ressemble à un établissement scolaire européen et la religion catholique est la règle.
Même si Papa Moupelo est Zaïrois, il est prêtre catholique et, en cela, il incarne le lien colonial qui demeure. Lorsque le régime socialiste s'impose, suivant le modèle soviétique, il éradique aussitôt ce lien, dégageant tout ce qui peut avoir trait à la religion. Mais, d'un opium du peuple à l'autre, le nouveau modèle politique, censé permettre au pays de prendre son destin en main, s'avère un peu trompeur.
La région, qui connaît beaucoup d'agitation, à la même époque, avec les guérillas castristes, par exemple en Angola, reste tout de même sous une emprise qui reste à la merci de pouvoirs non-africains. Et, dans la dernière partie, lorsque le modèle socialiste s'est définitivement essoufflé, laissant la place à un régime plus libéral, mais dont les rouages n'ont pas vraiment changé, on retrouve la religion.
Une autre forme de religion, incarné par un pasteur, sans doute formé aux Etats-Unis, membre de ces églises évangélistes en plein essor et qui s'appuient sur un prosélytisme de tous les instants pour progresser sur une partie du continent. Le plus triste, c'est que, si les influences extérieures changent, la situation interne, elle, n'évolue guère, toujours avec la corruption, le clientélisme, la démagogie et le recours aux boucs émissaires pour masquer échecs et insuffisances.
Au milieu de tout cela, Moïse est vraiment le parfait personnage picaresque. Tout ce que je viens de dire lui importe peu, il veut d'abord vivre, découvrir la vie, le monde, vivre l'enfance dont l'orphelinat l'a privé, et peut importe ce qui se passe autour. Sauf que, évidemment, ce voeu pieux est impossible à exaucer.
Avec des éléments assez classiques de la littérature, la quête initiatique, le roman picaresque, l'enfance difficile, l'imaginaire débridé, Alain Mabanckou nous offre un très joli livre, où l'on retrouve tout son univers, la nostalgie de l'enfance et de ce Congo qu'il aime tant et dont il parle si bien, la littérature, bien sûr, mais aussi la critique virulente sous le vernis ironique des dérives politiques du pays.
Mais où va Petit Piment ? Et surtout, où nous emmène-t-il ? Je dois dire que je suis resté dans un certain brouillard une bonne partie du temps. Car, une fois qu'il a quitté l'orphelinat, la vie de Moïse devient rapidement peu évidente à suivre. L'alcool lui embrume-t-il à ce point l'esprit ? Est-il devenu fou ? Ou, alors... Ah, la thèse que j'ai en tête, je ne peux la dévoiler complètement ici...
Eh oui, ce serait trop vous en dire. En particulier, parce qu'il faudrait évoquer la toute fin du roman. Et ça ne se fait pas, on le sait. D'ailleurs, si, parlons-en de cette fin. Non, pas des les faits, rassurez-vous, mais parce que je pense qu'elle devrait faire pas mal couler d'encre. Enfin, virtuelle, l'encre, de la part des lecteurs et blogueurs.
Alain Mabanckou offre une fin en pied-de-nez, en quelque sorte, et, malicieusement, il semble adresser un clin d'oeil au lecteur en lui disant : "et toi, tu en penses quoi ?" Oui, ce dénouement, je pense qu'il fera l'objet d'interprétations sensiblement différentes d'un lecteur à l'autre. Et c'est ce qui fait une partie du charme de ce livre.
Si vous avez déjà mis un pied dans l'univers plein d'érudition et d'espièglerie d'Alain Mabanckou, vous ne serez pas dépaysé, c'est un cru dans la lignée des précédents livres. Si vous n'avez encore jamais fait l'expérience de lire cet auteur, alors, suivez le guide ! Vous vous offrirez alors un voyage dans une Afrique entre rêve et réalité, avec ce regard enfantin où pointe une certaine nostalgie...
"Il va falloir un jour qu'enfin je me décide à lire les livres que, depuis trente ans, je conseille à mes amis de lire". (Sacha Guitry)
dimanche 30 août 2015
samedi 29 août 2015
"Le rêve américain n'existe pas, mais chut ! Il faut y croire pour faire du grand cinéma".
Ah, le rêve américain ! La littérature l'a glorifié comme elle l'a démonté, révélant le miroir aux alouettes qui se cache derrière cette expression... C'est dans cette seconde catégorie qu'il faudra ranger le roman du jour, vous l'aurez sans doute compris, avec la citation-titre de ce billet. Mais, cette lecture est aussi l'occasion de découvrir la plume délicieusement vénéneuse, créative et déjantée d'une jeune romancière française qu'il faudra certainement suivre à l'avenir. Avec "les enfants de choeur de l'Amérique", publié aux éditions Anne Carrière, Héloïse Guay de Bellissen nous emmène dans une espèce de train fantôme dans lequel embarque deux personnages emblématiques de l'Amérique contemporaine, à la rencontre d'une galerie d'autres hommes et femmes devenus des icônes de cette Amérique imparfaite et idéalisée. Il y a de l'allégorie dans l'air, c'est drôle, foufou, dérangeant, aussi, plein de cynisme, et c'est fort agréable à lire...
Voici le parcours parallèle de deux hommes. Ils ne se connaissent pas, ne se rencontreront jamais et pourtant, ils ont énormément de points communs. Ils sont tous les deux nés la même année, en 1955, ils ont grandi au sein de familles pauvres, sans attache particulière. Ils ont entretenu des relations difficiles avec leurs parents, en particulier leurs mères.
Ils ont aussi eu des passions communes, les Beatles, d'abord, dont la musique les a fascinés, inspirés, enveloppés. Et puis, un livre, plus qu'un livre de chevet, une lecture essentielle, qu'ils ont assimilée comme on digère de la nourriture pour en puiser l'énergie. Ce livre, c'est "l'Attrape-coeurs", de J.D. Salinger, livre culte de bien des jeunes Américains depuis 60 ans, mais sans doute pas au point de ces deux garçons-là.
Le premier s'appelle David Chapman, un garçon en quête d'un amour absolu, infini, qu'il va chercher longtemps, au fil d'expériences diverses. Un garçon à l'imaginaire débridé, car, fautes d'avoir de véritables amis, ils se les invente, c'est plus simple. Mais, pas seulement parmi les êtres qu'il fréquente au quotidien, non, dans ce vaste pays qui l'a vu naître, riche en figures tutélaires.
La famille, un père de substitution, une petite amie qui n'en est pas une, des enfants, qu'il va encadrer, les hippies, la religion, tout cela va le laisser incomplet. Les sujets d'affection se succèdent dans son coeur si accueillant, mais à la superficie limitée. Un coeur qui agit comme une mémoire tampon : qui y entre efface un de ceux qui l'a précédé ou prend la place d'un oublié...
Jusqu'à ce qu'il ne découvre celui qui va bientôt occuper tout entier son coeur, son esprit, son âme : John Lennon. Tout chez cet homme, cette idole, cette star, va finir par obséder David Chapman qui ne pense plus qu'à lui, de l'aube au crépuscule, et sans doute une bonne partie de ses nuits. Une fascination dévorante qu'il veut concrétiser...
Le second se nomme John Hinckley. Le début de sa vie est nettement plus calme que celui de David Chapman. Mais lui aussi va avoir une révélation quasi mystique, alors qu'il a une vingtaine d'années. Une apparition, en pleine séance de cinéma, je ne vois pas comment dire les choses autrement. Blonde, joli minois, un rôle fort dans un film mythique...
Jodie Foster n'est encore qu'une adolescente quand elle donne la réplique à Robert De Niro, devant la caméra de Martin Scorsese, dans "Taxi Driver" Pour John, Iris, le personnage, et Jodie, l'actrice, se confondent peu à peu, mais le coup de coeur est foudroyant et, désormais, il ne vivra plus que pour elle, qui fait battre son coeur.
Etudiant à Yale, pour se rapprocher de l'actrice qui y fait ses études, il l'inonde de lettres, qu'il vient déposer sous sa porte, l'appelle au téléphone régulièrement mais n'ose pas la rencontrer face à face. L'actrice, de son côté, supporte cela, après tout, il est un poil envahissant, ce garçon, mais respectueux, contrairement à d'autres interlocuteurs...
Bientôt, John Hinckley cherche un moyen d'éblouir la femme qu'il chérit plus que tout. Et, c'est de David Chapman que va venir l'idée géniale, incontournable, celle qui lui assurera à tous les coups l'amour de la belle Jodie. Il va donc se préparer pour ce grand-oeuvre, qui lui permettra de changer son désir de plomb en relation en or...
Précisons-le, si ces deux noms ne vous disent rien, Chapman et Hinckley existent réellement et ils ont laissé leur marque dans l'histoire de l'Amérique contemporaine, la propulsant violemment dans les années 80. Le premier, en abattant John Lennon à bout portant, un soir de décembre, à New York, le second, en blessant grièvement Ronald Reagan, président des Etats-Unis en exercice quelques mois plus tard.
A travers le parcours singulier, très chaotique pour Chapman, bien plus lisse pour Hinckley, à travers cette obsession qu'ils ont forgée au point, un jour, de passer à l'acte, en pensant sincèrement que cela ferait d'eux des personnages de même stature que leurs cibles, Héloïse Guay de Bellissen nous raconte comment le rêve américain engendre parfois des destins incontrôlables...
Héloïse Guay de Bellissen dans son raisonnement, joue beaucoup avec l'homophonie des mots coeur et choeur. Le premier, ce siège traditionnel des sentiments, et plus particulièrement de l'amour, tient une grande place dans le livre, jusque dans sa construction. Oui, le roman lui-même est un coeur, vous le verrez, je n'en dis pas plus.
Ensuite, parce que, aussi étrange que cela paraisse, c'est bien l'amour qui motive les deux hommes au coeur du livre. L'amour de l'un pour Lennon, l'amour de l'autre pour Jodie Foster. Mais, Chapman, plus encore, est obsédé par ce réceptacle des sentiments, qu'il cherche désespérément, tout au long de sa trajectoire zigzagante, à remplir.
Oui, il est beaucoup question d'amour, car c'est ce dont manque cruellement ces deux êtres. Ils ont besoin d'amour, d'un amour inconditionnel, flamboyant, qui s'accompagne d'une reconnaissance de la part du plus grand nombre. Au-delà de l'être qui incarne leurs obsessions, c'est bien de l'Amérique toute entière que Chapman et Hinckley espèrent se faire aimer...
Et puis, il y a le choeur. Un choeur qui représente l'Amérique elle-même. Ce personnage intervient en guise d'interlude, entre les chapitres, exactement comme le faisaient les choeurs dans les tragédies antiques. Preuve, s'il en fallait une, que sous des dehors déjantés et une tonalité globale sarcastique, le roman d'Héloïse Guay de Bellissen est bel et bien une tragédie.
Celle d'un pays de lait et de miel, une nouvelle terre promise, qui n'engendre que des enfants trop gâtés ou trop cinglés, à l'influence mortifère. Car, si l'Amérique a accouché de Chapman et de Hinckley, comme de tous les autres personnages réels que l'on croise dans le livre, ces vies sont intrinsèquement liées à la mort.
Eros et Thanatos, autre thème tragique et antique, c'est vrai. Emmett Till, Marilyn Monroe, Elvis Presley, Charles Manson, quasiment tous les personnages qui interviennent, d'une façon ou d'une autre, dans le récit, sont à la fois des icônes et des mythes parce qu'ils sont morts, spectaculairement, violemment, précocement, ou qu'ils ont donné la mort eux-mêmes.
L'Amérique est une mère-patrie, presque au sens biologique du terme, mais d'elle, naît ce rêve américain taché de sang, fait de carton-pâte, de paillettes et de gloire artificielle, mais qui, lorsqu'on passe la tête pour regarder l'envers du décor est d'un seul coup nettement moins attirant, nettement moins éblouissant...
La maternité est d'ailleurs un des thèmes forts de ce roman. Elle revient régulièrement, pas seulement à travers le parcours des deux personnages centraux, mais aussi à travers les icônes que l'on croise, Elvis et son jumeau mort-né, Marilyn et ses fausses couches, Charles Manson, et l'assassinat de Sharon Tate, proche d'accoucher, par exemple.
Il n'y a pas d'enfants sans mère et cette relation si spéciale entre l'enfant et sa génitrice, cette relation fondatrice, est fondamentale. Pour Chapman et Hinckley, elle fut, à tort ou à raison, c'est en tout cas ce qu'ils pensaient eux, insuffisante, insatisfaisante. L'Amérique, dont ils quémandent l'amour, devient alors la mère de substitution désignée...
Et puis, il y a le quatrième personnage principal de ce roman, que je n'ai pas encore nommé : Holden Caulfield. Personnage principal de "l'Attrape-coeurs", de J.D. Salinger, il (re)prend vie sous nos yeux, quittant en partie le cadre littéraire dont il fait partie pour essayer de s'émanciper de son créateur. Cet adolescent a énormément influencé Chapman et Hinckley et fait partie intégrante de leur imaginaire désenchanté.
Héloïse Guay de Bellissen, tout en s'appuyant sur le texte originel, met la gouaille de ce jeune homme en rupture de tout, expérimentant une espèce de liberté vagabonde qui ne le mènera finalement nulle part. A leurs manières, Chapman et Hinckley sont des petits frères de Caulfield, cherchant eux aussi dans une rupture avec le destin qu'on a voulu leur imposer, la gloire qui auréole désormais le personnage de Salinger.
Lui aussi est un enfant de l'Amérique, mais, là où certains le voient comme un exemple, une icône de plus, on peut se dire qu'il incarne également tout le questionnement profond d'un jeune homme devant un avenir incertain. Les lumières de New York, dans lesquelles évolue Holden, sont du genre à attirer les humains comme une lampe les papillons de nuit. Mais pour quoi, au final ? Comment sortir du lot ?
Mais, le véritable point commun qu'ont Chapman et Hinckley avec Holden Caulfield, c'est certainement cette angoisse profonde de franchir le pas qui mène de l'enfance à l'âge adulte. Quand j'ai lu "l'Attrape-coeurs", c'est ce qui m'avait frappé et, dans la manière dont Héloïse Guay de Bellissen raconte le destin des deux meurtriers, j'ai retrouvé cette même sensation.
Hinckley pense même, après son acte fou : "on va s'occuper de moi (...) Je serai docile, gentil, je raconterai mon histoire et pour une fois on m'écoutera. Je suis adulte enfin (...) Tous les coeurs de l'Amérique seront rivés sur moi..." Un passage que je tronque, mais qui, pour moi, est l'une des clés de compréhension de ce livre.
Oui, l'Amérique est une mère et ses enfants, lorsqu'ils tournent bien, deviennent des stars. Lorsqu'ils tournent mal aussi, d'ailleurs. Mais tous, stars évoluant dans des décors de rêve, sur pellicule ou papier glacé, dans le luxe et l'argent, ou, au contraire, anonymes, ramant de leur naissance à leur mort pour exister et le faire savoir, tous semblent refuser de grandir. De devenir responsable.
L'Amérique choie ses enfants mais les élève mal, dans ce culte permanent du factice et de l'éphémère, de la violence et du quart d'heure de gloire wahrolien. Elle les aime, ses enfants, elle les adore, même, leur faisant des piédestaux, même lorsqu'ils ne le méritent absolument pas, ou pour des raisons moralement condamnables, en les nourrissant ad nauseam des ingrédients du spectacle permanent.
Un dernier point avant de termine ce billet qui s'allonge, qui s'allonge. Mais, il faut tout de même saluer la plume acérée d'Héloïse Guay de Bellissen, jeune romancière que je découvrais à cette occasion. Un style qui bouscule, à l'ironie féroce et qui fait mouche. Une construction audacieuse et originale qui sert de fondations au récit.
C'est virulent, mais c'est aussi divertissant et on s'amuse beaucoup dans cette histoire qui entremêle les destins de deux pieds-nickelés qui sauront, hélas, faire preuve de leur pouvoir de nuisance. Sans doute ont-ils atteint leur but, l'histoire retient leur nom, mais à quel prix ? A travers eux, c'est tout le revers de la médaille du rêve américain qui saute aux yeux.
Voici le parcours parallèle de deux hommes. Ils ne se connaissent pas, ne se rencontreront jamais et pourtant, ils ont énormément de points communs. Ils sont tous les deux nés la même année, en 1955, ils ont grandi au sein de familles pauvres, sans attache particulière. Ils ont entretenu des relations difficiles avec leurs parents, en particulier leurs mères.
Ils ont aussi eu des passions communes, les Beatles, d'abord, dont la musique les a fascinés, inspirés, enveloppés. Et puis, un livre, plus qu'un livre de chevet, une lecture essentielle, qu'ils ont assimilée comme on digère de la nourriture pour en puiser l'énergie. Ce livre, c'est "l'Attrape-coeurs", de J.D. Salinger, livre culte de bien des jeunes Américains depuis 60 ans, mais sans doute pas au point de ces deux garçons-là.
Le premier s'appelle David Chapman, un garçon en quête d'un amour absolu, infini, qu'il va chercher longtemps, au fil d'expériences diverses. Un garçon à l'imaginaire débridé, car, fautes d'avoir de véritables amis, ils se les invente, c'est plus simple. Mais, pas seulement parmi les êtres qu'il fréquente au quotidien, non, dans ce vaste pays qui l'a vu naître, riche en figures tutélaires.
La famille, un père de substitution, une petite amie qui n'en est pas une, des enfants, qu'il va encadrer, les hippies, la religion, tout cela va le laisser incomplet. Les sujets d'affection se succèdent dans son coeur si accueillant, mais à la superficie limitée. Un coeur qui agit comme une mémoire tampon : qui y entre efface un de ceux qui l'a précédé ou prend la place d'un oublié...
Jusqu'à ce qu'il ne découvre celui qui va bientôt occuper tout entier son coeur, son esprit, son âme : John Lennon. Tout chez cet homme, cette idole, cette star, va finir par obséder David Chapman qui ne pense plus qu'à lui, de l'aube au crépuscule, et sans doute une bonne partie de ses nuits. Une fascination dévorante qu'il veut concrétiser...
Le second se nomme John Hinckley. Le début de sa vie est nettement plus calme que celui de David Chapman. Mais lui aussi va avoir une révélation quasi mystique, alors qu'il a une vingtaine d'années. Une apparition, en pleine séance de cinéma, je ne vois pas comment dire les choses autrement. Blonde, joli minois, un rôle fort dans un film mythique...
Jodie Foster n'est encore qu'une adolescente quand elle donne la réplique à Robert De Niro, devant la caméra de Martin Scorsese, dans "Taxi Driver" Pour John, Iris, le personnage, et Jodie, l'actrice, se confondent peu à peu, mais le coup de coeur est foudroyant et, désormais, il ne vivra plus que pour elle, qui fait battre son coeur.
Etudiant à Yale, pour se rapprocher de l'actrice qui y fait ses études, il l'inonde de lettres, qu'il vient déposer sous sa porte, l'appelle au téléphone régulièrement mais n'ose pas la rencontrer face à face. L'actrice, de son côté, supporte cela, après tout, il est un poil envahissant, ce garçon, mais respectueux, contrairement à d'autres interlocuteurs...
Bientôt, John Hinckley cherche un moyen d'éblouir la femme qu'il chérit plus que tout. Et, c'est de David Chapman que va venir l'idée géniale, incontournable, celle qui lui assurera à tous les coups l'amour de la belle Jodie. Il va donc se préparer pour ce grand-oeuvre, qui lui permettra de changer son désir de plomb en relation en or...
Précisons-le, si ces deux noms ne vous disent rien, Chapman et Hinckley existent réellement et ils ont laissé leur marque dans l'histoire de l'Amérique contemporaine, la propulsant violemment dans les années 80. Le premier, en abattant John Lennon à bout portant, un soir de décembre, à New York, le second, en blessant grièvement Ronald Reagan, président des Etats-Unis en exercice quelques mois plus tard.
A travers le parcours singulier, très chaotique pour Chapman, bien plus lisse pour Hinckley, à travers cette obsession qu'ils ont forgée au point, un jour, de passer à l'acte, en pensant sincèrement que cela ferait d'eux des personnages de même stature que leurs cibles, Héloïse Guay de Bellissen nous raconte comment le rêve américain engendre parfois des destins incontrôlables...
Héloïse Guay de Bellissen dans son raisonnement, joue beaucoup avec l'homophonie des mots coeur et choeur. Le premier, ce siège traditionnel des sentiments, et plus particulièrement de l'amour, tient une grande place dans le livre, jusque dans sa construction. Oui, le roman lui-même est un coeur, vous le verrez, je n'en dis pas plus.
Ensuite, parce que, aussi étrange que cela paraisse, c'est bien l'amour qui motive les deux hommes au coeur du livre. L'amour de l'un pour Lennon, l'amour de l'autre pour Jodie Foster. Mais, Chapman, plus encore, est obsédé par ce réceptacle des sentiments, qu'il cherche désespérément, tout au long de sa trajectoire zigzagante, à remplir.
Oui, il est beaucoup question d'amour, car c'est ce dont manque cruellement ces deux êtres. Ils ont besoin d'amour, d'un amour inconditionnel, flamboyant, qui s'accompagne d'une reconnaissance de la part du plus grand nombre. Au-delà de l'être qui incarne leurs obsessions, c'est bien de l'Amérique toute entière que Chapman et Hinckley espèrent se faire aimer...
Et puis, il y a le choeur. Un choeur qui représente l'Amérique elle-même. Ce personnage intervient en guise d'interlude, entre les chapitres, exactement comme le faisaient les choeurs dans les tragédies antiques. Preuve, s'il en fallait une, que sous des dehors déjantés et une tonalité globale sarcastique, le roman d'Héloïse Guay de Bellissen est bel et bien une tragédie.
Celle d'un pays de lait et de miel, une nouvelle terre promise, qui n'engendre que des enfants trop gâtés ou trop cinglés, à l'influence mortifère. Car, si l'Amérique a accouché de Chapman et de Hinckley, comme de tous les autres personnages réels que l'on croise dans le livre, ces vies sont intrinsèquement liées à la mort.
Eros et Thanatos, autre thème tragique et antique, c'est vrai. Emmett Till, Marilyn Monroe, Elvis Presley, Charles Manson, quasiment tous les personnages qui interviennent, d'une façon ou d'une autre, dans le récit, sont à la fois des icônes et des mythes parce qu'ils sont morts, spectaculairement, violemment, précocement, ou qu'ils ont donné la mort eux-mêmes.
L'Amérique est une mère-patrie, presque au sens biologique du terme, mais d'elle, naît ce rêve américain taché de sang, fait de carton-pâte, de paillettes et de gloire artificielle, mais qui, lorsqu'on passe la tête pour regarder l'envers du décor est d'un seul coup nettement moins attirant, nettement moins éblouissant...
La maternité est d'ailleurs un des thèmes forts de ce roman. Elle revient régulièrement, pas seulement à travers le parcours des deux personnages centraux, mais aussi à travers les icônes que l'on croise, Elvis et son jumeau mort-né, Marilyn et ses fausses couches, Charles Manson, et l'assassinat de Sharon Tate, proche d'accoucher, par exemple.
Il n'y a pas d'enfants sans mère et cette relation si spéciale entre l'enfant et sa génitrice, cette relation fondatrice, est fondamentale. Pour Chapman et Hinckley, elle fut, à tort ou à raison, c'est en tout cas ce qu'ils pensaient eux, insuffisante, insatisfaisante. L'Amérique, dont ils quémandent l'amour, devient alors la mère de substitution désignée...
Et puis, il y a le quatrième personnage principal de ce roman, que je n'ai pas encore nommé : Holden Caulfield. Personnage principal de "l'Attrape-coeurs", de J.D. Salinger, il (re)prend vie sous nos yeux, quittant en partie le cadre littéraire dont il fait partie pour essayer de s'émanciper de son créateur. Cet adolescent a énormément influencé Chapman et Hinckley et fait partie intégrante de leur imaginaire désenchanté.
Héloïse Guay de Bellissen, tout en s'appuyant sur le texte originel, met la gouaille de ce jeune homme en rupture de tout, expérimentant une espèce de liberté vagabonde qui ne le mènera finalement nulle part. A leurs manières, Chapman et Hinckley sont des petits frères de Caulfield, cherchant eux aussi dans une rupture avec le destin qu'on a voulu leur imposer, la gloire qui auréole désormais le personnage de Salinger.
Lui aussi est un enfant de l'Amérique, mais, là où certains le voient comme un exemple, une icône de plus, on peut se dire qu'il incarne également tout le questionnement profond d'un jeune homme devant un avenir incertain. Les lumières de New York, dans lesquelles évolue Holden, sont du genre à attirer les humains comme une lampe les papillons de nuit. Mais pour quoi, au final ? Comment sortir du lot ?
Mais, le véritable point commun qu'ont Chapman et Hinckley avec Holden Caulfield, c'est certainement cette angoisse profonde de franchir le pas qui mène de l'enfance à l'âge adulte. Quand j'ai lu "l'Attrape-coeurs", c'est ce qui m'avait frappé et, dans la manière dont Héloïse Guay de Bellissen raconte le destin des deux meurtriers, j'ai retrouvé cette même sensation.
Hinckley pense même, après son acte fou : "on va s'occuper de moi (...) Je serai docile, gentil, je raconterai mon histoire et pour une fois on m'écoutera. Je suis adulte enfin (...) Tous les coeurs de l'Amérique seront rivés sur moi..." Un passage que je tronque, mais qui, pour moi, est l'une des clés de compréhension de ce livre.
Oui, l'Amérique est une mère et ses enfants, lorsqu'ils tournent bien, deviennent des stars. Lorsqu'ils tournent mal aussi, d'ailleurs. Mais tous, stars évoluant dans des décors de rêve, sur pellicule ou papier glacé, dans le luxe et l'argent, ou, au contraire, anonymes, ramant de leur naissance à leur mort pour exister et le faire savoir, tous semblent refuser de grandir. De devenir responsable.
L'Amérique choie ses enfants mais les élève mal, dans ce culte permanent du factice et de l'éphémère, de la violence et du quart d'heure de gloire wahrolien. Elle les aime, ses enfants, elle les adore, même, leur faisant des piédestaux, même lorsqu'ils ne le méritent absolument pas, ou pour des raisons moralement condamnables, en les nourrissant ad nauseam des ingrédients du spectacle permanent.
Un dernier point avant de termine ce billet qui s'allonge, qui s'allonge. Mais, il faut tout de même saluer la plume acérée d'Héloïse Guay de Bellissen, jeune romancière que je découvrais à cette occasion. Un style qui bouscule, à l'ironie féroce et qui fait mouche. Une construction audacieuse et originale qui sert de fondations au récit.
C'est virulent, mais c'est aussi divertissant et on s'amuse beaucoup dans cette histoire qui entremêle les destins de deux pieds-nickelés qui sauront, hélas, faire preuve de leur pouvoir de nuisance. Sans doute ont-ils atteint leur but, l'histoire retient leur nom, mais à quel prix ? A travers eux, c'est tout le revers de la médaille du rêve américain qui saute aux yeux.
vendredi 28 août 2015
"Tu connais ton père !"
Certains trouveront peut-être que le titre de ce billet manque un peu d'originalité, mais cette phrase, leitmotiv de notre roman du jour, s'est imposée d'elle-même par la triste ironie qu'elle incarne. Voici un billet consacré à un auteur devenu incontournable dans le paysage littéraire français et qui, livre après livre, puisant dans son expérience sans jamais tomber dans l'ego-fiction, ne cesse de surprendre ses lecteurs et de les prendre aux tripes, par la puissance de ses récits et des émotions qui s'en dégagent. Avec "Profession du père", en grand format chez Grasset, Sorj Chalandon nous plonge dans une enfance pas comme les autres, à l'ombre d'un père extraordinaire. Ce dernier mot est à prendre au sens strict, sans y mettre la connotation très positive qu'on lui donne le plus souvent. Et, encore une fois, l'écrivain étudie la question de la paternité et de la relation d'un fils à son père. Sans doute de façon plus personnelle encore qu'à l'habitude...
Emile est un enfant de l'après-guerre. Il est né à la fin des années 1940 et a grandi près de Lyon. Rien ne différencie Emile des autres enfants de son âge, si ce n'est ses parents. Et en particulier, son père, André Choulans. Un fanfaron, qui raconte volontiers les expériences les plus remarquables de sa vie et les grandes rencontres qui l'ont marqué.
Mais un homme qui devient également vite violent, Emile en sait quelque chose, lui qui doit régulièrement essuyer les colères paternelles. Lorsqu'elles se déchaînent, il n'a pas énormément le choix. Essayer de se faire le plus petit possible, se cacher entre son lit et le mur en attendant que la grêle de coups cessent aussi vite qu'elle a commencé.
En avril 1961, André Choulans exulte ! Quatre généraux de l'armée française ont refusé de se plier aux diktats d'un autre général, celui qui se trouve à l'Elysée, et mènent un putsch à Alger. Favorable à l'Algérie Française, André n'en finit plus de vitupérer contre le grand Charles qui fut, dit-il, son meilleur ami, celui qui l'écoutait et suivait ses conseils.
Mais désormais, la guerre est ouverte entre le père d'Emile et ce traître de De Gaulle. André Choulans s'engage résolument en faveur de l'OAS et il va entraîner dans cette quête personnelle son fils pré-adolescent, un enfant encore, un grand naïf, qui écoute son père raconter ses exploits avec des yeux comme des soucoupes et l'admire malgré les corrections qu'il lui inflige.
Ainsi, depuis sa plus tendre enfance, il a découvert successivement que son père était l'un des fondateurs des Compagnons de la Chanson, exclu parce que trop talentueux, un gardien de but si talentueux que le grand Emile Veinante, ancien membre de l'équipe de France, aurait voulu le recruter dans son équipe professionnelle, une ceinture noire de judo qui a tout appris au Japon, etc.
Désormais, le voilà donc membre important de l'OAS, animant un réseau opposé à l'indépendance de l'Algérie en lien avec la CIA, par l'intermédiaire du mystérieux Ted, rencontré pendant la guerre, un ami, un vrai, à tel point que André et son épouse l'ont choisi pour être le parrain d'Emile. Un parrain dont la réputation fait là aussi l'orgueil d'un môme qui ne rêve que d'une chose, en vain : le rencontrer.
André Choulans a l'âme d'un chef, c'est certain. D'ailleurs, dans son engagement politique et para-militaire, il décide de déléguer. Et qui mieux que son fiston, la chair de sa chair, pour agir en son nom ? Enfin, plus exactement, à sa place... Eberlué, Emile va bientôt devenir un agent de l'OAS à part entière, inscrivant le nom de l'organisation honnie un peu partout sur le chemin de l'école.
Emile va même aller plus loin : il va recruter lui aussi un nouveau membre, Luca, fils d'une famille de pieds-noirs fraîchement rapatrié d'Algérie. Avec lui, enfin, en le poussant gentiment sur l'avant de la scène, les deux gamins vont jouer à la guerre des boutons à une sauce plus politique. Et plus dangereuse, aussi, même si Emile ne paraît pas mesurer l'ampleur de ses actes.
Le jeu va devenir encore plus intéressant, mais aussi super effrayant, quand André, grisé par les succès dérisoires obtenus par son fils et ivre de la colère d'un militant que le pouvoir refuse d'entendre, décide de se lancer dans un grand projet qui fera de lui un héros de la Nation : assassiner De Gaulle...
"Profession du père", ce n'est pas seulement l'enfance d'Emile, qui constitue l'essentiel de la première partie du livre. Une partie qui, disons-le, offre des situations qui ont de quoi faire sourire le lecteur, et même un peu plus. Pourtant, il plane au-dessus de tout cela une atmosphère un peu étrange qui s'avère être vaguement inquiétante. Et va devenir franchement oppressante, au fil des pages.
Oui, on s'amuse, dans cette première partie, ne sachant pas vraiment si les histoires que raconte à l'envi ce père si spécial sont du lard ou du cochon. Est-il sérieux ou bien n'est-il finalement qu'un conteur qui essaye de faire l'admiration de son fiston ? Oh, les réponses, on les a bien vite. La question tombe d'elle-même : André Choulans raconte n'importe quoi.
Mais, pour un gamin, qui n'a rien vu, rien connu et dont l'univers se restreint à l'école, où son esprit vagabonde rapidement, et à cette famille en vase clos, tout cela se pare de la brillance de la vérité. Emile se pose bien des questions, de temps en temps, mais, comment trouver un quelconque démenti aux élucubrations paternelles ?
Emile, c'est le gamin qui raconte à ses copains que son père, eh ben, c'est le plus grand de toute la terre, parce qu'il a été parachutistes et espion, d'abord... Les exagérations des enfants pour marquer leur territoire, en imposer aux copains et bomber le torse. On a tous fait ça (ouais, surtout les garçons, ok !), lorsqu'on fréquentait encore les cours de récréation et les préaux de primaire.
Le genre de rodomontades qui n'engagent que ceux qui les croient. Sauf qu'Emile, lui, y croit. Peut-être pas dur comme fer, mais suffisamment pour les sortir aussi à des adultes, comme lors d'un séjour en colonies de vacances. La réactions des monos est gênée, polie mais un peu navrée. Emile le remarque, mais ne s'y arrête pas.
Pas plus qu'il ne relève le mécontentement de cet homme, qu'avec ses yeux d'enfants, il regarde comme un modèle, un exemple, lorsqu'il demande ce qu'il doit mettre, en début d'année scolaire, dans la fameuse case "Profession du père", sur ce quart de feuille que les élèves devaient remplir en guise de fiche signalétique... Et pourtant...
Il lui faudra du temps avant de comprendre que quelque chose cloche sérieusement avec son père. Longtemps, et aussi, énormément de "tu connais ton père !" de la part de sa mère, qui trouvais là la phrase choc mettant instantanément fin à tout questionnement intempestif de la part de son rejeton. "Tu connais ton père !", c'est plus qu'un point en fin de phrase, c'est une fin de non recevoir.
Je ne vais pas énormément évoquer le cas d'André, tout simplement parce que c'est le coeur du roman et qu'il faut suivre le cheminement de l'histoire dont il est le fil conducteur. En revanche, il faut, à mon avis, s'arrêter sur le cas de la mère d'Emile. Denise, c'est son prénom. J'ai dû le rechercher, il ne m'avait pas frappé. Son époux lui envoie plus souvent quelque "mot doux" bien senti...
Et pourtant, quel personnage, que cette Denise ! Une mère, oui, mais une mère à l'image de celui avec qui elle a choisi de passer sa vie. Une femme discrète, alors que c'est elle qui fait bouillir la marmite familiale. Une femme soumise, qui s'efface rapidement quand la cocotte-minute qui lui sert de mari commence à siffler sous la colérique pression...
Une femme qui elle aussi, récolte des coups, mais tout de même moins qu'Emile, une femme qui dit amen à tout ce que André dit, qui vient confirmer ses histoires, même les plus incroyables, qui évoque Ted aussi facilement que si elle l'avait croisé en allant faire les courses le matin même. Une femme aveugle (serait-ce l'amour qui en serait la cause ?) sur l'état de son mari.
Lorsqu'on entame la lecture, on est enclin à plaindre Denise comme on plaint Emile. Vivre ainsi sous le joug d'un tyran domestique, ce ne doit pas être ni facile, ni agréable tous les jours, pense-t-on. Pourtant, à force de "Tu connais ton père !", de mollesse coupable, de comportement pas loin d'être aussi irrationnels que ceux de son cher et tendre, c'est un tout autre personnage que l'on découvre.
Peut-être y aura-t-il des lecteurs qui ne seront pas d'accord avec ce point de vue, mais pour moi, Denis est la complice d'André. Complice de tous ses mauvais coups, même si, on le sent bien, les corrections infligées à Emile l'effrayent. Mais, elle ne les condamne pas, elle les appuie, même. Y allant de sa propre gifle ou du reproche qui va bien, pour justifier la colère d'André.
"Profession du père" possède également une partie contemporaine. Et l'on y voit une Denise qui n'a pas évolué d'un pouce, malgré tout. Un aveuglement, je reprends le mot, qui est absolument sidérant. On a vu la vie de cette famille à travers les yeux, dessillés et de plus en plus incrédules, d'Emile. Certaines scènes auxquelles on assiste proposent un décalage tel qu'au lieu de provoquer le comique, c'est la consternation qu'elle engendrent.
Mais, pour Denise, non, rien d'anormal, "tu connais ton père"... Ce couple qui a coupé les ponts avec la famille, ascendants et même, d'une certaine façon, descendant, qui n'a jamais eu de relations sociales, si ce n'est de pauvres commerçants crédules victime des actes de grivèlerie d'André, aucun ami, excepté le mystérieux et invisible Ted, vit en autarcie, dans un monde mythique construit sur mesure...
"Tu connais ton père", répète Denise. Mais qui le connaît vraiment ? Qui peut dire qui est André Choulans ? A part quelques indices, qui apparaissent et sont aussitôt noyés dans les histoires qu'il raconte, avant de les oublier aussi vite, on ne sait pas grand-chose de lui. Et, dans la partie contemporaine, alors, en apprendra-t-on plus ?
"Profession du père", c'est cette quête que mène Emile pour enfin connaître cet homme qui l'a élevé, si on peut dire. Sorj Chalandon, comme souvent, s'inspire pour créer son personnage, de sa propre expérience. Mais cette fois, ce n'est pas une expérience professionnelle, mais bien sa propre enfance. Comme d'habitude, il l'enrobe de fiction, de vraie fiction, pas juste d'auto-fiction.
On comprend dès lors mieux l'obsession que nourrit l'écrivain, dans la plupart de ses romans, pour la question paternelle, que cette fonction soit biologique ou rêvée. Il lui aura fallu attendre le moment propice pour l'aborder de front, et non plus par la bande. Se confronter, et ses lecteurs avec lui, à cette situation qui, si elle fait sourire au début, devient carrément angoissante au final.
Ce livre est particulièrement troublant. Impossible de se mettre à la place d'Emile ou de Sorj. Il y a des scènes qui sont certainement aussi voire plus douloureuses que les coups reçus. Ce n'est pas qu'Emile n'a pas été désiré, non, c'est comme s'il n'appartenait pas au monde d'André et Denise. Ses géniteurs ne lui ont pas délivré de visa, il a de moins en moins accès à cet univers clos.
Le plus effrayant de cette affaire, c'est de se dire qu'il aura fallu tant de temps pour se rendre à l'évidence. Que André aura réussi à tromper son monde tant et tant d'années, jusqu'à ceux qui, au premier chef, auraient dû agir bien avant. Que Denise, la fidèle Denise, perpétue la singularité familiale, malgré tout...
"Profession du père" est un roman dont la tonalité est assez différente des précédents livres de Sorj Chalandon. On est loin de la folie du monde, celle qui frappe l'Irlande ou le Liban, pour n'évoquer que quelques-uns des ouvrages précédents. Et pourtant... Franchement, l'histoire démarre presque comme une comédie, j'ai songé à un autre roman, "le porteur de cartable", d'Akli Tadjer, qui évoque des situations en apparence proches.
Pourtant, peu à peu, c'est bel et bien un drame qui se dessine sous nos yeux, une expérience bouleversante, presque dérangeante. Non, Emile ne connais pas son père, même si jamais il ne contredira sa mère. Non, il ne le connaît pas. Et l'ultime scène de "Profession du père" en dit long sur l'ironie de ce titre et sur le trouble qui, certainement, demeure au coeur et dans l'esprit de Sorj Chalandon. Tout juste à côté de cet amour qu'il n'a jamais cessé de ressentir pour ses parents.
Emile est un enfant de l'après-guerre. Il est né à la fin des années 1940 et a grandi près de Lyon. Rien ne différencie Emile des autres enfants de son âge, si ce n'est ses parents. Et en particulier, son père, André Choulans. Un fanfaron, qui raconte volontiers les expériences les plus remarquables de sa vie et les grandes rencontres qui l'ont marqué.
Mais un homme qui devient également vite violent, Emile en sait quelque chose, lui qui doit régulièrement essuyer les colères paternelles. Lorsqu'elles se déchaînent, il n'a pas énormément le choix. Essayer de se faire le plus petit possible, se cacher entre son lit et le mur en attendant que la grêle de coups cessent aussi vite qu'elle a commencé.
En avril 1961, André Choulans exulte ! Quatre généraux de l'armée française ont refusé de se plier aux diktats d'un autre général, celui qui se trouve à l'Elysée, et mènent un putsch à Alger. Favorable à l'Algérie Française, André n'en finit plus de vitupérer contre le grand Charles qui fut, dit-il, son meilleur ami, celui qui l'écoutait et suivait ses conseils.
Mais désormais, la guerre est ouverte entre le père d'Emile et ce traître de De Gaulle. André Choulans s'engage résolument en faveur de l'OAS et il va entraîner dans cette quête personnelle son fils pré-adolescent, un enfant encore, un grand naïf, qui écoute son père raconter ses exploits avec des yeux comme des soucoupes et l'admire malgré les corrections qu'il lui inflige.
Ainsi, depuis sa plus tendre enfance, il a découvert successivement que son père était l'un des fondateurs des Compagnons de la Chanson, exclu parce que trop talentueux, un gardien de but si talentueux que le grand Emile Veinante, ancien membre de l'équipe de France, aurait voulu le recruter dans son équipe professionnelle, une ceinture noire de judo qui a tout appris au Japon, etc.
Désormais, le voilà donc membre important de l'OAS, animant un réseau opposé à l'indépendance de l'Algérie en lien avec la CIA, par l'intermédiaire du mystérieux Ted, rencontré pendant la guerre, un ami, un vrai, à tel point que André et son épouse l'ont choisi pour être le parrain d'Emile. Un parrain dont la réputation fait là aussi l'orgueil d'un môme qui ne rêve que d'une chose, en vain : le rencontrer.
André Choulans a l'âme d'un chef, c'est certain. D'ailleurs, dans son engagement politique et para-militaire, il décide de déléguer. Et qui mieux que son fiston, la chair de sa chair, pour agir en son nom ? Enfin, plus exactement, à sa place... Eberlué, Emile va bientôt devenir un agent de l'OAS à part entière, inscrivant le nom de l'organisation honnie un peu partout sur le chemin de l'école.
Emile va même aller plus loin : il va recruter lui aussi un nouveau membre, Luca, fils d'une famille de pieds-noirs fraîchement rapatrié d'Algérie. Avec lui, enfin, en le poussant gentiment sur l'avant de la scène, les deux gamins vont jouer à la guerre des boutons à une sauce plus politique. Et plus dangereuse, aussi, même si Emile ne paraît pas mesurer l'ampleur de ses actes.
Le jeu va devenir encore plus intéressant, mais aussi super effrayant, quand André, grisé par les succès dérisoires obtenus par son fils et ivre de la colère d'un militant que le pouvoir refuse d'entendre, décide de se lancer dans un grand projet qui fera de lui un héros de la Nation : assassiner De Gaulle...
"Profession du père", ce n'est pas seulement l'enfance d'Emile, qui constitue l'essentiel de la première partie du livre. Une partie qui, disons-le, offre des situations qui ont de quoi faire sourire le lecteur, et même un peu plus. Pourtant, il plane au-dessus de tout cela une atmosphère un peu étrange qui s'avère être vaguement inquiétante. Et va devenir franchement oppressante, au fil des pages.
Oui, on s'amuse, dans cette première partie, ne sachant pas vraiment si les histoires que raconte à l'envi ce père si spécial sont du lard ou du cochon. Est-il sérieux ou bien n'est-il finalement qu'un conteur qui essaye de faire l'admiration de son fiston ? Oh, les réponses, on les a bien vite. La question tombe d'elle-même : André Choulans raconte n'importe quoi.
Mais, pour un gamin, qui n'a rien vu, rien connu et dont l'univers se restreint à l'école, où son esprit vagabonde rapidement, et à cette famille en vase clos, tout cela se pare de la brillance de la vérité. Emile se pose bien des questions, de temps en temps, mais, comment trouver un quelconque démenti aux élucubrations paternelles ?
Emile, c'est le gamin qui raconte à ses copains que son père, eh ben, c'est le plus grand de toute la terre, parce qu'il a été parachutistes et espion, d'abord... Les exagérations des enfants pour marquer leur territoire, en imposer aux copains et bomber le torse. On a tous fait ça (ouais, surtout les garçons, ok !), lorsqu'on fréquentait encore les cours de récréation et les préaux de primaire.
Le genre de rodomontades qui n'engagent que ceux qui les croient. Sauf qu'Emile, lui, y croit. Peut-être pas dur comme fer, mais suffisamment pour les sortir aussi à des adultes, comme lors d'un séjour en colonies de vacances. La réactions des monos est gênée, polie mais un peu navrée. Emile le remarque, mais ne s'y arrête pas.
Pas plus qu'il ne relève le mécontentement de cet homme, qu'avec ses yeux d'enfants, il regarde comme un modèle, un exemple, lorsqu'il demande ce qu'il doit mettre, en début d'année scolaire, dans la fameuse case "Profession du père", sur ce quart de feuille que les élèves devaient remplir en guise de fiche signalétique... Et pourtant...
Il lui faudra du temps avant de comprendre que quelque chose cloche sérieusement avec son père. Longtemps, et aussi, énormément de "tu connais ton père !" de la part de sa mère, qui trouvais là la phrase choc mettant instantanément fin à tout questionnement intempestif de la part de son rejeton. "Tu connais ton père !", c'est plus qu'un point en fin de phrase, c'est une fin de non recevoir.
Je ne vais pas énormément évoquer le cas d'André, tout simplement parce que c'est le coeur du roman et qu'il faut suivre le cheminement de l'histoire dont il est le fil conducteur. En revanche, il faut, à mon avis, s'arrêter sur le cas de la mère d'Emile. Denise, c'est son prénom. J'ai dû le rechercher, il ne m'avait pas frappé. Son époux lui envoie plus souvent quelque "mot doux" bien senti...
Et pourtant, quel personnage, que cette Denise ! Une mère, oui, mais une mère à l'image de celui avec qui elle a choisi de passer sa vie. Une femme discrète, alors que c'est elle qui fait bouillir la marmite familiale. Une femme soumise, qui s'efface rapidement quand la cocotte-minute qui lui sert de mari commence à siffler sous la colérique pression...
Une femme qui elle aussi, récolte des coups, mais tout de même moins qu'Emile, une femme qui dit amen à tout ce que André dit, qui vient confirmer ses histoires, même les plus incroyables, qui évoque Ted aussi facilement que si elle l'avait croisé en allant faire les courses le matin même. Une femme aveugle (serait-ce l'amour qui en serait la cause ?) sur l'état de son mari.
Lorsqu'on entame la lecture, on est enclin à plaindre Denise comme on plaint Emile. Vivre ainsi sous le joug d'un tyran domestique, ce ne doit pas être ni facile, ni agréable tous les jours, pense-t-on. Pourtant, à force de "Tu connais ton père !", de mollesse coupable, de comportement pas loin d'être aussi irrationnels que ceux de son cher et tendre, c'est un tout autre personnage que l'on découvre.
Peut-être y aura-t-il des lecteurs qui ne seront pas d'accord avec ce point de vue, mais pour moi, Denis est la complice d'André. Complice de tous ses mauvais coups, même si, on le sent bien, les corrections infligées à Emile l'effrayent. Mais, elle ne les condamne pas, elle les appuie, même. Y allant de sa propre gifle ou du reproche qui va bien, pour justifier la colère d'André.
"Profession du père" possède également une partie contemporaine. Et l'on y voit une Denise qui n'a pas évolué d'un pouce, malgré tout. Un aveuglement, je reprends le mot, qui est absolument sidérant. On a vu la vie de cette famille à travers les yeux, dessillés et de plus en plus incrédules, d'Emile. Certaines scènes auxquelles on assiste proposent un décalage tel qu'au lieu de provoquer le comique, c'est la consternation qu'elle engendrent.
Mais, pour Denise, non, rien d'anormal, "tu connais ton père"... Ce couple qui a coupé les ponts avec la famille, ascendants et même, d'une certaine façon, descendant, qui n'a jamais eu de relations sociales, si ce n'est de pauvres commerçants crédules victime des actes de grivèlerie d'André, aucun ami, excepté le mystérieux et invisible Ted, vit en autarcie, dans un monde mythique construit sur mesure...
"Tu connais ton père", répète Denise. Mais qui le connaît vraiment ? Qui peut dire qui est André Choulans ? A part quelques indices, qui apparaissent et sont aussitôt noyés dans les histoires qu'il raconte, avant de les oublier aussi vite, on ne sait pas grand-chose de lui. Et, dans la partie contemporaine, alors, en apprendra-t-on plus ?
"Profession du père", c'est cette quête que mène Emile pour enfin connaître cet homme qui l'a élevé, si on peut dire. Sorj Chalandon, comme souvent, s'inspire pour créer son personnage, de sa propre expérience. Mais cette fois, ce n'est pas une expérience professionnelle, mais bien sa propre enfance. Comme d'habitude, il l'enrobe de fiction, de vraie fiction, pas juste d'auto-fiction.
On comprend dès lors mieux l'obsession que nourrit l'écrivain, dans la plupart de ses romans, pour la question paternelle, que cette fonction soit biologique ou rêvée. Il lui aura fallu attendre le moment propice pour l'aborder de front, et non plus par la bande. Se confronter, et ses lecteurs avec lui, à cette situation qui, si elle fait sourire au début, devient carrément angoissante au final.
Ce livre est particulièrement troublant. Impossible de se mettre à la place d'Emile ou de Sorj. Il y a des scènes qui sont certainement aussi voire plus douloureuses que les coups reçus. Ce n'est pas qu'Emile n'a pas été désiré, non, c'est comme s'il n'appartenait pas au monde d'André et Denise. Ses géniteurs ne lui ont pas délivré de visa, il a de moins en moins accès à cet univers clos.
Le plus effrayant de cette affaire, c'est de se dire qu'il aura fallu tant de temps pour se rendre à l'évidence. Que André aura réussi à tromper son monde tant et tant d'années, jusqu'à ceux qui, au premier chef, auraient dû agir bien avant. Que Denise, la fidèle Denise, perpétue la singularité familiale, malgré tout...
"Profession du père" est un roman dont la tonalité est assez différente des précédents livres de Sorj Chalandon. On est loin de la folie du monde, celle qui frappe l'Irlande ou le Liban, pour n'évoquer que quelques-uns des ouvrages précédents. Et pourtant... Franchement, l'histoire démarre presque comme une comédie, j'ai songé à un autre roman, "le porteur de cartable", d'Akli Tadjer, qui évoque des situations en apparence proches.
Pourtant, peu à peu, c'est bel et bien un drame qui se dessine sous nos yeux, une expérience bouleversante, presque dérangeante. Non, Emile ne connais pas son père, même si jamais il ne contredira sa mère. Non, il ne le connaît pas. Et l'ultime scène de "Profession du père" en dit long sur l'ironie de ce titre et sur le trouble qui, certainement, demeure au coeur et dans l'esprit de Sorj Chalandon. Tout juste à côté de cet amour qu'il n'a jamais cessé de ressentir pour ses parents.
jeudi 27 août 2015
"Le plus fort, le plus rapide. Le meilleur".
Non, Steve Austin, l'homme qui valait trois milliards, n'est pas le personnage central de notre billet du jour. Mais cette phrase, sorte de mantra, revient très régulièrement au court du récit et être ou devenir ou démontrer cela est bien une partie du problème qui se pose au principal protagoniste du livre. Après le très remarqué "la Gifle", qui a divisé les lecteurs, revoilà donc Christos Tsiolkas sur ce blog, avec une histoire très différente mais dans laquelle on retrouve de nombreux thèmes communs. Pourtant, ce qui ressort de "Barracuda" (en grand format chez Belfond), c'est un personnage passionnant, qui ne devrait, lui non plus, pas plaire à tout le monde, déchiré, plein de haine et de culpabilité et en quête d'une rédemption, ou mieux, d'une acceptation de soi. Le tout, servi par le style Tsiolkas, violent, dur, cru, et par une construction tout à fait intéressante bien qu'assez déroutante de prime abord. Et, puisqu'il est énormément question de natation, c'est l'occasion ou jamais de dire que nous allons plonger dans ce roman...
Daniel Kelly est l'aîné d'une famille modeste de Melbourne. Son père est chauffeur routier et sa mère coiffeuse, tout deux passionnés de musique et de danse, sur les standards rythm'n'blues et soul des années 1950-1960. Mais, la passion de Daniel n'a rien à voir avec ces rythmes ou ces sons : lui, c'est la natation qui l'obsède.
Né en 1980, Daniel est un compétiteur et son objectif est clair : démontrer à tous qu'il est le meilleur nageur en décrochant l'or olympique, pas n'importe où, à Sydney, lors de l'édition 2000 de cette manifestation. Il n'est pas le seul à croire à ce succès : son entraîneur, Franck Torma, est persuadé de tenir là un véritable crack.
Pourtant, Daniel n'est pas heureux. D'abord, parce qu'il se sent mal dans sa peau, ensuite, parce que, boursier dans un grand collège, il se retrouve au milieu d'autres jeunes gens issus des classes sociales les plus aisées, qui l'ont d'abord traités avec hauteur et dédain, et auprès de qui il ne se sentira jamais à l'aise.
Un peu honteux de ses origines, de la modestie de sa famille, mais aussi de son sang mêlé, sa mère étant issue d'une famille grecque immigrée, Daniel vit très mal tout ce qui se passe en dehors de l'eau, le seul élément dans lequel il est lui-même. Une symbiose parfaite, comme s'il elle devenait son alliée et non l'obstacle à traverser.
Mais Daniel en est sûr, il est le plus fort, le plus rapide, le meilleur. Cette phrase, il l'a en tête dès que la tension monte. Et, pendant un bon moment, il va le prouver dans le bassin, enchaînant les victoires et les résultats prometteurs. Pour lui, toute place autre que la première est un échec et, malgré sa détermination et ses qualités, réelles, le joli scénario qu'il a imaginé ne va pas se dérouler comme prévu.
Daniel est un orgueilleux, défaut qu'un champion se doit de posséder, à condition qu'il ne se mue pas en vanité. Mais, l'orgueil de Daniel vient se heurter à la morgue de ses concurrents et, plus encore, de ses coéquipiers en équipe d'Australie. Ils sont tout ce que n'est pas Daniel : des golden boys, comme il les surnomme, né avec une cuillère en argent dans la bouche, l'allure anglo-saxonne qui convient, l'image idéale du nageur capable de gagner le coeur de la Nation.
Alors, parce que l'orgueil de Daniel s'accompagne d'une haine profonde, pour les autres, mais surtout pour lui-même, et d'une honte puissante, c'est la colère qui va l'emporter. Pas une seule fois, mais plusieurs. Et Daniel va se muer en Danny le Dingue, personnage méchant, violent, désinvolte, paresseux, velléitaire et jaloux, paria au sein de son école, cancre et proche de perdre sa bourse.
La natation, qui était sa raison de vivre, devient alors un objet de haine supplémentaire. Il ne la pratique plus, ignore son mentor, oublie ses ambitions, renie cette passion folle et devient un sale gosse mal élevé et bagarreur, bien loin du héros national nimbé d'or olympique qu'il souhaitait devenir plus que tout.
Un revirement qui va lui valoir pas mal de problèmes jusqu'à ce que l'histoire tourne mal... Une fois adulte, c'est un Daniel faisant profil bas qu'on découvre, vivotant, se cherchant une voie à suivre, tant personnellement que professionnellement, affirmant, quand la question arrive sur le tapis, qu'il n'a jamais su nager, redoutant l'attachement, multipliant les anicroches avec son père et affichant son mépris pour les golden boys.
Un mot, ici, de la construction du roman. Peut-être avez-vous l'impression que je vais loin en vous parlant de Daniel adulte. Oui, et non. "Barracuda" est construit de manière très étonnante, un peu déroutante d'emblée, mais qui prend tout son sens au fil des chapitres. Je me suis creusé la tête pour chercher à vous le décrire, mais voilà ce qui m'est venu.
Il s'agit d'une croix de Saint-André, comme celle qui orne le drapeau écossais, région où se déroule d'ailleurs une partie du roman de Christos Tsiolkas. Bon, un X, pour faire plus simple, allez. Une double trajectoire, entre Daniel d'un côté et Danny le Dingue de l'autre. De l'enfance à aujourd'hui, un parcours presque schizophrénique entre les deux revers d'une même médaille.
La narration alterne les deux époque, adolescence, âge adulte, avec des épisodes qui se répondent et éclairent toutes les contradictions qui animent Daniel, vont le pousser à bâcler sa carrière sportive et à connaître un début de vie adulte pour le moins compliqué. La première partie du roman est la plus violente, car c'est la descente aux enfers de ce garçon. La seconde, c'est sa démarche vers la rédemption.
Plus encore, une démarche personnelle vers une acceptation de ce qu'il est. Daniel ne s'aime pas, n'aime pas son corps, sa pilosité importante, l'image qu'on lui renvoie à travers ses origines sociales et ethniques, le respect qu'il gagne péniblement, cet écart impossible à combler qu'il y a entre lui et ses camarades de classe...
Il ne s'entend finalement bien qu'avec Dem, jeune fille au caractère bien trempé, issue d'une famille turque, ou encore Luke, le souffre-douleur du collège qui cherche, tant bien que mal à exister... Les autres, il les admire et les envie autant qu'il les déteste. Et c'est toute l'hypocrisie, réciproque, de cette relation, qui sera la cause principale de la chute de Daniel.
Dans sa quête de rédemption et d'acceptation de lui, Daniel devra donc faire avec tout cela. Ainsi qu'avec son homosexualité, qu'il vit également assez difficilement. On ressent dans les relations qu'il entretient avec ses amants, toute la culpabilité et la honte qui l'habitent. L'assouvissement du désir, brut, parfois violent, est un exutoire, mais cela alimente aussi son manque d'estime pour lui-même.
Je sais pertinemment que ce Daniel Kelly en dérangera beaucoup, en rebutera certains, qu'il ne sera pas le personnage idéal que tant de lecteurs semblent rechercher dans leurs lectures. Et pourtant, je crois sincèrement qu'on a là un grand personnage littéraire, complexe, déroutant, ambigu, profond, qui touche autant qu'il peut écoeurer, qui agace autant qu'il peut attendrir...
Daniel Kelly est un écorché vif, un être profondément malheureux, en quête d'amour et de reconnaissance. Mais, à chaque fois, lui revient au visage ces imperfections qu'il n'a pas choisies ; sa famille, ses origines, ses différences, ses faiblesses... Oui, il peut être passablement pénible et on peut le détester, mais il est le produit de cette société australienne qui dysfonctionne et que dénonçait déjà Tsiolkas dans "la Gifle".
Racisme, hypocrisie des classes aisées, questions religieuses, je n'en ai pas parlé, mais vous verrez que cela tient une place importante dans le roman et vient ajouter au sentiment de déracinement de Daniel, tout cela se retrouve dans "Barracuda" et influe sur l'adolescent en pleine formation qu'est Daniel Kelly.
Oh, il a ses responsabilités, aussi, le Dingue n'est pas juste un avatar, c'est aussi un choix conscient, une réaction à l'injustice ressentie et une manière de se punir d'être ce qu'il est et de ne pas être un golden boy, ni aujourd'hui, ni jamais. Derrière la carrière avortée du nageur, on trouve une critique virulente de cette société australienne des 20 dernières années, oublieuse de son passé et au modèle social largement défaillant.
On trouve aussi une thématique très intéressante autour du sport, qui occupe une place importante dans la société australienne. Dans l'apprentissage, sans doute un héritage des colons britanniques, mais aussi le haut niveau. Des personnages reprochent d'ailleurs ce choix de société, où l'on préfère mettre en avant ces domaines, plutôt que la culture et l'art, par exemple.
Réponse : parce que c'est le seul moyen qu'on a trouvé pour exister aux yeux du monde. Il y a un certain complexe d'infériorité de la part des Australiens par rapport à l'Europe, l'Amérique et même l'Asie émergente. Nouveaux signes d'un pays qui se cherche et a bien du mal à se trouver. Les JO de Sydney seront, d'une certaine façon, une espèce de ciment, mais aussi un crépi cachant les imperfections qu'on ne voudrait plus voir.
Comme dans "la Gifle", Christos Tsiolkas ne fait pas dans la dentelle. Un style brut de décoffrage, volontiers cru et violent, le lecteur n'est pas ménagé, les personnages non plus. Là encore, il y a matière à désarçonner le lecteur et, pour ceux qui ont eu du mal avec "la Gifle", les mêmes problèmes risquent de se reproduire.
Pour moi, cette violence des mots est partie intégrante du travail de Tsiolkas et de sa réflexion sur la société australienne dans laquelle lui-même a grandi et a été élevé. Une société qui, malgré toutes les tentatives pour l'aseptiser, reste terriblement violente. Pas sur un plan physique, on ne parle pas ici de délinquance, mais bien de pression sociale et de défaillance humaine.
On pourrait d'ailleurs rapprocher ce que raconte Christos Tsiolkas dans "Barracuda", à travers le destin de ce jeune nageur, de l'aura pleine de soufre qui commence à entourer la star montante du tennis australien, Nick Kyrgios, dont le profil est assez proche de celui de Daniel Kelly. Et se rendre compte que ce que l'on juge vulgaire ou grossier, dérangeant et déplacé dans le style du romancier est sans doute le reflet d'une certaine réalité.
Mais Christos Tsiokas n'est pas seulement cet auteur provocateur qui bouscule rudement ses lecteurs. Il montre aussi dans "Barracuda" d'autres qualités en signant de magnifiques pages sur la natation. Le sentiment de plénitude qu'on ressent quand Daniel nage est parfaitement retranscrit et cette communion avec l'eau est superbe.
Cette eau qui est, certainement, un des éléments majeurs de ce roman. On le sait, les symboliques qui l'entourent sont nombreuses, souvent liées aux cultes et aux rites. En ce qui concerne Daniel Kelly, j'ai eu le sentiment qu'à travers elle, il connaissait le paradis, l'enfer et le purgatoire. Et il y aurait énormément à écrire sur la relation de ce personnage à cet élément, y compris dans ce qu'elle a de profondément bouleversant.
Il y a tant de choses à dire sur ce livre, complexe, dans le fond comme dans la forme, mais passionnant et qui ne laissera sans doute personne indifférent. Et, je crois que je tenais peu ou prou les mêmes propos dans le billet consacré à "la Gifle", ce serait certainement une erreur de croire que tous ces problèmes seraient des spécificités australiennes. Il y a aussi des enseignements à tirer pour notre douce France, dans ce roman.
Daniel Kelly est l'aîné d'une famille modeste de Melbourne. Son père est chauffeur routier et sa mère coiffeuse, tout deux passionnés de musique et de danse, sur les standards rythm'n'blues et soul des années 1950-1960. Mais, la passion de Daniel n'a rien à voir avec ces rythmes ou ces sons : lui, c'est la natation qui l'obsède.
Né en 1980, Daniel est un compétiteur et son objectif est clair : démontrer à tous qu'il est le meilleur nageur en décrochant l'or olympique, pas n'importe où, à Sydney, lors de l'édition 2000 de cette manifestation. Il n'est pas le seul à croire à ce succès : son entraîneur, Franck Torma, est persuadé de tenir là un véritable crack.
Pourtant, Daniel n'est pas heureux. D'abord, parce qu'il se sent mal dans sa peau, ensuite, parce que, boursier dans un grand collège, il se retrouve au milieu d'autres jeunes gens issus des classes sociales les plus aisées, qui l'ont d'abord traités avec hauteur et dédain, et auprès de qui il ne se sentira jamais à l'aise.
Un peu honteux de ses origines, de la modestie de sa famille, mais aussi de son sang mêlé, sa mère étant issue d'une famille grecque immigrée, Daniel vit très mal tout ce qui se passe en dehors de l'eau, le seul élément dans lequel il est lui-même. Une symbiose parfaite, comme s'il elle devenait son alliée et non l'obstacle à traverser.
Mais Daniel en est sûr, il est le plus fort, le plus rapide, le meilleur. Cette phrase, il l'a en tête dès que la tension monte. Et, pendant un bon moment, il va le prouver dans le bassin, enchaînant les victoires et les résultats prometteurs. Pour lui, toute place autre que la première est un échec et, malgré sa détermination et ses qualités, réelles, le joli scénario qu'il a imaginé ne va pas se dérouler comme prévu.
Daniel est un orgueilleux, défaut qu'un champion se doit de posséder, à condition qu'il ne se mue pas en vanité. Mais, l'orgueil de Daniel vient se heurter à la morgue de ses concurrents et, plus encore, de ses coéquipiers en équipe d'Australie. Ils sont tout ce que n'est pas Daniel : des golden boys, comme il les surnomme, né avec une cuillère en argent dans la bouche, l'allure anglo-saxonne qui convient, l'image idéale du nageur capable de gagner le coeur de la Nation.
Alors, parce que l'orgueil de Daniel s'accompagne d'une haine profonde, pour les autres, mais surtout pour lui-même, et d'une honte puissante, c'est la colère qui va l'emporter. Pas une seule fois, mais plusieurs. Et Daniel va se muer en Danny le Dingue, personnage méchant, violent, désinvolte, paresseux, velléitaire et jaloux, paria au sein de son école, cancre et proche de perdre sa bourse.
La natation, qui était sa raison de vivre, devient alors un objet de haine supplémentaire. Il ne la pratique plus, ignore son mentor, oublie ses ambitions, renie cette passion folle et devient un sale gosse mal élevé et bagarreur, bien loin du héros national nimbé d'or olympique qu'il souhaitait devenir plus que tout.
Un revirement qui va lui valoir pas mal de problèmes jusqu'à ce que l'histoire tourne mal... Une fois adulte, c'est un Daniel faisant profil bas qu'on découvre, vivotant, se cherchant une voie à suivre, tant personnellement que professionnellement, affirmant, quand la question arrive sur le tapis, qu'il n'a jamais su nager, redoutant l'attachement, multipliant les anicroches avec son père et affichant son mépris pour les golden boys.
Un mot, ici, de la construction du roman. Peut-être avez-vous l'impression que je vais loin en vous parlant de Daniel adulte. Oui, et non. "Barracuda" est construit de manière très étonnante, un peu déroutante d'emblée, mais qui prend tout son sens au fil des chapitres. Je me suis creusé la tête pour chercher à vous le décrire, mais voilà ce qui m'est venu.
Il s'agit d'une croix de Saint-André, comme celle qui orne le drapeau écossais, région où se déroule d'ailleurs une partie du roman de Christos Tsiolkas. Bon, un X, pour faire plus simple, allez. Une double trajectoire, entre Daniel d'un côté et Danny le Dingue de l'autre. De l'enfance à aujourd'hui, un parcours presque schizophrénique entre les deux revers d'une même médaille.
La narration alterne les deux époque, adolescence, âge adulte, avec des épisodes qui se répondent et éclairent toutes les contradictions qui animent Daniel, vont le pousser à bâcler sa carrière sportive et à connaître un début de vie adulte pour le moins compliqué. La première partie du roman est la plus violente, car c'est la descente aux enfers de ce garçon. La seconde, c'est sa démarche vers la rédemption.
Plus encore, une démarche personnelle vers une acceptation de ce qu'il est. Daniel ne s'aime pas, n'aime pas son corps, sa pilosité importante, l'image qu'on lui renvoie à travers ses origines sociales et ethniques, le respect qu'il gagne péniblement, cet écart impossible à combler qu'il y a entre lui et ses camarades de classe...
Il ne s'entend finalement bien qu'avec Dem, jeune fille au caractère bien trempé, issue d'une famille turque, ou encore Luke, le souffre-douleur du collège qui cherche, tant bien que mal à exister... Les autres, il les admire et les envie autant qu'il les déteste. Et c'est toute l'hypocrisie, réciproque, de cette relation, qui sera la cause principale de la chute de Daniel.
Dans sa quête de rédemption et d'acceptation de lui, Daniel devra donc faire avec tout cela. Ainsi qu'avec son homosexualité, qu'il vit également assez difficilement. On ressent dans les relations qu'il entretient avec ses amants, toute la culpabilité et la honte qui l'habitent. L'assouvissement du désir, brut, parfois violent, est un exutoire, mais cela alimente aussi son manque d'estime pour lui-même.
Je sais pertinemment que ce Daniel Kelly en dérangera beaucoup, en rebutera certains, qu'il ne sera pas le personnage idéal que tant de lecteurs semblent rechercher dans leurs lectures. Et pourtant, je crois sincèrement qu'on a là un grand personnage littéraire, complexe, déroutant, ambigu, profond, qui touche autant qu'il peut écoeurer, qui agace autant qu'il peut attendrir...
Daniel Kelly est un écorché vif, un être profondément malheureux, en quête d'amour et de reconnaissance. Mais, à chaque fois, lui revient au visage ces imperfections qu'il n'a pas choisies ; sa famille, ses origines, ses différences, ses faiblesses... Oui, il peut être passablement pénible et on peut le détester, mais il est le produit de cette société australienne qui dysfonctionne et que dénonçait déjà Tsiolkas dans "la Gifle".
Racisme, hypocrisie des classes aisées, questions religieuses, je n'en ai pas parlé, mais vous verrez que cela tient une place importante dans le roman et vient ajouter au sentiment de déracinement de Daniel, tout cela se retrouve dans "Barracuda" et influe sur l'adolescent en pleine formation qu'est Daniel Kelly.
Oh, il a ses responsabilités, aussi, le Dingue n'est pas juste un avatar, c'est aussi un choix conscient, une réaction à l'injustice ressentie et une manière de se punir d'être ce qu'il est et de ne pas être un golden boy, ni aujourd'hui, ni jamais. Derrière la carrière avortée du nageur, on trouve une critique virulente de cette société australienne des 20 dernières années, oublieuse de son passé et au modèle social largement défaillant.
On trouve aussi une thématique très intéressante autour du sport, qui occupe une place importante dans la société australienne. Dans l'apprentissage, sans doute un héritage des colons britanniques, mais aussi le haut niveau. Des personnages reprochent d'ailleurs ce choix de société, où l'on préfère mettre en avant ces domaines, plutôt que la culture et l'art, par exemple.
Réponse : parce que c'est le seul moyen qu'on a trouvé pour exister aux yeux du monde. Il y a un certain complexe d'infériorité de la part des Australiens par rapport à l'Europe, l'Amérique et même l'Asie émergente. Nouveaux signes d'un pays qui se cherche et a bien du mal à se trouver. Les JO de Sydney seront, d'une certaine façon, une espèce de ciment, mais aussi un crépi cachant les imperfections qu'on ne voudrait plus voir.
Comme dans "la Gifle", Christos Tsiolkas ne fait pas dans la dentelle. Un style brut de décoffrage, volontiers cru et violent, le lecteur n'est pas ménagé, les personnages non plus. Là encore, il y a matière à désarçonner le lecteur et, pour ceux qui ont eu du mal avec "la Gifle", les mêmes problèmes risquent de se reproduire.
Pour moi, cette violence des mots est partie intégrante du travail de Tsiolkas et de sa réflexion sur la société australienne dans laquelle lui-même a grandi et a été élevé. Une société qui, malgré toutes les tentatives pour l'aseptiser, reste terriblement violente. Pas sur un plan physique, on ne parle pas ici de délinquance, mais bien de pression sociale et de défaillance humaine.
On pourrait d'ailleurs rapprocher ce que raconte Christos Tsiolkas dans "Barracuda", à travers le destin de ce jeune nageur, de l'aura pleine de soufre qui commence à entourer la star montante du tennis australien, Nick Kyrgios, dont le profil est assez proche de celui de Daniel Kelly. Et se rendre compte que ce que l'on juge vulgaire ou grossier, dérangeant et déplacé dans le style du romancier est sans doute le reflet d'une certaine réalité.
Mais Christos Tsiokas n'est pas seulement cet auteur provocateur qui bouscule rudement ses lecteurs. Il montre aussi dans "Barracuda" d'autres qualités en signant de magnifiques pages sur la natation. Le sentiment de plénitude qu'on ressent quand Daniel nage est parfaitement retranscrit et cette communion avec l'eau est superbe.
Cette eau qui est, certainement, un des éléments majeurs de ce roman. On le sait, les symboliques qui l'entourent sont nombreuses, souvent liées aux cultes et aux rites. En ce qui concerne Daniel Kelly, j'ai eu le sentiment qu'à travers elle, il connaissait le paradis, l'enfer et le purgatoire. Et il y aurait énormément à écrire sur la relation de ce personnage à cet élément, y compris dans ce qu'elle a de profondément bouleversant.
Il y a tant de choses à dire sur ce livre, complexe, dans le fond comme dans la forme, mais passionnant et qui ne laissera sans doute personne indifférent. Et, je crois que je tenais peu ou prou les mêmes propos dans le billet consacré à "la Gifle", ce serait certainement une erreur de croire que tous ces problèmes seraient des spécificités australiennes. Il y a aussi des enseignements à tirer pour notre douce France, dans ce roman.
mercredi 26 août 2015
"Le monde se compose de maîtres et d'esclaves (...) la plupart des gens sont des esclaves (...) Mais, aujourd'hui, tu as le choix. Tu peux être un maître ou bien un larbin".
Le billet du jour est le 600e à être publié sur ce blog... Et, pour cette occasion (en fait, c'est un hasard complet), nous allons parler d'une satire très drôle et surtout parfaitement amorale, signée par un des maîtres du genre, Seth Greenland. Et, encore une fois, au coeur de ce livre, la quête du bonheur, cette tâche tellement complexe qui occupe beaucoup d'entre nous, parfois à temps plein. Dans "Un patron modèle", publié chez Liana Levi, en grand format et dans la collection de poche de cette maison, Piccolo, on suit une famille qui va parvenir à ce Graal, mais par des moyens, disons, un peu spéciaux. Avec son ironie mordante et même un certain cynisme, l'auteur nous offre un critique pertinente et impertinente du modèle ultra-libéral américain et de ses dérives. Mais surtout, il s'amuse à faire de son personnage central un homme bien utilisant des moyens peu orthodoxes pour parvenir à la richesse. Le rêve américain passé à la moulinette, avec un sens de la formule tout à fait hilarant.
Marcus Ripps est un peu un loser. Ses études de philosophie et son manque de charisme ne lui ont pas permis de construire une carrière professionnelle remarquable, contrairement à son meilleur ami, Roon Primus, prospère chef d'entreprise. Alors, bien sûr, il est marié avec Jan, ils ont un enfant, Nathan, et coulent une vie paisible, mais assez morne, en Californie.
Depuis près de 15 ans, Marcus est à la tête d'une usine de jouets, qui appartient au groupe de son ami Roon, tandis que Jan, qui a fait les Beaux-Arts, a ouvert, avec son amie Plum, une espèce de galerie-boutique qui vivote... Bref, sans être pauvre, la situation financière et sociale des Ripps n'est pas exceptionnelle. Pour offrir à leur fils la bar mitzvah de ses rêves, il faudra se serrer la ceinture.
Mais, Marcus va alors subir un violent revers : son meilleur ami, mais surtout son patron, Roon, a décidé de délocaliser l'usine que dirige Marcus, la dernière de son groupe à se trouver encore sur le sol américain. Désormais, tous les jouets de l'entreprise seront produits en Chine. Roon n'est pas chien, il offre à Marcus de garder son poste, à la condition de quitter la Californie pour s'installer en Asie...
Que faire ? Marcus n'a pas du tout envie de déménager, encore moins à l'étranger, encore moins dans un pays dont il ignore la langue et la culture... Mais, d'un autre côté, refuser l'offre l'obligerait à démissionner et donc, à fragiliser encore un peu plus sa situation familiale. Le dilemme est cornélien, mais, malgré tout ce que cela risque d'engendrer, il décline et quitte le groupe de Roon.
S'ensuit une longue période de chômage, jalonnée d'entretiens d'embauche ratés et d'ambitions revues à la baisse... La boutique de Jan ne va pas mieux, la belle-mère de Marcus, atteinte d'un glaucome, se soigne au cannabis mais ne peut envisager rien d'autre sans une assurance santé digne de ce nom... Les Ripps sont au bord du gouffre.
Quand, un jour, sonnent à la porte de la famille deux policiers. Ils ont une bien triste nouvelle à apporter à Marcus : son frère, Julian, qui n'avait pas encore 40 ans, a été retrouvé sans vie au bord de son jacuzzi. Son coeur a lâché, une mort naturelle, soudaine et, cependant, tout à fait prévisible, étant donné le mode de vie quelque peu turbulent de Julian...
En effet, depuis son plus jeune âge, Julian a été le vilain petit canard de la famille Ripps. A tel point que, très tôt, il a rompu les liens avec ses parents et son frère, ne faisant que quelques rares apparitions, qui s'achevaient forcément en dispute. Marcus s'attendait même à ne plus jamais entendre parler de Julian après un vif échange lors d'un anniversaire de Nathan, des années plus tôt...
Mais, la surprise va être plus grande encore, quand, quelques jours plus tard, alors que Marcus est encore indécis quant à ce qu'il doit ressentir, le voilà convoqué par un avocat... Sur place, il apprend alors, médusé, que Julian lui a légué sa petite entreprise, une blanchisserie située à West Hollywood... Marcus s'attendait à tout, sauf à découvrir que son frère était un simple commerçant...
Apparemment, l'affaire tourne, mais Julian, criblé de dettes et poursuivi par le fisc, ne lui laisse finalement que ce fonds de commerce. Marcus hésite, mais voit là la possibilité de se relancer, au moins provisoirement, en faisant tourner la blanchisserie. Une fois les caisses familiales renflouées, il sera tant de revendre l'affaire et de passer à autre chose.
Mais, la blanchisserie de Julian n'est qu'une façade... Et Marcus va, bien malgré lui, se retrouver à la tête d'une affaire bien différente. Je n'en dis rien, il faut garder le sel de la découverte et surtout de la situation extraordinaire dans laquelle va se retrouver Marcus. D'abord, il va cacher la vérité aux siens, mais bientôt, il va leur expliquer ce qui se passe.
La blanchisserie va alors devenir une affaire familiale et les méthodes pour le moins spéciales, étant donné le domaine d'activité, appliquées par le nouveau patron aux effectifs de son entreprise vont transformer les choses, au point de la rendre particulièrement prospère. Oh, cela ne va pas sans mal, ni difficulté, mais Marcus à l'expérience de la direction d'entreprise et il sait aplanir les obstacles...
Voilà comment les Ripps vont retrouver l'aisance et même, disons-le, la richesse. Pourtant, l'ancien étudiant en philosophie qu'est Marcus ne peut s'empêcher de réfléchir à ce qui se passe. Le bien, le mal, et toutes ces sortes de choses... Tout cela le travaille un peu, même s'il se rend compte que sa vie a profondément changé depuis cet héritage inespéré.
Lui, le falot directeur d'usine est désormais un patron respecté qui offre à ses employés des conditions qui les satisfont parfaitement. Et il a même prévu des à-côtés, comme un club de lecture ! Non, vraiment, il est un patron modèle, tout le monde le dit, dans son entourage. Et ce n'est pas la seule chose qui a changé dans son existence.
Son mariage va mieux, la routine a disparu, l'érosion du temps qui passe a été gommée, Jan et lui on retrouvé l'enthousiasme de leur jeunesses ! La belle-mère peut soigner ses yeux, tout en se découvrant une nouvelle passion (là encore, je ne dis rien, mais ça vaut son pesant de cacahuètes et quelques moments de rigolade), tandis que Nathan peut se préparer à une bar mitzvah mémorable. Si tout se passe bien...
Je l'ai dit en préambule, Seth Greenland, dont j'avais déjà beaucoup apprécié le "Mister Bones", est un satiriste de premier ordre, doté d'un sens de la formule et de l'image remarquable. Ici, il s'attaque donc à l'ultra-libéralisme qui voit l'économie américaine migrer vers la Chine, au détriment des travailleurs américains, qui doivent s'adapter et plongent dans la précarité.
Mais, ce n'est pas tout. Il s'attaque au rêve américain par un autre versant : celui de la morale. Là encore, pardon de ne pas entrer dans les détails, mais il me semble important de ne pas révéler en quoi consiste la nouvelle carrière de Marcus Ripps. Croyez-moi, elle défie pourtant le puritanisme qui gagne depuis quelques années déjà la société américaine et fait de cette histoire un récit réjouissant.
En effet, les Ripps, qui n'ont rien de malfrats, vont bâtir leur bonheur sur tout ce qui révulse sans doute les milieux les plus conservateurs de la société américaine. Et, quand je parle de bonheur, j'insiste. Les Ripps, c'est la famille américaine idéale, en apparence. On est loin des extravagances de Julian (dont on a un exemple dans le prologue du roman) et du bling-bling qui accompagne souvent leur nouvelle activité.
Là, ce qu'on a sous les yeux, c'est une vraie famille de sitcom, sans excentricité, sans signe extérieur de richesse superflu... Chacun semble même se trouver une vocation dans cette affaire, y compris Plum, qui va voir sa vie transformée du tout au tout grâce aux Ripps. Un bonheur idéal, je vous dis. Peu orthodoxe, mais idéal...
Vous vous doutez bien que tout cela ne peut se passer sans anicroche, elles vont venir, bien sûr, toujours dans le même registre de la satire. La libre concurrence, le marché dérégulé, même lorsqu'on évolue dans un secteur aussi particulier, il faut se faire à ces règles d'une économie libérale. Et cette compétition est sans merci. On n'y fait aucun cadeau et tous les coups y sont permis.
Le décalage entre ce qu'est profondément Marcus Ripps, un brave gars, un peu falot, un antihéros, un mec lambda qu'on croise et qu'on oublie, un homme dénué d'ambition, cherchant simplement à vivre heureux, et le choix professionnel qu'il embrasse est tout simplement délicieux et occasionne forcément tout un tas de situations dans lesquelles peut s'engouffrer l'imagination d'un romancier.
Marcus Ripps n'a pas les épaules pour devenir ce que va faire de lui l'héritage de son frère. Plus exactement, il a une vision paternaliste de la chose, un chef d'entreprise à l'ancienne, gérant son affaire en bon père de famille et recherchant l'épanouissement de ses salariés, au travail et en dehors. Un modèle périmé et surtout, complètement hors-sujet dans ce secteur. Et pourtant, ça va marcher.
Et puis, j'y reviens, mais cette formation philosophique que possède Marcus, et qui revient à intervalles réguliers, donne à ce personnage une espèce d'étrange profondeur, dans sa réflexion quasi métaphysique face à la nouvelle carrière qu'il a choisie de suivre. Doit-il persévérer ou bien, doit-il se retirer dès qu'il aura retrouver un niveau de vie plus confortable ?
Faut-il une morale à cette histoire ? Oui, bien sûr, mais comme tout repose justement sur une forme d'amoralité, là encore, on va aller au fond de la satire. Je ne peux évidemment entrer dans les détails, vous vous en doutez, mais les rebondissements successifs que vont connaître les Ripps vont les mener à une certaine forme de revanche, pour ne pas dire de vengeance.
C'est sacrément bien goupillé et le dénouement, lui aussi, est d'une extraordinaire vacherie, renversant totalement le système de valeurs du rêve américain en faisant reposer un succès ouvertement sur tout ce qui pourrait être moralement condamnable. Mais, au pays du profit roi, comment en vouloir au Ripps de faire leur beurre, même de manière peu recommandable.
Jamais Marcus Ripps ne sera comme Julian. Il n'est pas et n'est pas programmé pour être un être sans coeur, prêt à tout pour l'argent. Mais, on prend goût au confort et à l'aisance économique. Peu importe le filon que l'on creuse, du moment qu'il permet de mener à bien cette éternelle quête du bonheur qui nous obsède tous tellement...
Voilà jusqu'où peuvent aller les effets pervers (dans tous les sens du terme) de la mondialisation ! Seth Greenland met tout cul par-dessus tête dans ce roman drôle et assez dérangeant tout de même. La quatrième de couverture évoque Tarantino, mais je crois qu'il faut plus lorgner vers les frères Coen si l'on cherche un équivalent cinématographique.
La famille Ripps n'a rien d'exceptionnel et d'intéressant, a priori. Ce sont les événements qui vont en faire un groupe de protagonistes remarquables. Le tout, servi par l'imagination débridée de Green pour créer des situations folles et hors du commun et par un style où le cynisme devient vitriol pour dénoncer les travers d'une société en plein marasme.
Si vous avez envie de passer un bon moment de lecture avec, je l'espère, de nombreux éclats de rire à la clé, de changer un peu de la noirceur habituelle des critiques sociales pour une qui joue avec d'autres cordes, tout aussi sensibles, pour nous sensibiliser à nos dérives, nos erreurs, alors, foncez. C'est un bijou de mauvais esprit que voilà et c'est drôlement rafraîchissant !
Marcus Ripps est un peu un loser. Ses études de philosophie et son manque de charisme ne lui ont pas permis de construire une carrière professionnelle remarquable, contrairement à son meilleur ami, Roon Primus, prospère chef d'entreprise. Alors, bien sûr, il est marié avec Jan, ils ont un enfant, Nathan, et coulent une vie paisible, mais assez morne, en Californie.
Depuis près de 15 ans, Marcus est à la tête d'une usine de jouets, qui appartient au groupe de son ami Roon, tandis que Jan, qui a fait les Beaux-Arts, a ouvert, avec son amie Plum, une espèce de galerie-boutique qui vivote... Bref, sans être pauvre, la situation financière et sociale des Ripps n'est pas exceptionnelle. Pour offrir à leur fils la bar mitzvah de ses rêves, il faudra se serrer la ceinture.
Mais, Marcus va alors subir un violent revers : son meilleur ami, mais surtout son patron, Roon, a décidé de délocaliser l'usine que dirige Marcus, la dernière de son groupe à se trouver encore sur le sol américain. Désormais, tous les jouets de l'entreprise seront produits en Chine. Roon n'est pas chien, il offre à Marcus de garder son poste, à la condition de quitter la Californie pour s'installer en Asie...
Que faire ? Marcus n'a pas du tout envie de déménager, encore moins à l'étranger, encore moins dans un pays dont il ignore la langue et la culture... Mais, d'un autre côté, refuser l'offre l'obligerait à démissionner et donc, à fragiliser encore un peu plus sa situation familiale. Le dilemme est cornélien, mais, malgré tout ce que cela risque d'engendrer, il décline et quitte le groupe de Roon.
S'ensuit une longue période de chômage, jalonnée d'entretiens d'embauche ratés et d'ambitions revues à la baisse... La boutique de Jan ne va pas mieux, la belle-mère de Marcus, atteinte d'un glaucome, se soigne au cannabis mais ne peut envisager rien d'autre sans une assurance santé digne de ce nom... Les Ripps sont au bord du gouffre.
Quand, un jour, sonnent à la porte de la famille deux policiers. Ils ont une bien triste nouvelle à apporter à Marcus : son frère, Julian, qui n'avait pas encore 40 ans, a été retrouvé sans vie au bord de son jacuzzi. Son coeur a lâché, une mort naturelle, soudaine et, cependant, tout à fait prévisible, étant donné le mode de vie quelque peu turbulent de Julian...
En effet, depuis son plus jeune âge, Julian a été le vilain petit canard de la famille Ripps. A tel point que, très tôt, il a rompu les liens avec ses parents et son frère, ne faisant que quelques rares apparitions, qui s'achevaient forcément en dispute. Marcus s'attendait même à ne plus jamais entendre parler de Julian après un vif échange lors d'un anniversaire de Nathan, des années plus tôt...
Mais, la surprise va être plus grande encore, quand, quelques jours plus tard, alors que Marcus est encore indécis quant à ce qu'il doit ressentir, le voilà convoqué par un avocat... Sur place, il apprend alors, médusé, que Julian lui a légué sa petite entreprise, une blanchisserie située à West Hollywood... Marcus s'attendait à tout, sauf à découvrir que son frère était un simple commerçant...
Apparemment, l'affaire tourne, mais Julian, criblé de dettes et poursuivi par le fisc, ne lui laisse finalement que ce fonds de commerce. Marcus hésite, mais voit là la possibilité de se relancer, au moins provisoirement, en faisant tourner la blanchisserie. Une fois les caisses familiales renflouées, il sera tant de revendre l'affaire et de passer à autre chose.
Mais, la blanchisserie de Julian n'est qu'une façade... Et Marcus va, bien malgré lui, se retrouver à la tête d'une affaire bien différente. Je n'en dis rien, il faut garder le sel de la découverte et surtout de la situation extraordinaire dans laquelle va se retrouver Marcus. D'abord, il va cacher la vérité aux siens, mais bientôt, il va leur expliquer ce qui se passe.
La blanchisserie va alors devenir une affaire familiale et les méthodes pour le moins spéciales, étant donné le domaine d'activité, appliquées par le nouveau patron aux effectifs de son entreprise vont transformer les choses, au point de la rendre particulièrement prospère. Oh, cela ne va pas sans mal, ni difficulté, mais Marcus à l'expérience de la direction d'entreprise et il sait aplanir les obstacles...
Voilà comment les Ripps vont retrouver l'aisance et même, disons-le, la richesse. Pourtant, l'ancien étudiant en philosophie qu'est Marcus ne peut s'empêcher de réfléchir à ce qui se passe. Le bien, le mal, et toutes ces sortes de choses... Tout cela le travaille un peu, même s'il se rend compte que sa vie a profondément changé depuis cet héritage inespéré.
Lui, le falot directeur d'usine est désormais un patron respecté qui offre à ses employés des conditions qui les satisfont parfaitement. Et il a même prévu des à-côtés, comme un club de lecture ! Non, vraiment, il est un patron modèle, tout le monde le dit, dans son entourage. Et ce n'est pas la seule chose qui a changé dans son existence.
Son mariage va mieux, la routine a disparu, l'érosion du temps qui passe a été gommée, Jan et lui on retrouvé l'enthousiasme de leur jeunesses ! La belle-mère peut soigner ses yeux, tout en se découvrant une nouvelle passion (là encore, je ne dis rien, mais ça vaut son pesant de cacahuètes et quelques moments de rigolade), tandis que Nathan peut se préparer à une bar mitzvah mémorable. Si tout se passe bien...
Je l'ai dit en préambule, Seth Greenland, dont j'avais déjà beaucoup apprécié le "Mister Bones", est un satiriste de premier ordre, doté d'un sens de la formule et de l'image remarquable. Ici, il s'attaque donc à l'ultra-libéralisme qui voit l'économie américaine migrer vers la Chine, au détriment des travailleurs américains, qui doivent s'adapter et plongent dans la précarité.
Mais, ce n'est pas tout. Il s'attaque au rêve américain par un autre versant : celui de la morale. Là encore, pardon de ne pas entrer dans les détails, mais il me semble important de ne pas révéler en quoi consiste la nouvelle carrière de Marcus Ripps. Croyez-moi, elle défie pourtant le puritanisme qui gagne depuis quelques années déjà la société américaine et fait de cette histoire un récit réjouissant.
En effet, les Ripps, qui n'ont rien de malfrats, vont bâtir leur bonheur sur tout ce qui révulse sans doute les milieux les plus conservateurs de la société américaine. Et, quand je parle de bonheur, j'insiste. Les Ripps, c'est la famille américaine idéale, en apparence. On est loin des extravagances de Julian (dont on a un exemple dans le prologue du roman) et du bling-bling qui accompagne souvent leur nouvelle activité.
Là, ce qu'on a sous les yeux, c'est une vraie famille de sitcom, sans excentricité, sans signe extérieur de richesse superflu... Chacun semble même se trouver une vocation dans cette affaire, y compris Plum, qui va voir sa vie transformée du tout au tout grâce aux Ripps. Un bonheur idéal, je vous dis. Peu orthodoxe, mais idéal...
Vous vous doutez bien que tout cela ne peut se passer sans anicroche, elles vont venir, bien sûr, toujours dans le même registre de la satire. La libre concurrence, le marché dérégulé, même lorsqu'on évolue dans un secteur aussi particulier, il faut se faire à ces règles d'une économie libérale. Et cette compétition est sans merci. On n'y fait aucun cadeau et tous les coups y sont permis.
Le décalage entre ce qu'est profondément Marcus Ripps, un brave gars, un peu falot, un antihéros, un mec lambda qu'on croise et qu'on oublie, un homme dénué d'ambition, cherchant simplement à vivre heureux, et le choix professionnel qu'il embrasse est tout simplement délicieux et occasionne forcément tout un tas de situations dans lesquelles peut s'engouffrer l'imagination d'un romancier.
Marcus Ripps n'a pas les épaules pour devenir ce que va faire de lui l'héritage de son frère. Plus exactement, il a une vision paternaliste de la chose, un chef d'entreprise à l'ancienne, gérant son affaire en bon père de famille et recherchant l'épanouissement de ses salariés, au travail et en dehors. Un modèle périmé et surtout, complètement hors-sujet dans ce secteur. Et pourtant, ça va marcher.
Et puis, j'y reviens, mais cette formation philosophique que possède Marcus, et qui revient à intervalles réguliers, donne à ce personnage une espèce d'étrange profondeur, dans sa réflexion quasi métaphysique face à la nouvelle carrière qu'il a choisie de suivre. Doit-il persévérer ou bien, doit-il se retirer dès qu'il aura retrouver un niveau de vie plus confortable ?
Faut-il une morale à cette histoire ? Oui, bien sûr, mais comme tout repose justement sur une forme d'amoralité, là encore, on va aller au fond de la satire. Je ne peux évidemment entrer dans les détails, vous vous en doutez, mais les rebondissements successifs que vont connaître les Ripps vont les mener à une certaine forme de revanche, pour ne pas dire de vengeance.
C'est sacrément bien goupillé et le dénouement, lui aussi, est d'une extraordinaire vacherie, renversant totalement le système de valeurs du rêve américain en faisant reposer un succès ouvertement sur tout ce qui pourrait être moralement condamnable. Mais, au pays du profit roi, comment en vouloir au Ripps de faire leur beurre, même de manière peu recommandable.
Jamais Marcus Ripps ne sera comme Julian. Il n'est pas et n'est pas programmé pour être un être sans coeur, prêt à tout pour l'argent. Mais, on prend goût au confort et à l'aisance économique. Peu importe le filon que l'on creuse, du moment qu'il permet de mener à bien cette éternelle quête du bonheur qui nous obsède tous tellement...
Voilà jusqu'où peuvent aller les effets pervers (dans tous les sens du terme) de la mondialisation ! Seth Greenland met tout cul par-dessus tête dans ce roman drôle et assez dérangeant tout de même. La quatrième de couverture évoque Tarantino, mais je crois qu'il faut plus lorgner vers les frères Coen si l'on cherche un équivalent cinématographique.
La famille Ripps n'a rien d'exceptionnel et d'intéressant, a priori. Ce sont les événements qui vont en faire un groupe de protagonistes remarquables. Le tout, servi par l'imagination débridée de Green pour créer des situations folles et hors du commun et par un style où le cynisme devient vitriol pour dénoncer les travers d'une société en plein marasme.
Si vous avez envie de passer un bon moment de lecture avec, je l'espère, de nombreux éclats de rire à la clé, de changer un peu de la noirceur habituelle des critiques sociales pour une qui joue avec d'autres cordes, tout aussi sensibles, pour nous sensibiliser à nos dérives, nos erreurs, alors, foncez. C'est un bijou de mauvais esprit que voilà et c'est drôlement rafraîchissant !
lundi 24 août 2015
"Un certain niveau de manque est une bénédiction".
La rentrée littéraire, c'est un peu comme le Festival de Cannes : on cherche les livres et les films avec lesquels on va un peu rigoler et qui vont nous permettre d'oublier le morne quotidien. Je force le trait, mais c'est vrai que la littérature explore souvent des territoires difficiles et peu sont les auteurs à les aborder avec recul, ironie, sans pour autant perdre de vue le monde dans lequel nous vivons. En voici un exemple intéressant, avec "Popcorn Mélody", le nouveau roman de la très originale Emilie de Turckheim (en grand format chez Héloïse d'Ormesson), dont l'univers romanesque est inimitable. Une fable sur la société de consommation et ses dérives qui, dans un second temps, replonge dans la folie douce d'une jeune femme à l'imaginaire débridé et inspiré. Direction le coeur de l'Amérique, dans une région perdue et désertique qui ne vit (et ne meurt) que pour le pop-corn, à la recherche du bonheur. Ou de ce qui pourrait s'en approcher le plus.
A Shellawick, la vie n'est pas facile. En effet, la ville est située à l'entrée du Tahoneck, un désert de pierre et de poussière d'une aridité telle que rien, absolument rien ne peut pousser. Pas question d'envisager une quelconque activité agricole, mais, pour autant, l'endroit a vécu tant bien que mal jusqu'à ce que vienne s'installer dans le coin l'usine Buffalo Rocks.
Cette usine, qui fabrique essentiellement du pop-corn, devient alors le principal employeur de la ville. Mais, effet pervers, beaucoup d'habitants de Shellawick vont déménager pour se rapprocher de l'usine. La ville s'éteint alors peu à peu, perdant non seulement une grosse partie de sa population, mais aussi de ses commerces.
Seul résiste le supermarché de Tom Elliott. Il est le fils de l'ancien barbier de Shellawick et d'une femme d'origine indienne qui, elle aussi, a passé la majeure partie de sa vie sur les chaînes de l'usine de pop-corn. Mais Tom, qui a fait des études, a refusé, pour des raisons personnelles, de suivre le même chemin que sa mère.
Au contraire, il a investi tout ce qu'il avait pour construire ce supermarché, qui a plus les allures d'une supérette, en réalité. Mais, Tom n'a pas l'âme d'un commerçant. Rêveur, auteur de haïkus et personnage discret, ce qu'il entend apporter aux habitants de Shellawick est d'une toute autre teneur que le simple fait de fournir de l'alimentation ou des produits ménagers.
Certes, il en vend, mais dans ce magasin, qu'il va rebaptiser "le Bonheur", vous ne trouverez que le strict nécessaire : ce qu'il faut pour manger, se laver et tuer les mouches, ce fléau local qui, avec la poussière, s'immisce partout. Rien d'autre n'a droit de citer dans les rayons du magasin de Tom, et surtout pas le pop-corn Buffalo Rocks.
Pourtant, le maïs est partout, dans ce livre. C'est tout juste si je n'ai pas fini par en rêver et même par en retrouver dans mon assiette à l'insu de mon plein gré ! Oui, il est partout... sauf à Shellawick et aux environs, puisque rien n'y pousse ! On ne bouffe que ça, on ne boit que ça (l'alcool local, qui doit déboucher aussi les éviers, est à base de maïs), on ne parle que de ça, on ne ch... euh, enfin, vous voyez le topo.
Mais, les clients du "Bonheur", lorsqu'ils viennent faire leurs courses chez Tom, font souvent escale pour lui ouvrir leur coeur. Et, pour cela, ils s'assoient dans le vieux fauteuil de barbier qui appartenait au père de Tom, dernier vestige de son échoppe. Un siège qui permet de se relaxer et de se laisser aller aux confidences...
Voilà la vie comme elle va, à Shellawick, malgré tout. Et tant pis s'il y a de moins en moins d'habitants et qu'ils sont de plus en plus âgés, "le Bonheur" résiste à tout, avec sa philosophie particulière qui convient à toutes et à tous. Bien sûr, il y a le soleil torride, les cailloux, la poussière, les mouches, mais la vie est belle.
Jusqu'à ce que, sur le trottoir d'en face, là où se dressait peu de temps encore auparavant un bowling, que les habitant de Shellawick n'utilisaient plus que pour sa terrasse donnant face au désert, ne soit construit... un autre supermarché ! Pas une supérette comme celle de Tom, non, une gigantesque surface ultra-moderne, un bijou de bâtiment climatisé et proposant tout ce dont on peut rêver.
Derrière ce projet, les propriétaires de l'usine de pop-corn, famille dont l'un des membres est aussi le maire de Shellawick. Et l'ambition est claire : écraser une bonne fois pour toute Tom et son commerce qui résiste encore et toujours à l'hégémonie de Buffalo Rocks. D'ailleurs, l'effet ne se fait pas attendre : plus personne ne vient s'asseoir dans le fauteuil de barbier de Tom...
L'attrait pour la nouveauté, mais aussi l'infini champ des possibles qu'offre ce supermarché, sobrement baptisé "la corne d'abondance", fonctionnent à plein et Tom, bien que refusant d'accepter sa défaite, sombre dans la misère la plus noire... Lui-même a conscience du match plus que déséquilibré qu'il mène, mais il ne veut rien lâcher...
A ce point du livre, on lit une fable, pleine d'une douce ironie, sur la société de consommation. C'est "le pot de terre contre le pot de fer" au pays du pop-corn et de la consommation galopante. Mais, pour qui a déjà lu des livres d'Emilie de Turckheim, on est frappé par le calme de cette histoire, au décor pourtant si étrange.
Il y a un côté très cartoonesque dans cette ville de Shellawyck, quelque part entre une aventure de Lucky Luke et la guerre des Hatfield et des McCoy, revisitée par Tex Avery. Emilie de Turckheim dote ses rednecks d'un vocabulaire et d'une diction bien particulières, typiques de ce coin du monde. Les pierres, la poussières, les mouches, les coyotes, l'essentiel de leur existence est contenu dans ce lexique.
Au milieu de tout cela, Tom fait vraiment figure d'exception. Un des rares, peut-être le seul à avoir fait des études universitaires, situation qui, vous le verrez, est loin d'être sans conséquence dans le roman. Lui-même a choisi d'adopter le mode de vie de Shellawick, sans doute par fidélité filiale, mais il reste sensiblement différent des autres.
L'écriture tient une place très importante dans la vie de cette homme qui griffonne sans arrêt des courts textes, sortes de haïkus à sa sauce, inspirés par les clients qui entrent dans sa supérette. A sa manière, il est un rebelle, d'un calme olympien, refusant le diktat de l'entreprise qui écrase et siphonne sa ville natale de ses forces vives.
Pourtant, malgré son éducation et sa bonhomie, Tom ne peut rien faire contre le géant qui veut l'écraser. Mais, jamais, au grand jamais, il n'acceptera de céder à cette puissance arbitraire et de finir, comme tant d'autres, dans les usines Buffalo Rocks, ou dans une des quelconques ramifications de cet empire industriel et commercial.
Un mot sur "la corne d'abondance" avant de poursuivre. Car, cet endroit est un piège, terrible, redoutablement efficace. D'abord, parce que sa climatisation et ses bacs à surgelés immenses en font une oasis en plein désert. On s'y presse, sans forcément acheter quoi que ce soit, mais juste pour profiter de la fraîcheur jusqu'à choper des engelures, ou presque...
Ensuite, parce que le circuit que constituent les interminables et innombrables rayonnages de cette grande surface ont un formidable pouvoir d'attraction... On a même l'impression, dans une scène, de voir les clients se retrouver coincés dans ces travées, comme les mouches prises dans les torsades du papier tue-mouche que vend en si grand nombre Tom et qui fait partie intégrante de sa "trilogie du bonheur".
Fermons la parenthèse. Et revenons au cours de notre livre. Je l'ai dit, on n'a pas l'impression, malgré le décor très original et amusant, d'être dans un roman d'Emilie de Turckheim. Tout cela manque de folie et on s'étonne de voir la romancière assagie. Puis on se dit qu'à un moment, Tom/David va chercher et trouver la fronde et la pierre capable d'abattre le Goliath installé juste devant sa porte.
Et, bien sûr, cela arrive. Et, comme Emilie de Turckheim est une formidable conteuse, cela se déroule avec l'intervention d'une bonne fée qui, d'un coup de baguette magique, va permettre à Tom de se défendre. Mais, bien sûr, c'est une bonne fée made in Turckheim, donc, pas vraiment telle que vous l'imaginez en ce moment. Et son coup de baguette magique est lui aussi bien spécial.
Mais, à partir de là, on retrouve la folie, douce mais intense, de l'auteur. Elle va se lever et se déchaîner telle un vent de sable sur le pierrier du Tahoneck. La deuxième partie de "Popcorn Melody" est un tourbillon qui vous emporte de situations décalées en surprises, on découvre alors plein de choses sur Tom, mais pas seulement, d'autres personnages entrent en scène et mènent au bouquet final.
J'ai retrouvé alors la profusion, la créativité infernale, la drôlerie déjantée de l'auteur d' "Une Sainte" (roman qui sort d'ailleurs en poche dans le même temps). Je me suis surpris à m'esclaffer à de nombreuses reprises (et ce n'est pas beau à entendre, croyez-moi !), surpris par ce que je lisais, étourdi par les situations délirantes qui se succèdent jusqu'à la fin.
Et, en plus de la critique fine de la société de consommation, de l'abondance qui ne mène pas au bonheur, mais asservit quand la modestie de l'achalandage de la supérette de Tom suffisait largement (d'où la citation qui sert de titre à ce billet), on découvre des attaques franches contre le libéralisme, contre le racisme de la société américaine, en particulier envers les Indiens, contre l'industrie du spectacle, jamais bien loin...
D'ailleurs, pourquoi le pop-corn comme produit essentiel dans une région aussi désolée ? On peut se poser la question. Pour moi, qui en mange, mais rarement, ou alors, la nuit du Super Bowl, quand l'Amérique prend possession de moi, c'est le produit superflu par excellence, celui qui accompagne les loisirs mais n'est pas un aliment de base. Toute la philosophie de "Popcorn melody pourrait donc reposer dans le choix de ce produit... Qu'en pensez-vous ?
Enfin, ce roman évoque aussi l'écriture et ce qu'elle peut apporter aux êtres. Je ne vais pas trop entrer dans les détails, car cela nous emmènerait trop loin dans l'histoire, mais ce sujet est présent d'un bout à l'autre. La puissance d'évocation de l'écriture, mais aussi sa dimension très personnelle. Et, là encore, comme lorsqu'elle évoque la consommation, Emilie de Turckheim est claire.
Tout le monde peut avoir l'envie d'écrire, l'ambition, même, peut-être. Mais, alors, il faut avant tout le faire pour soi et pas dans une quelconque démarche visant au succès. Comme le bonheur peut se trouver dans la modestie, Small is beautiful, tout ça, tout ça, eh bien, le bonheur d'écrire ne résidera pas forcément dans la quête forcenée d'un éditeur pour voir son bébé noyé au milieu des 600 romans d'une rentrée de septembre qui sera bientôt celle d'août, et peut-être de juillet, mais simplement, d'y trouver son épanouissement.
La fin de "Popcorn melody" risque d'être discutée, disputée, même. Moi, je la trouve très belle et très cohérente. Dans la droite ligne de ce que je viens d'expliquer. Tom et Emilie, même combat. Sera-t-il victorieux ? Mais ne s'en fout-on pas un peu, de cette idée de victoire ? Tant que "le Bonheur" et sa trilogie, manger, se laver, tuer des mouches, satisfera du monde, et tant que des lecteurs comme moi riront des frasques de Dame Emilie, alors, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes, non ?
A Shellawick, la vie n'est pas facile. En effet, la ville est située à l'entrée du Tahoneck, un désert de pierre et de poussière d'une aridité telle que rien, absolument rien ne peut pousser. Pas question d'envisager une quelconque activité agricole, mais, pour autant, l'endroit a vécu tant bien que mal jusqu'à ce que vienne s'installer dans le coin l'usine Buffalo Rocks.
Cette usine, qui fabrique essentiellement du pop-corn, devient alors le principal employeur de la ville. Mais, effet pervers, beaucoup d'habitants de Shellawick vont déménager pour se rapprocher de l'usine. La ville s'éteint alors peu à peu, perdant non seulement une grosse partie de sa population, mais aussi de ses commerces.
Seul résiste le supermarché de Tom Elliott. Il est le fils de l'ancien barbier de Shellawick et d'une femme d'origine indienne qui, elle aussi, a passé la majeure partie de sa vie sur les chaînes de l'usine de pop-corn. Mais Tom, qui a fait des études, a refusé, pour des raisons personnelles, de suivre le même chemin que sa mère.
Au contraire, il a investi tout ce qu'il avait pour construire ce supermarché, qui a plus les allures d'une supérette, en réalité. Mais, Tom n'a pas l'âme d'un commerçant. Rêveur, auteur de haïkus et personnage discret, ce qu'il entend apporter aux habitants de Shellawick est d'une toute autre teneur que le simple fait de fournir de l'alimentation ou des produits ménagers.
Certes, il en vend, mais dans ce magasin, qu'il va rebaptiser "le Bonheur", vous ne trouverez que le strict nécessaire : ce qu'il faut pour manger, se laver et tuer les mouches, ce fléau local qui, avec la poussière, s'immisce partout. Rien d'autre n'a droit de citer dans les rayons du magasin de Tom, et surtout pas le pop-corn Buffalo Rocks.
Pourtant, le maïs est partout, dans ce livre. C'est tout juste si je n'ai pas fini par en rêver et même par en retrouver dans mon assiette à l'insu de mon plein gré ! Oui, il est partout... sauf à Shellawick et aux environs, puisque rien n'y pousse ! On ne bouffe que ça, on ne boit que ça (l'alcool local, qui doit déboucher aussi les éviers, est à base de maïs), on ne parle que de ça, on ne ch... euh, enfin, vous voyez le topo.
Mais, les clients du "Bonheur", lorsqu'ils viennent faire leurs courses chez Tom, font souvent escale pour lui ouvrir leur coeur. Et, pour cela, ils s'assoient dans le vieux fauteuil de barbier qui appartenait au père de Tom, dernier vestige de son échoppe. Un siège qui permet de se relaxer et de se laisser aller aux confidences...
Voilà la vie comme elle va, à Shellawick, malgré tout. Et tant pis s'il y a de moins en moins d'habitants et qu'ils sont de plus en plus âgés, "le Bonheur" résiste à tout, avec sa philosophie particulière qui convient à toutes et à tous. Bien sûr, il y a le soleil torride, les cailloux, la poussière, les mouches, mais la vie est belle.
Jusqu'à ce que, sur le trottoir d'en face, là où se dressait peu de temps encore auparavant un bowling, que les habitant de Shellawick n'utilisaient plus que pour sa terrasse donnant face au désert, ne soit construit... un autre supermarché ! Pas une supérette comme celle de Tom, non, une gigantesque surface ultra-moderne, un bijou de bâtiment climatisé et proposant tout ce dont on peut rêver.
Derrière ce projet, les propriétaires de l'usine de pop-corn, famille dont l'un des membres est aussi le maire de Shellawick. Et l'ambition est claire : écraser une bonne fois pour toute Tom et son commerce qui résiste encore et toujours à l'hégémonie de Buffalo Rocks. D'ailleurs, l'effet ne se fait pas attendre : plus personne ne vient s'asseoir dans le fauteuil de barbier de Tom...
L'attrait pour la nouveauté, mais aussi l'infini champ des possibles qu'offre ce supermarché, sobrement baptisé "la corne d'abondance", fonctionnent à plein et Tom, bien que refusant d'accepter sa défaite, sombre dans la misère la plus noire... Lui-même a conscience du match plus que déséquilibré qu'il mène, mais il ne veut rien lâcher...
A ce point du livre, on lit une fable, pleine d'une douce ironie, sur la société de consommation. C'est "le pot de terre contre le pot de fer" au pays du pop-corn et de la consommation galopante. Mais, pour qui a déjà lu des livres d'Emilie de Turckheim, on est frappé par le calme de cette histoire, au décor pourtant si étrange.
Il y a un côté très cartoonesque dans cette ville de Shellawyck, quelque part entre une aventure de Lucky Luke et la guerre des Hatfield et des McCoy, revisitée par Tex Avery. Emilie de Turckheim dote ses rednecks d'un vocabulaire et d'une diction bien particulières, typiques de ce coin du monde. Les pierres, la poussières, les mouches, les coyotes, l'essentiel de leur existence est contenu dans ce lexique.
Au milieu de tout cela, Tom fait vraiment figure d'exception. Un des rares, peut-être le seul à avoir fait des études universitaires, situation qui, vous le verrez, est loin d'être sans conséquence dans le roman. Lui-même a choisi d'adopter le mode de vie de Shellawick, sans doute par fidélité filiale, mais il reste sensiblement différent des autres.
L'écriture tient une place très importante dans la vie de cette homme qui griffonne sans arrêt des courts textes, sortes de haïkus à sa sauce, inspirés par les clients qui entrent dans sa supérette. A sa manière, il est un rebelle, d'un calme olympien, refusant le diktat de l'entreprise qui écrase et siphonne sa ville natale de ses forces vives.
Pourtant, malgré son éducation et sa bonhomie, Tom ne peut rien faire contre le géant qui veut l'écraser. Mais, jamais, au grand jamais, il n'acceptera de céder à cette puissance arbitraire et de finir, comme tant d'autres, dans les usines Buffalo Rocks, ou dans une des quelconques ramifications de cet empire industriel et commercial.
Un mot sur "la corne d'abondance" avant de poursuivre. Car, cet endroit est un piège, terrible, redoutablement efficace. D'abord, parce que sa climatisation et ses bacs à surgelés immenses en font une oasis en plein désert. On s'y presse, sans forcément acheter quoi que ce soit, mais juste pour profiter de la fraîcheur jusqu'à choper des engelures, ou presque...
Ensuite, parce que le circuit que constituent les interminables et innombrables rayonnages de cette grande surface ont un formidable pouvoir d'attraction... On a même l'impression, dans une scène, de voir les clients se retrouver coincés dans ces travées, comme les mouches prises dans les torsades du papier tue-mouche que vend en si grand nombre Tom et qui fait partie intégrante de sa "trilogie du bonheur".
Fermons la parenthèse. Et revenons au cours de notre livre. Je l'ai dit, on n'a pas l'impression, malgré le décor très original et amusant, d'être dans un roman d'Emilie de Turckheim. Tout cela manque de folie et on s'étonne de voir la romancière assagie. Puis on se dit qu'à un moment, Tom/David va chercher et trouver la fronde et la pierre capable d'abattre le Goliath installé juste devant sa porte.
Et, bien sûr, cela arrive. Et, comme Emilie de Turckheim est une formidable conteuse, cela se déroule avec l'intervention d'une bonne fée qui, d'un coup de baguette magique, va permettre à Tom de se défendre. Mais, bien sûr, c'est une bonne fée made in Turckheim, donc, pas vraiment telle que vous l'imaginez en ce moment. Et son coup de baguette magique est lui aussi bien spécial.
Mais, à partir de là, on retrouve la folie, douce mais intense, de l'auteur. Elle va se lever et se déchaîner telle un vent de sable sur le pierrier du Tahoneck. La deuxième partie de "Popcorn Melody" est un tourbillon qui vous emporte de situations décalées en surprises, on découvre alors plein de choses sur Tom, mais pas seulement, d'autres personnages entrent en scène et mènent au bouquet final.
J'ai retrouvé alors la profusion, la créativité infernale, la drôlerie déjantée de l'auteur d' "Une Sainte" (roman qui sort d'ailleurs en poche dans le même temps). Je me suis surpris à m'esclaffer à de nombreuses reprises (et ce n'est pas beau à entendre, croyez-moi !), surpris par ce que je lisais, étourdi par les situations délirantes qui se succèdent jusqu'à la fin.
Et, en plus de la critique fine de la société de consommation, de l'abondance qui ne mène pas au bonheur, mais asservit quand la modestie de l'achalandage de la supérette de Tom suffisait largement (d'où la citation qui sert de titre à ce billet), on découvre des attaques franches contre le libéralisme, contre le racisme de la société américaine, en particulier envers les Indiens, contre l'industrie du spectacle, jamais bien loin...
D'ailleurs, pourquoi le pop-corn comme produit essentiel dans une région aussi désolée ? On peut se poser la question. Pour moi, qui en mange, mais rarement, ou alors, la nuit du Super Bowl, quand l'Amérique prend possession de moi, c'est le produit superflu par excellence, celui qui accompagne les loisirs mais n'est pas un aliment de base. Toute la philosophie de "Popcorn melody pourrait donc reposer dans le choix de ce produit... Qu'en pensez-vous ?
Enfin, ce roman évoque aussi l'écriture et ce qu'elle peut apporter aux êtres. Je ne vais pas trop entrer dans les détails, car cela nous emmènerait trop loin dans l'histoire, mais ce sujet est présent d'un bout à l'autre. La puissance d'évocation de l'écriture, mais aussi sa dimension très personnelle. Et, là encore, comme lorsqu'elle évoque la consommation, Emilie de Turckheim est claire.
Tout le monde peut avoir l'envie d'écrire, l'ambition, même, peut-être. Mais, alors, il faut avant tout le faire pour soi et pas dans une quelconque démarche visant au succès. Comme le bonheur peut se trouver dans la modestie, Small is beautiful, tout ça, tout ça, eh bien, le bonheur d'écrire ne résidera pas forcément dans la quête forcenée d'un éditeur pour voir son bébé noyé au milieu des 600 romans d'une rentrée de septembre qui sera bientôt celle d'août, et peut-être de juillet, mais simplement, d'y trouver son épanouissement.
La fin de "Popcorn melody" risque d'être discutée, disputée, même. Moi, je la trouve très belle et très cohérente. Dans la droite ligne de ce que je viens d'expliquer. Tom et Emilie, même combat. Sera-t-il victorieux ? Mais ne s'en fout-on pas un peu, de cette idée de victoire ? Tant que "le Bonheur" et sa trilogie, manger, se laver, tuer des mouches, satisfera du monde, et tant que des lecteurs comme moi riront des frasques de Dame Emilie, alors, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes, non ?
dimanche 23 août 2015
"Que se passe-t-il ? J'n'y comprends rien. Y avait une ville, et y a plus rien..." (Claude Nougaro).
J'ai longtemps hésité à prendre, comme je le fais souvent, une phrase du livre pour servir de titre, mais, finalement, j'ai changé mon fusil d'épaule, tant la phrase d'introduction de la chanson de Claude Nougaro a trotté dans ma tête au long de la lecture. Et puis, il y a un autre point en faveur de ce choix, la proximité entre les titres de la chanson et du roman : "Il y avait une ville", pour Nougaro, et "Il était une ville", pour le nouveau roman de Thomas B. Reverdy (en grand format chez Flammarion). Une distinction qui fera sens, enfin, je l'espère, lorsque vous aurez lu le billet qui vient... Un roman qui a attiré mon attention en raison du cadre choisi par le jeune écrivain français : Detroit. Motor City, la Motown, les Pistons... Voilà ce que signifie ce nom pour moi. Mais, depuis près d'une décennie, une ville en pleine dégringolade, une coquille vidée de sa substance, véritable ville fantôme, immortalisée dans d'impressionnants reportages photos. Ma curiosité a été récompensée, car j'ai beaucoup aimé la manière dont Thomas B. Reverdy a utilisé ce contexte si spécial dans son livre... Explications...
Detroit. La ville de l'automobile, General Motors, Ford et Chrysler, comme une Sainte-Trinité sur laquelle s'est fondée la ville du Michigan. Mais, l'automobile made in USA a connu une terrible crise, qui ne remonte pas au début du XXIe mais y a culminé. Et ainsi a débuté un terrible cercle vicieux, vortex qui a englouti la 18e ville des Etats-Unis... La plus violente, aussi.
A la crise industrielle, s'est ajoutée la violente affaires des subprimes, qui a coûté à tant de familles des classes moyennes ou inférieures, leurs maisons, une incroyable affaire de corruption visant le charismatique maire de la ville et un gouffre financier, plus de 18 milliards de dollars de dette (!!), va détruire comme un raz-de-marée les services publics, gérés par la municipalité...
En quelques mois, le centre-ville va se vider presque entièrement de ses entreprises, puis de ses habitants, puis de ses commerces... Motorcity coule une bielle, le moteur tousse sérieusement et la panne complète arrive bientôt. Telle une gigantesque ville de chercheurs d'or au temps de la ruée californienne, au XIXe siècle, Detroit devient une ville fantôme...
C'est dans cet univers hallucinant que débarque un jeune français, Eugène, chargé d'une mission capitale : relancer l'industrie automobile à Detroit, cette activité qui est le cerveau, le coeur, les poumons d'une ville en coma dépassé. Eugène est cadre au sein de l'Entreprise, un grand groupe multinational, qui s'est allié avec certains de ses concurrents pour créer le nouveau modèle d'avenir.
Une voiture du futur qui serait produite à Detroit, sur ses chaînes de montage désertées après avoir vu se réaliser bien des projets audacieux qui font partie de l'histoire de l'automobile. Le jeune homme n'est pas dupe, il sait que sa situation est tout sauf confortable : après un échec en Chine, la mission qui lui est confiée à Detroit est tout sauf un cadeau. Seule la réussite est envisageable...
Alors qu'il essaye de se familiariser avec ce nouveau cadre de vie, assez étrange, rues désertes, soirée sous couvre-feu ou presque, bâtiments et bureau abandonnés, fonctionnement aléatoire d'à peu près tout, il va rapidement comprendre que ce qu'il redoutait n'est rien à côté de la réalité : le projet qu'il doit monté a été torpillé avant même son lancement...
Dans le même temps, on rencontre d'autres personnages, des habitants de Detroit, parmi ceux qui restent. Malgré tout. En particulier un jeune garçon et sa grand-mère. Charlie a 12 ans, c'est un petit maigrichon qui zone déjà avec ses potes lorsque la nuit tombe, dans cette ville changée en aire de jeux immense.
Bon, des jeux un peu stupides, comme lorsque avec ses amis, ils mettent le feu à une maison et, le temps que les pompiers, un des derniers services encore à peu près en état de marche, ils font cramer près de 400 bâtiments d'un coup ! Charlie et son meilleur ami, Gros Bill, ne sont pas vraiment des délinquants, en tout cas, pas des caïds, des terreurs ou des membres de gangs.
Non, juste des gamins désoeuvrés dans une ville qui a sombré dans le chaos, où toute idée même de repère n'a plus aucun sens. Charlie n'a plus de parents depuis bien longtemps, Gloria, sa grand-mère, fait ce qu'elle peut pour maintenir un semblant de famille, mais Charlie est livré à lui-même et se laisse facilement entraîné dans des bêtises qui seraient certainement vénielles partout ailleurs et prennent ici des proportions folles.
Lorsque Charlie disparaît, Gloria, dont le père était venu travailler dans les usines automobiles après la Grande Dépression, abandonnant les champs, les postes de journaliers, les Etats du Sud où sévissait le racisme plus fortement encore qu'ailleurs, va s'appliquer à retrouver son petit-fils, sans doute la dernière chose qui la rattache à cette ville maudite où elle a tout connu. Qui la rattache à la vie, aussi.
Elle va alors recevoir le soutien d'un homme hors norme. L'inspecteur Brown est un vieux de la vieille de la police de Detroit. Depuis qu'il a sa plaque, il a tout vu. La folie, la corruption, la désertification, la violence. Et les disparitions. On ne les compte même plus, tant elles sont nombreuses. Particulièrement des enfants.
Mais Brown ne lâche pas. Dans des conditions matérielles ahurissantes, avec un matériel informatique antédiluvien, des archives à l'abandon, des fichiers pas tenus à jour et un découragement général de troupes qui assure désormais un service plus que minimum, lui se bat, s'entête, veut comprendre pourquoi ces gamins s'évaporent dans cette ville morte.
Enfin, il y a Candice. Elle est serveuse dans un des rares établissements qui ouvrent encore en soirée. Presque une sinécure après ce qu'elle a connu auparavant. Elle aurait pu fuir cette ville, mais elle a choisi de rester. Son sourire, presque anachronique dans ce décor infernal, est rafraîchissant et réchauffe le coeur autant que les boissons qu'elle sert.
Dans "Il était une ville", on suit donc le quotidien chancelant de ces personnages dans un décor apocalyptique. Le mot peut paraître fort, mais je l'ai choisi à dessein. En effet, lorsque l'on regarde les photos de la ville de Detroit prises ces dernières années (je vous renvoie au lien plus haut), on a l'impression que tout s'est arrêté d'un coup.
Detroit, c'est la Pompei de l'ère industrielle, saisie par quelque chose qui a brusquement tout arrêté... Detroit, c'est un fantasme réel pour auteur de romans dystopiques, car on a là un décor parfait, grandeur nature, pour servir de cadre à ces récits qui se déroulent dans des mondes détruits, en partie éradiqués, que ce soit par une guerre, un virus, une attaque de zombies ou d'extraterrestres, etc.
Thomas B. Reverdy crée alors une trame de dystopie du réel. Sauf que ce ne sont pas ces catastrophes extraordinaire qui ont frappé la ville mais bien l'inconscience humaine, le libéralisme à outrance, l'orgueil insensé qui néglige les prévisions d'avenir, la malhonnêteté et la corruption de politiques, la violence des dealers et des gangs...
Mais l'auteur utilise parfaitement cette analogie en faisant évoluer ces personnages dans un décor digne d'un film d'horreur, où l'on s'attend à chaque instant de voir surgir un monstre quelconque dans le dos de tel ou tel protagoniste. On a le sentiment de survivants cherchant à se sortir d'une tragédie qui se déroule sous leurs yeux, sans se faire engloutir par cette ville digne d'un roman de Stephen King ou de Richard Matheson...
Evidemment, l'angoisse n'est pas la même et la blonde qui hurle ne sera pas la première à se faire décapiter et éventrer. Ce n'est pas le propos. Mais, le mélange entre le récit de ces êtres, qui sont d'ailleurs tous au bord du gouffre, pour des raisons différentes, s'inscrit vraiment bien dans ce décor sombre et menaçant de cette ville exsangue.
En jouant avec un certain nombre de codes du roman horrifique ou apocalyptique, comme je crois qu'il l'avait déjà fait dans "les évaporés", en utilisant ceux du polar, Thomas B. Reverdy installe une ambiance assez lourde, en particulier autour du personnage d'Eugène. Dans l'immeuble où il travaille, règne la désolation et le silence extérieur laisse penser que le monde autour a cessé d'exister...
Derrière lui, une critique implicite de ce libéralisme économique oublieux de l'humain, de ces grandes entreprises qui n'hésitent pas à offrir des placards plus ou moins dorés aux collaborateurs qui ne réussissent pas assez bien... La Chine, évoquée en filigrane, fait penser aux délocalisations et à leurs résultats parfois mi-figue, mi-raisin. Mais relocaliser n'est pas si évident, on le voit ici...
Tous cherchent à survivre, et ils ne sont certainement pas les seuls. Mais, plus encore que le processus physique de la vie, c'est une raison de vivre que Eugène, Charlie, Gloria, Brown et Candice recherchent, chacun à leur manière et en fonction de leur situation individuelle. Une lumière au bout du tunnel ? Un embryon vers la renaissance ?
On en vient alors au petit jeu sémantique initié au tout début de ce billet. Pour Nougaro, c'est "il y avait une ville". Je pense qu'avec ce que j'ai essayé d'expliquer plus haut, vous voyez le lien, l'incroyable impression de disparition éclair de Detroit, comme frappée par un rayon mortifère... Mais, pour Thomas B. Reverdy, c'est "Il était une ville". Un auxiliaire qui change bien des choses.
Et qui se justifie là encore dans le texte du roman. Et si, finalement, on était dans un conte ? Un conte gothique, dans un univers digne des frères Grimm, avec un univers oppressant et effrayant et son croquemitaine. Je n'ai pas parlé de ce dernier, je vous laisserai le découvrir, mais il existe bien. Il ne s'agit pas d'un ogre, d'un loup-garou, d'un zombie ou autre, mais d'un être comme vous et moi.
Un personnage qui va s'assimiler à un conte populaire, celui du joueur de flûte de Hamelin. A plusieurs reprises, cette idée revient en guise d'explication à l'hémorragie de cette population ayant abandonné le centre-ville en laissant presque tout derrière elle. Plus particulièrement, ce sont les innombrables disparitions d'enfants qui font naître cette idée du joueur de flûtes...
Dans ce roman où la neige, le froid et la nuit tiennent une place importante, ajoutant au côté apocalyptique de l'histoire, il y a énormément d'impuissance. Le drame se déroule sous nos yeux, mais ce n'est qu'une des séquelles, une radicelle, du drame central qui a fait de Detroit un amas de ruines mortes-vivantes.
Mais, on a aussi des personnages qui ne baissent jamais les bras. Croient-ils encore à quelque chose, en Dieu, au bien et au mal, à n'importe quel discours qu'on pourrait leur servir ? Possible, mais surtout, je crois qu'ils croient tous profondément en l'humanité. Ils la croient capables de surmonter ce malheur et, pourquoi pas, recréer autre chose. Se rebâtir une existence.
J'ai découvert Thomas B. Reverdy avec ce roman, je n'avais pas été attiré par "les évaporés", son plus grand succès jusqu'ici. Un tort, peut-être, il faudrait que je me penche plus sérieusement sur la question. Car cet exercice de style entre réalité et horreur, les deux sachant parfaitement se côtoyer de près, hélas, m'a fait passer un bon moment de lecture.
Detroit. La ville de l'automobile, General Motors, Ford et Chrysler, comme une Sainte-Trinité sur laquelle s'est fondée la ville du Michigan. Mais, l'automobile made in USA a connu une terrible crise, qui ne remonte pas au début du XXIe mais y a culminé. Et ainsi a débuté un terrible cercle vicieux, vortex qui a englouti la 18e ville des Etats-Unis... La plus violente, aussi.
A la crise industrielle, s'est ajoutée la violente affaires des subprimes, qui a coûté à tant de familles des classes moyennes ou inférieures, leurs maisons, une incroyable affaire de corruption visant le charismatique maire de la ville et un gouffre financier, plus de 18 milliards de dollars de dette (!!), va détruire comme un raz-de-marée les services publics, gérés par la municipalité...
En quelques mois, le centre-ville va se vider presque entièrement de ses entreprises, puis de ses habitants, puis de ses commerces... Motorcity coule une bielle, le moteur tousse sérieusement et la panne complète arrive bientôt. Telle une gigantesque ville de chercheurs d'or au temps de la ruée californienne, au XIXe siècle, Detroit devient une ville fantôme...
C'est dans cet univers hallucinant que débarque un jeune français, Eugène, chargé d'une mission capitale : relancer l'industrie automobile à Detroit, cette activité qui est le cerveau, le coeur, les poumons d'une ville en coma dépassé. Eugène est cadre au sein de l'Entreprise, un grand groupe multinational, qui s'est allié avec certains de ses concurrents pour créer le nouveau modèle d'avenir.
Une voiture du futur qui serait produite à Detroit, sur ses chaînes de montage désertées après avoir vu se réaliser bien des projets audacieux qui font partie de l'histoire de l'automobile. Le jeune homme n'est pas dupe, il sait que sa situation est tout sauf confortable : après un échec en Chine, la mission qui lui est confiée à Detroit est tout sauf un cadeau. Seule la réussite est envisageable...
Alors qu'il essaye de se familiariser avec ce nouveau cadre de vie, assez étrange, rues désertes, soirée sous couvre-feu ou presque, bâtiments et bureau abandonnés, fonctionnement aléatoire d'à peu près tout, il va rapidement comprendre que ce qu'il redoutait n'est rien à côté de la réalité : le projet qu'il doit monté a été torpillé avant même son lancement...
Dans le même temps, on rencontre d'autres personnages, des habitants de Detroit, parmi ceux qui restent. Malgré tout. En particulier un jeune garçon et sa grand-mère. Charlie a 12 ans, c'est un petit maigrichon qui zone déjà avec ses potes lorsque la nuit tombe, dans cette ville changée en aire de jeux immense.
Bon, des jeux un peu stupides, comme lorsque avec ses amis, ils mettent le feu à une maison et, le temps que les pompiers, un des derniers services encore à peu près en état de marche, ils font cramer près de 400 bâtiments d'un coup ! Charlie et son meilleur ami, Gros Bill, ne sont pas vraiment des délinquants, en tout cas, pas des caïds, des terreurs ou des membres de gangs.
Non, juste des gamins désoeuvrés dans une ville qui a sombré dans le chaos, où toute idée même de repère n'a plus aucun sens. Charlie n'a plus de parents depuis bien longtemps, Gloria, sa grand-mère, fait ce qu'elle peut pour maintenir un semblant de famille, mais Charlie est livré à lui-même et se laisse facilement entraîné dans des bêtises qui seraient certainement vénielles partout ailleurs et prennent ici des proportions folles.
Lorsque Charlie disparaît, Gloria, dont le père était venu travailler dans les usines automobiles après la Grande Dépression, abandonnant les champs, les postes de journaliers, les Etats du Sud où sévissait le racisme plus fortement encore qu'ailleurs, va s'appliquer à retrouver son petit-fils, sans doute la dernière chose qui la rattache à cette ville maudite où elle a tout connu. Qui la rattache à la vie, aussi.
Elle va alors recevoir le soutien d'un homme hors norme. L'inspecteur Brown est un vieux de la vieille de la police de Detroit. Depuis qu'il a sa plaque, il a tout vu. La folie, la corruption, la désertification, la violence. Et les disparitions. On ne les compte même plus, tant elles sont nombreuses. Particulièrement des enfants.
Mais Brown ne lâche pas. Dans des conditions matérielles ahurissantes, avec un matériel informatique antédiluvien, des archives à l'abandon, des fichiers pas tenus à jour et un découragement général de troupes qui assure désormais un service plus que minimum, lui se bat, s'entête, veut comprendre pourquoi ces gamins s'évaporent dans cette ville morte.
Enfin, il y a Candice. Elle est serveuse dans un des rares établissements qui ouvrent encore en soirée. Presque une sinécure après ce qu'elle a connu auparavant. Elle aurait pu fuir cette ville, mais elle a choisi de rester. Son sourire, presque anachronique dans ce décor infernal, est rafraîchissant et réchauffe le coeur autant que les boissons qu'elle sert.
Dans "Il était une ville", on suit donc le quotidien chancelant de ces personnages dans un décor apocalyptique. Le mot peut paraître fort, mais je l'ai choisi à dessein. En effet, lorsque l'on regarde les photos de la ville de Detroit prises ces dernières années (je vous renvoie au lien plus haut), on a l'impression que tout s'est arrêté d'un coup.
Detroit, c'est la Pompei de l'ère industrielle, saisie par quelque chose qui a brusquement tout arrêté... Detroit, c'est un fantasme réel pour auteur de romans dystopiques, car on a là un décor parfait, grandeur nature, pour servir de cadre à ces récits qui se déroulent dans des mondes détruits, en partie éradiqués, que ce soit par une guerre, un virus, une attaque de zombies ou d'extraterrestres, etc.
Thomas B. Reverdy crée alors une trame de dystopie du réel. Sauf que ce ne sont pas ces catastrophes extraordinaire qui ont frappé la ville mais bien l'inconscience humaine, le libéralisme à outrance, l'orgueil insensé qui néglige les prévisions d'avenir, la malhonnêteté et la corruption de politiques, la violence des dealers et des gangs...
Mais l'auteur utilise parfaitement cette analogie en faisant évoluer ces personnages dans un décor digne d'un film d'horreur, où l'on s'attend à chaque instant de voir surgir un monstre quelconque dans le dos de tel ou tel protagoniste. On a le sentiment de survivants cherchant à se sortir d'une tragédie qui se déroule sous leurs yeux, sans se faire engloutir par cette ville digne d'un roman de Stephen King ou de Richard Matheson...
Evidemment, l'angoisse n'est pas la même et la blonde qui hurle ne sera pas la première à se faire décapiter et éventrer. Ce n'est pas le propos. Mais, le mélange entre le récit de ces êtres, qui sont d'ailleurs tous au bord du gouffre, pour des raisons différentes, s'inscrit vraiment bien dans ce décor sombre et menaçant de cette ville exsangue.
En jouant avec un certain nombre de codes du roman horrifique ou apocalyptique, comme je crois qu'il l'avait déjà fait dans "les évaporés", en utilisant ceux du polar, Thomas B. Reverdy installe une ambiance assez lourde, en particulier autour du personnage d'Eugène. Dans l'immeuble où il travaille, règne la désolation et le silence extérieur laisse penser que le monde autour a cessé d'exister...
Derrière lui, une critique implicite de ce libéralisme économique oublieux de l'humain, de ces grandes entreprises qui n'hésitent pas à offrir des placards plus ou moins dorés aux collaborateurs qui ne réussissent pas assez bien... La Chine, évoquée en filigrane, fait penser aux délocalisations et à leurs résultats parfois mi-figue, mi-raisin. Mais relocaliser n'est pas si évident, on le voit ici...
Tous cherchent à survivre, et ils ne sont certainement pas les seuls. Mais, plus encore que le processus physique de la vie, c'est une raison de vivre que Eugène, Charlie, Gloria, Brown et Candice recherchent, chacun à leur manière et en fonction de leur situation individuelle. Une lumière au bout du tunnel ? Un embryon vers la renaissance ?
On en vient alors au petit jeu sémantique initié au tout début de ce billet. Pour Nougaro, c'est "il y avait une ville". Je pense qu'avec ce que j'ai essayé d'expliquer plus haut, vous voyez le lien, l'incroyable impression de disparition éclair de Detroit, comme frappée par un rayon mortifère... Mais, pour Thomas B. Reverdy, c'est "Il était une ville". Un auxiliaire qui change bien des choses.
Et qui se justifie là encore dans le texte du roman. Et si, finalement, on était dans un conte ? Un conte gothique, dans un univers digne des frères Grimm, avec un univers oppressant et effrayant et son croquemitaine. Je n'ai pas parlé de ce dernier, je vous laisserai le découvrir, mais il existe bien. Il ne s'agit pas d'un ogre, d'un loup-garou, d'un zombie ou autre, mais d'un être comme vous et moi.
Un personnage qui va s'assimiler à un conte populaire, celui du joueur de flûte de Hamelin. A plusieurs reprises, cette idée revient en guise d'explication à l'hémorragie de cette population ayant abandonné le centre-ville en laissant presque tout derrière elle. Plus particulièrement, ce sont les innombrables disparitions d'enfants qui font naître cette idée du joueur de flûtes...
Dans ce roman où la neige, le froid et la nuit tiennent une place importante, ajoutant au côté apocalyptique de l'histoire, il y a énormément d'impuissance. Le drame se déroule sous nos yeux, mais ce n'est qu'une des séquelles, une radicelle, du drame central qui a fait de Detroit un amas de ruines mortes-vivantes.
Mais, on a aussi des personnages qui ne baissent jamais les bras. Croient-ils encore à quelque chose, en Dieu, au bien et au mal, à n'importe quel discours qu'on pourrait leur servir ? Possible, mais surtout, je crois qu'ils croient tous profondément en l'humanité. Ils la croient capables de surmonter ce malheur et, pourquoi pas, recréer autre chose. Se rebâtir une existence.
J'ai découvert Thomas B. Reverdy avec ce roman, je n'avais pas été attiré par "les évaporés", son plus grand succès jusqu'ici. Un tort, peut-être, il faudrait que je me penche plus sérieusement sur la question. Car cet exercice de style entre réalité et horreur, les deux sachant parfaitement se côtoyer de près, hélas, m'a fait passer un bon moment de lecture.
samedi 22 août 2015
"Essaie de ne jamais oublier tes rêves. La vie, les gens, tous essaieront de t'empêcher d'être libre. La liberté, c'est un boulot de tous les jours. Un boulot à plein temps".
La liberté... Vaste sujet, aux définitions variables selon les individus, mais aspiration commune à notre espèce. Notre roman du jour place le mot dans son titre et fait de cette quête la trame rageuse de son récit. Une quête d'absolu, d'épanouissement en marge de toute norme, toute règle, toute convention, tout ce qui encadre la vie en société... Après la fantasy, le thriller ésotérique, le roman historique (ces deux derniers genres teintés de fantastique), le thriller façon série télé, Henri Loevenbruck se lance désormais dans une littérature qu'on doit qualifier de générale, avec "Nous rêvions juste de liberté" (en grand format chez Flammarion). L'auteur y intègre ses passions pour la musique, mais surtout pour la moto. C'est elle qui sera le moteur, pardon pour ce jeu de mots, de la quête de Hugo, le personnage central de ce roman picaresque à la sauce "sexe, drogue, cambouis et rock'n'roll". Lancez-vous dans ce voyage plein d'idéalisme, de rêve, mais aussi de bruit, de fureur, de violence et de trahison. Et demandez-vous ce que, pour vous, signifie le concept de liberté...
Hugo est né et a grandi à Providence, dans l'est du pays, un bled qu'il n'a jamais quitté. Enfant qui ne se sent pas aimé de ses parents, adolescent rétif à l'autorité, il se retrouve dans un établissement privé où, espère-t-on, on saura canaliser sa fougue et l'empêcher de mal tourner. Mais le garçon ne se laisse pas faire et sa rébellion s'affirme dans cet univers où il se sent enfermé.
Paradoxalement, c'est dans ce lieu qu'il exècre qu'il va faire la rencontre qui va changer sa vie. il s'appelle Freddie, le caïd du lycée, le chef de bande, que Oscar, dit "le Chinois", et Alex, dit "la Fouine", suivent toujours de près. Hugo, jusque-là solitaire et en proie aux brimades, va bientôt intégrer ce groupe. A la vie, à la mort !
Ensemble, ils vont faire les quatre-cents coups, résister à tous ceux qui n'acceptent pas leur façon d'être, leur mode de vie, défier l'autorité qui cherche à les faire plier, rentrer dans le rang. Cela leur coûtera cher, un temps dans une maison de correction, pire endroit encore que leur école. Une expérience qui va encore un peu plus souder la bande d'amis. Et les endurcir, aussi.
Hugo va d'ailleurs gagner un surnom, "Bohem", allusion au fait qu'il a installé sa chambre dans la roulotte de son grand-père, dans le jardin de ses parents. Il en a fait plus qu'une chambre, un véritable univers, à son image, avec ses disques de rock, ses lectures, les photos... Un endroit customisé, si on peut dire, dans lequel la bande à Freddie va prendre peu à peu ses quartiers.
Même s'il s'entend bien avec Oscar et Alex, c'est pourtant avec Freddie que Hugo va nouer la relation la plus forte. Un véritable lien fraternel qui va trouver toute son expression dans une activité, un temps clandestine avant de devenir plus officielle : la moto. Freddie, fils d'un garagiste, va initier Hugo à la mécanique et surtout, au plaisir de rouler.
C'est cela qui va devenir le leitmotiv de la vie de Hugo : rouler. Rouler sans fin, sans but, rouler pour le plaisir de rouler, d'avaler des kilomètres, de sentir vibrer sa machine, de prendre le vent, la vitesse, mais pas seulement. Oui, rouler, voilà la définition de la liberté pour Bohem, une liberté qu'il entend gagner au plus vite.
Avec la bénédiction du père de Freddie, les deux adolescents redoublent d'efforts pour construire leurs propres motos, avec lesquels ils feront le tour du monde et bien plus encore... Plus rien d'autre ne compte dans leur vie et, peu à peu, le moment où ils pourront quitter Providence et sa mesquinerie, son étroitesse d'esprit.
Bohem n'aura pas à patienter longtemps. Pourtant, le départ sera marqué par un événement qui, sans gâcher l'excitation du jeune homme, lui donnera un goût amer. Quel événement ? Ah, ah, je ne vous dis rien... Voilà en tout cas Bohem et sa bande lancés sur les routes, ces bouts droits interminables traversant de grands espaces infinis, loin des grands centres urbains.
Enfin, Bohem touche sa liberté du doigt et il en profite à fond... Mais rapidement, le voilà rattrapé. Car, même dans le monde des motards, il y a des règles. Et on se fait fort de les faire respecter, plus encore à de jeunes blancs-becs qui entendent s'affranchir de tout et veulent tracer leur sillon en dehors des sentiers battus.
Alors, Bohem et ses potes vont accepter de se plier à certaines règles. Le groupe va s'étoffer et l'idée d'officialiser leur propre club fait son chemin. Même si Bohem garde en tête l'idée de rouler simplement pour rouler, il va jouer le jeu. Mais, ces embûches ne sont que le début d'une odyssée qui va petit à petit s'éloigner de cet idéal.
"Nous rêvions juste de liberté", dit Bohem, le narrateur de ce roman. Un rêve si loin, si proche. Dans ce monde où les rêveurs et les idéalistes sont vus d'un mauvais oeil, la liberté devient une espèce de marchandise comme une autre : elle a un prix. Il ne se verse pas en argent sonnant et trébuchant, mais atteint bien souvent une valeur énorme...
Quête initiatique, véritable épopée vers une hypothétique émancipation, ce roman n'est pas un manifeste anarchiste, pour reprendre un terme qu'une célèbre série télévisée a lié au monde des motards. Mais Bohem a chevillé au corps cette idée de se détacher de la société dans ce qu'elle a d'oppressant, des règles dans ce qu'elles empêchent d'avancer et du matérialisme qui pousse à commettre des erreurs et des trahisons.
Bohem et sa bande, on peut évidemment les voir comme de mauvais garçons. Leur style de vie en fait des marginaux, la réputation des motards les fait craindre et leur refus de se plier aux lois en fait des cibles. On peut parfaitement trouver que, par moments, ils dépassent les bornes, mais on s'attache à eux, et particulièrement à ce personnage central dont le rêve d'un voyage sans fin est fascinant.
La drogue et la violence sont très présentes tout au long du parcours de Bohem, mais il ne faut pas aborder cette lecture sur un plan moral : vous seriez alors au rang des détracteurs de Bohem, de ceux qui lui mettent des bâtons dans les roues, alors qu'il ne vous demande rien, n'attend rien d'autre de la vie qu'un peu d'essence à mettre dans son réservoir pour rouler, rouler, rouler...
Est-il possible d'accéder à la liberté, alors ? On a la curieuse sensation, tout au long du livre, que Bohem essaye, par tous les moyens d'y parvenir et que, dès qu'il s'en approche, une main invisible l'attrape au collet pour le ramener dans la réalité, qu'il rejette pourtant de toutes ses forces... Une main qui pourrait bien l'écraser s'il persiste dans sa volonté de fugue.
Bohem, c'est une espèce d'Icare des temps modernes. Ses ailes ne sont pas de cire et de plumes, mais de chrome et de pistons, et pourtant, lorsqu'il s'approchera de la liberté de trop près, rien ne le protégera contre la fatalité qui veut qu'on ne parvient pas impunément jusqu'à ce stade, qu'on ne met pas en oeuvre cette philosophie nomade et détachée de tout sans risquer gros...
Il se passe énormément de choses, dans le roman d'Henri Loevenbruck. De très belles, car c'est aussi, et il faut le dire haut et fort, un magnifique livre sur l'amitié, qui peut être aussi bien inoxydable et éternelle, autant que friable et pleine de désillusions. Et puis d'autres épisodes sont bien plus dramatiques, durs, parfois, jusqu'au dénouement qui serre le coeur.
Même ces émotions finales ont d'ailleurs cette ambivalence, entre accomplissement et douleur, entre joie et tristesse, entre vie et mort... Entre la liberté, eh oui, toujours elle, et l'acceptation d'une vie normale, ordinaire, dans laquelle d'autres s'épanouissent peut-être. Mais pas Bohem, dont les aspirations, sans être héroïques, au sens strict du terme, sont très élevées et, finalement, assez nobles.
Je n'entre volontairement pas dans la partie nomade du roman, vous la découvrirez au fil des pages, mais on sent à la fois le kif qu'a dû être l'écriture de cette histoire pour le motard qu'est, de longue date, Henri Loevenbruck, mais aussi les tripes qu'il a dû falloir mettre dans cette écriture et dans la manière d'emmener Bohem, dont on ne peut imaginer qu'il n'ait pas mis beaucoup de lui dedans, vers son destin.
A noter que le lecteur n'a pas tous les repères en main. Où se trouve exactement Providence ? Dans quel pays évoluent les personnages ? A quelle époque ? Rien n'est précisé de manière explicite. Mais, à différents détails, on se doute que l'on est aux Etats-Unis, presque une version alternative ou fantasmée, et que l'action ne se déroule pas actuellement, mais dans les années 80, probablement.
C'est un détail, je le reconnais, mais j'y ai vu une manière aussi de s'affranchir, pour l'auteur, de règles littéraires parfois pesantes. Pour Bohem, ces choses-là n'ont sans doute pas vraiment de date... Les frontières, les dates, c'est finalement ce qu'il fuit aussi, comme si sa liberté devait être également intemporelle et sans aucune limite géographique.
Et puis, il y a le clin d'oeil à Hunter S. Thompson, avec un épisode qui ne sera pas aussi anodin qu'on peut le penser de prime abord. Le reportage gonzo sur un Bohem lancé dans sa quête d'un voyage sans fin sur des routes à perte de vue. Le garçon est devenu une espèce de spectre monté sur sa machine, un ermite, un ascète à moteur, comme si le vrombissement le mettait en transe pour une méditation riche et puissante.
Le personnage de ce journaliste, qui rappelle donc l'auteur de "Las Vegas Parano", entre autres, est un moment très cocasse d'une histoire qui s'assombrit de plus en plus lorsqu'il fait irruption dans la vie de Bohem. Une vraie effraction, en fait. Vous savez, le genre d'animal parasite qui s'incruste sur le dos d'un autre et que le plus gros des deux tolère malgré tout.
Bon, tolère, pas d'emblée, mais ensuite, Bohem va accepter cette présence qui vient pourtant rompre sa solitude volontaire.Peut-être parce que, malgré son excentricité, ce bonhomme s'intéresse vraiment à lui, sans se soucier de la réputation, du cadre, des normes, du qu'en-dira-t-on... Peut-être parce qu'il ne le juge pas et n'attend rien d'autre de lui qu'un échange. Une écoute.
"Nous rêvions juste de liberté" est un voyage. A la fois parce qu'on roule, bien sûr, mais aussi parce qu'on pénètre le monde des clubs de motards, un univers fermé au profane, régi par des codes bien précis. Membres, trésorier, prospects, etc. le vocabulaire qui ne souffre aucune entorse aux yeux des motards eux-mêmes, doit être appris et maîtrisé.
D'une certaine manière, Bohem arrive dans cet univers comme un chien dans un jeu de quilles. Ce décorum, il s'en fout, structurer son groupe de telle ou telle façon, quelle importance ? Son surnom lui va comme un gant, c'est un nomade, quand les groupes constitués sont sédentarisés et perdent parfois de vue le plaisir de rouler.
Pour Bohem, ce n'est pas qu'un plaisir, c'est viscéral, c'est son oxygène... Osé-je ? Son carburant ! Oui, il se nourrit du bitume qu'il avale au guidon de son véhicule, avec lequel il fait corps. Bohem et sa moto, c'est une espèce de centaure mécanique, buste d'homme, corps de moto. Une communion qui s'étend ensuite à la route, parfois aux paysages, mais le ruban de macadam reste une ambroisie.
Il y aurait encore tant et tant à dire sur ce livre ! Je me suis laissé emporter, comme si j'avais pris place sur une des selles, accroché au pilote, une vague trouille au ventre mais teintée d'excitation, grisé par le vent, la vitesse, le bruit... On pense forcément à "Easy Rider", où la quête de liberté est aussi très forte, et l'on se dit que ces gamins, qui n'ont pas 20 ans, sont sacrément culottés.
Henri Loevenbruck, lui, adapte son style à cet univers. Un style plus proche de l'oral que de l'écrit classique, qui donne un vrai cachet au récit sans lui nuire, bien au contraire. La gouaille de ces mômes est rafraîchissante et, d'une certaine manière, elle sera un indice du moment où tout va basculer. Bohem est un pur, un vrai, il ne variera pas, cherchant jusqu'au bout cette liberté qu'il chérit.
Alors, bien sûr, tout cela se passe sur des rythmes rocks, chers aux personnages comme à l'auteur (fan de Deep Purple, entre autres, et musicien à ses heures). Et pourtant, ce ne sont pas des chansons rocks qui m'ont traversé l'esprit quand je lisais "Nous rêvions juste de liberté". N'oubliant pas que Henri Loevenbruck est aussi un passionné de Brassens, je trouve que Bohem colle parfaitement au texte de "la mauvaise réputation".
Et puis, ce sont la mélodie et les mots de Georges Moustaki, servie par la voix de Serge Reggiani, qui a enflé dans ma tête... "Ma liberté"... Si l'on excepte la fin de la chanson, qui s'écarte du destin de Bohem, dont l'amour n'est pas absent, mais qui a des aspirations différentes et qui n'est marié qu'à la route, on pourrait presque voir le visage de Hugo...
J'arrive au bout du chemin qu'est ce billet. Je n'y ai pas roulé à tout berzingue, j'ai même levé le pied pour en faire durer la rédaction un peu plus longtemps. Alors que les derniers mots s'inscrivent sur l'écran, je repense à Bohem, à Freddie, à ce qu'il faut retenir de cette histoire, finalement, ce qui importe plus que tout le reste : qu'il est difficile d'être libre, mais que l'amitié est forte et belle !
Hugo est né et a grandi à Providence, dans l'est du pays, un bled qu'il n'a jamais quitté. Enfant qui ne se sent pas aimé de ses parents, adolescent rétif à l'autorité, il se retrouve dans un établissement privé où, espère-t-on, on saura canaliser sa fougue et l'empêcher de mal tourner. Mais le garçon ne se laisse pas faire et sa rébellion s'affirme dans cet univers où il se sent enfermé.
Paradoxalement, c'est dans ce lieu qu'il exècre qu'il va faire la rencontre qui va changer sa vie. il s'appelle Freddie, le caïd du lycée, le chef de bande, que Oscar, dit "le Chinois", et Alex, dit "la Fouine", suivent toujours de près. Hugo, jusque-là solitaire et en proie aux brimades, va bientôt intégrer ce groupe. A la vie, à la mort !
Ensemble, ils vont faire les quatre-cents coups, résister à tous ceux qui n'acceptent pas leur façon d'être, leur mode de vie, défier l'autorité qui cherche à les faire plier, rentrer dans le rang. Cela leur coûtera cher, un temps dans une maison de correction, pire endroit encore que leur école. Une expérience qui va encore un peu plus souder la bande d'amis. Et les endurcir, aussi.
Hugo va d'ailleurs gagner un surnom, "Bohem", allusion au fait qu'il a installé sa chambre dans la roulotte de son grand-père, dans le jardin de ses parents. Il en a fait plus qu'une chambre, un véritable univers, à son image, avec ses disques de rock, ses lectures, les photos... Un endroit customisé, si on peut dire, dans lequel la bande à Freddie va prendre peu à peu ses quartiers.
Même s'il s'entend bien avec Oscar et Alex, c'est pourtant avec Freddie que Hugo va nouer la relation la plus forte. Un véritable lien fraternel qui va trouver toute son expression dans une activité, un temps clandestine avant de devenir plus officielle : la moto. Freddie, fils d'un garagiste, va initier Hugo à la mécanique et surtout, au plaisir de rouler.
C'est cela qui va devenir le leitmotiv de la vie de Hugo : rouler. Rouler sans fin, sans but, rouler pour le plaisir de rouler, d'avaler des kilomètres, de sentir vibrer sa machine, de prendre le vent, la vitesse, mais pas seulement. Oui, rouler, voilà la définition de la liberté pour Bohem, une liberté qu'il entend gagner au plus vite.
Avec la bénédiction du père de Freddie, les deux adolescents redoublent d'efforts pour construire leurs propres motos, avec lesquels ils feront le tour du monde et bien plus encore... Plus rien d'autre ne compte dans leur vie et, peu à peu, le moment où ils pourront quitter Providence et sa mesquinerie, son étroitesse d'esprit.
Bohem n'aura pas à patienter longtemps. Pourtant, le départ sera marqué par un événement qui, sans gâcher l'excitation du jeune homme, lui donnera un goût amer. Quel événement ? Ah, ah, je ne vous dis rien... Voilà en tout cas Bohem et sa bande lancés sur les routes, ces bouts droits interminables traversant de grands espaces infinis, loin des grands centres urbains.
Enfin, Bohem touche sa liberté du doigt et il en profite à fond... Mais rapidement, le voilà rattrapé. Car, même dans le monde des motards, il y a des règles. Et on se fait fort de les faire respecter, plus encore à de jeunes blancs-becs qui entendent s'affranchir de tout et veulent tracer leur sillon en dehors des sentiers battus.
Alors, Bohem et ses potes vont accepter de se plier à certaines règles. Le groupe va s'étoffer et l'idée d'officialiser leur propre club fait son chemin. Même si Bohem garde en tête l'idée de rouler simplement pour rouler, il va jouer le jeu. Mais, ces embûches ne sont que le début d'une odyssée qui va petit à petit s'éloigner de cet idéal.
"Nous rêvions juste de liberté", dit Bohem, le narrateur de ce roman. Un rêve si loin, si proche. Dans ce monde où les rêveurs et les idéalistes sont vus d'un mauvais oeil, la liberté devient une espèce de marchandise comme une autre : elle a un prix. Il ne se verse pas en argent sonnant et trébuchant, mais atteint bien souvent une valeur énorme...
Quête initiatique, véritable épopée vers une hypothétique émancipation, ce roman n'est pas un manifeste anarchiste, pour reprendre un terme qu'une célèbre série télévisée a lié au monde des motards. Mais Bohem a chevillé au corps cette idée de se détacher de la société dans ce qu'elle a d'oppressant, des règles dans ce qu'elles empêchent d'avancer et du matérialisme qui pousse à commettre des erreurs et des trahisons.
Bohem et sa bande, on peut évidemment les voir comme de mauvais garçons. Leur style de vie en fait des marginaux, la réputation des motards les fait craindre et leur refus de se plier aux lois en fait des cibles. On peut parfaitement trouver que, par moments, ils dépassent les bornes, mais on s'attache à eux, et particulièrement à ce personnage central dont le rêve d'un voyage sans fin est fascinant.
La drogue et la violence sont très présentes tout au long du parcours de Bohem, mais il ne faut pas aborder cette lecture sur un plan moral : vous seriez alors au rang des détracteurs de Bohem, de ceux qui lui mettent des bâtons dans les roues, alors qu'il ne vous demande rien, n'attend rien d'autre de la vie qu'un peu d'essence à mettre dans son réservoir pour rouler, rouler, rouler...
Est-il possible d'accéder à la liberté, alors ? On a la curieuse sensation, tout au long du livre, que Bohem essaye, par tous les moyens d'y parvenir et que, dès qu'il s'en approche, une main invisible l'attrape au collet pour le ramener dans la réalité, qu'il rejette pourtant de toutes ses forces... Une main qui pourrait bien l'écraser s'il persiste dans sa volonté de fugue.
Bohem, c'est une espèce d'Icare des temps modernes. Ses ailes ne sont pas de cire et de plumes, mais de chrome et de pistons, et pourtant, lorsqu'il s'approchera de la liberté de trop près, rien ne le protégera contre la fatalité qui veut qu'on ne parvient pas impunément jusqu'à ce stade, qu'on ne met pas en oeuvre cette philosophie nomade et détachée de tout sans risquer gros...
Il se passe énormément de choses, dans le roman d'Henri Loevenbruck. De très belles, car c'est aussi, et il faut le dire haut et fort, un magnifique livre sur l'amitié, qui peut être aussi bien inoxydable et éternelle, autant que friable et pleine de désillusions. Et puis d'autres épisodes sont bien plus dramatiques, durs, parfois, jusqu'au dénouement qui serre le coeur.
Même ces émotions finales ont d'ailleurs cette ambivalence, entre accomplissement et douleur, entre joie et tristesse, entre vie et mort... Entre la liberté, eh oui, toujours elle, et l'acceptation d'une vie normale, ordinaire, dans laquelle d'autres s'épanouissent peut-être. Mais pas Bohem, dont les aspirations, sans être héroïques, au sens strict du terme, sont très élevées et, finalement, assez nobles.
Je n'entre volontairement pas dans la partie nomade du roman, vous la découvrirez au fil des pages, mais on sent à la fois le kif qu'a dû être l'écriture de cette histoire pour le motard qu'est, de longue date, Henri Loevenbruck, mais aussi les tripes qu'il a dû falloir mettre dans cette écriture et dans la manière d'emmener Bohem, dont on ne peut imaginer qu'il n'ait pas mis beaucoup de lui dedans, vers son destin.
A noter que le lecteur n'a pas tous les repères en main. Où se trouve exactement Providence ? Dans quel pays évoluent les personnages ? A quelle époque ? Rien n'est précisé de manière explicite. Mais, à différents détails, on se doute que l'on est aux Etats-Unis, presque une version alternative ou fantasmée, et que l'action ne se déroule pas actuellement, mais dans les années 80, probablement.
C'est un détail, je le reconnais, mais j'y ai vu une manière aussi de s'affranchir, pour l'auteur, de règles littéraires parfois pesantes. Pour Bohem, ces choses-là n'ont sans doute pas vraiment de date... Les frontières, les dates, c'est finalement ce qu'il fuit aussi, comme si sa liberté devait être également intemporelle et sans aucune limite géographique.
Et puis, il y a le clin d'oeil à Hunter S. Thompson, avec un épisode qui ne sera pas aussi anodin qu'on peut le penser de prime abord. Le reportage gonzo sur un Bohem lancé dans sa quête d'un voyage sans fin sur des routes à perte de vue. Le garçon est devenu une espèce de spectre monté sur sa machine, un ermite, un ascète à moteur, comme si le vrombissement le mettait en transe pour une méditation riche et puissante.
Le personnage de ce journaliste, qui rappelle donc l'auteur de "Las Vegas Parano", entre autres, est un moment très cocasse d'une histoire qui s'assombrit de plus en plus lorsqu'il fait irruption dans la vie de Bohem. Une vraie effraction, en fait. Vous savez, le genre d'animal parasite qui s'incruste sur le dos d'un autre et que le plus gros des deux tolère malgré tout.
Bon, tolère, pas d'emblée, mais ensuite, Bohem va accepter cette présence qui vient pourtant rompre sa solitude volontaire.Peut-être parce que, malgré son excentricité, ce bonhomme s'intéresse vraiment à lui, sans se soucier de la réputation, du cadre, des normes, du qu'en-dira-t-on... Peut-être parce qu'il ne le juge pas et n'attend rien d'autre de lui qu'un échange. Une écoute.
"Nous rêvions juste de liberté" est un voyage. A la fois parce qu'on roule, bien sûr, mais aussi parce qu'on pénètre le monde des clubs de motards, un univers fermé au profane, régi par des codes bien précis. Membres, trésorier, prospects, etc. le vocabulaire qui ne souffre aucune entorse aux yeux des motards eux-mêmes, doit être appris et maîtrisé.
D'une certaine manière, Bohem arrive dans cet univers comme un chien dans un jeu de quilles. Ce décorum, il s'en fout, structurer son groupe de telle ou telle façon, quelle importance ? Son surnom lui va comme un gant, c'est un nomade, quand les groupes constitués sont sédentarisés et perdent parfois de vue le plaisir de rouler.
Pour Bohem, ce n'est pas qu'un plaisir, c'est viscéral, c'est son oxygène... Osé-je ? Son carburant ! Oui, il se nourrit du bitume qu'il avale au guidon de son véhicule, avec lequel il fait corps. Bohem et sa moto, c'est une espèce de centaure mécanique, buste d'homme, corps de moto. Une communion qui s'étend ensuite à la route, parfois aux paysages, mais le ruban de macadam reste une ambroisie.
Il y aurait encore tant et tant à dire sur ce livre ! Je me suis laissé emporter, comme si j'avais pris place sur une des selles, accroché au pilote, une vague trouille au ventre mais teintée d'excitation, grisé par le vent, la vitesse, le bruit... On pense forcément à "Easy Rider", où la quête de liberté est aussi très forte, et l'on se dit que ces gamins, qui n'ont pas 20 ans, sont sacrément culottés.
Henri Loevenbruck, lui, adapte son style à cet univers. Un style plus proche de l'oral que de l'écrit classique, qui donne un vrai cachet au récit sans lui nuire, bien au contraire. La gouaille de ces mômes est rafraîchissante et, d'une certaine manière, elle sera un indice du moment où tout va basculer. Bohem est un pur, un vrai, il ne variera pas, cherchant jusqu'au bout cette liberté qu'il chérit.
Alors, bien sûr, tout cela se passe sur des rythmes rocks, chers aux personnages comme à l'auteur (fan de Deep Purple, entre autres, et musicien à ses heures). Et pourtant, ce ne sont pas des chansons rocks qui m'ont traversé l'esprit quand je lisais "Nous rêvions juste de liberté". N'oubliant pas que Henri Loevenbruck est aussi un passionné de Brassens, je trouve que Bohem colle parfaitement au texte de "la mauvaise réputation".
Et puis, ce sont la mélodie et les mots de Georges Moustaki, servie par la voix de Serge Reggiani, qui a enflé dans ma tête... "Ma liberté"... Si l'on excepte la fin de la chanson, qui s'écarte du destin de Bohem, dont l'amour n'est pas absent, mais qui a des aspirations différentes et qui n'est marié qu'à la route, on pourrait presque voir le visage de Hugo...
J'arrive au bout du chemin qu'est ce billet. Je n'y ai pas roulé à tout berzingue, j'ai même levé le pied pour en faire durer la rédaction un peu plus longtemps. Alors que les derniers mots s'inscrivent sur l'écran, je repense à Bohem, à Freddie, à ce qu'il faut retenir de cette histoire, finalement, ce qui importe plus que tout le reste : qu'il est difficile d'être libre, mais que l'amitié est forte et belle !
Inscription à :
Articles (Atom)