vendredi 7 août 2015

"Un scientifique est responsable des conséquences de son travail".

Cette citation qui sert de titre à notre billet du jour n'a rien d'extraordinaire, en apparence, et pourtant, à mes yeux, elle est au coeur du roman dont nous allons parler. Car, cette maxime est gravée dans l'esprit du personnage central du livre et lui pose un cas de conscience qui le laisse hésitant tout au long de l'histoire. Une histoire dans laquelle il est pourtant en position bien instable et sommé de choisir un camp, alors qu'il trouve aux deux blocs qui s'opposent, bien des reproches à faire... Mais, "Nexus", premier roman de Ramez Naam (en grand format aux Presses de la Cité), est intéressant à plus d'un titre. Premier tome d'une trilogie, il fait partie de la cohorte de romans qui sortent en ce moment et traitent des questions liées au transhumanisme, qu'il aborde, si ce n'est sous un angle strictement positif, au moins avec une certaine bienveillance, ce qui est peu courant. Il nous offre surtout un thriller d'anticipation plein d'action, dans un climat inquiétant aux allures de Guerre Froide technologique.



Kaden Lane, Rangan Shankari et Ilyana Alexander sont trois petits génies qui, officiellement, étudient à l'université de Californie à San Francisco. Mais, en réalité, ils travaillent sur la mise au point de LA drogue du moment, la troisième version de Nexus, produit dont tout le monde parle, en ce début d'année 2040, et que beaucoup aimeraient goûter un jour.

A leur côté, pour les aider et aussi les protéger, Watson Cole, un ancien soldat américain, rentré blessé dans son corps et dans son âme des dernières campagnes militaires US, dont celle au Kazakhstan, dont il est rentré profondément changé. Il a abandonné les armes et la violence et, après avoir testé le Nexus, il est persuadé que ce produit est la solution pour rendre le monde meilleur.

Pourquoi ce Nexus fait-il tant parler ? Eh bien, parce que celui qui en prend voit son cerveau littéralement se connecter à ceux des autres usagers du produit. Sans parler, on se comprend, on interagit, bref, avec Nexus, les cerveaux humains sont comme des ordinateurs connectés entre eux au sein d'un réseau informatique.

Et, de l'avis de tous ceux qui en prennent, l'effet est tout simplement extraordinaire, incomparable. Le succès des trois fabricants de ce qui n'est pas une drogue, mais une micro-machine, expliquent-ils, en rappelant que ce produit est issu du travail sur les nanotechnologies, est immense, bien sûr, mais il est surtout parfaitement illégal.

En effet, depuis une série d'événements dramatiques survenus à la fin des années 2020 remettant en cause la sécurité nationale, les Etats-Unis ont légiféré de façon très stricte sur tout ce qui peut toucher à ces nouvelles technologies et à leur usage, à travers la loi Chandler. Parallèlement, fut créée la Direction des Risques Emergents, l'ERD, officine quasi-clandestine aux moyens gigantesques, chargés de traquer ceux qui enfreindraient le fameux texte.

Et Kade, Rangan, Ilyana et Wats sont désormais dans le collimateur de l'ERD, les effets de Nexus 3 étant bien trop subversifs au goût du pouvoir en place. Les jeunes universitaires en ont fait une drogue récréative, capable, par exemple, de décupler le pouvoir de séduction, mais aussi les capacités sexuelles, pour ne prendre qu'un exemple parlant...

Pour les autorités, Nexus est une arme terriblement dangereuse qui, si elle tombait en de mauvaises mains, pourrait s'avérer être un outil de contrôle des esprits particulièrement efficace. Autrement dit, avec Nexus, une dictature pourrait s'adonner tranquillement à la coercition de son peuple, à sa soumission nette et sans bavure, sans aucune velléité de révolte...

Paradoxe, l'ERD a choisi un agent posthumaniste pour essayer d'infiltrer le groupe Nexus et le démanteler proprement. Elle s'appelle Samantha et, même si elle a accepté les transformations dont son corps a fait l'objet, on sent qu'elle a parfois quelques doutes sur ce qu'elle est devenue.

Kade, Rangan et Ilyana ont beau être des génies, peut-être les plus grands scientifiques américains du moment, tant leurs découvertes sont impressionnantes, ils n'en sont pas moins d'une grande naïveté. Lors d'une fête qu'ils ont organisée, ils vont tomber dans le piège tendu par Samantha et l'ERD et se faire coincer. Seul Wats va parvenir à s'enfuir...

Désormais, les créateurs du Nexus 3 sont à la merci des autorités et, avec ce qu'ils risquent pour avoir fabriqué et répandu Nexus, ils ne sont clairement pas en position de force. Logiquement, c'est alors que la proposition arrive. Elle est destinée à Kaden Lane. Contre sa liberté et celle de ses amis, l'ERD lui propose une mission très spéciale.

Une mission d'espionnage, disons les choses comme elles sont : prendre contact avec une des plus grandes scientifiques chinoises, Su-Yong Shu. Cette neurologue éminente, que les Etats-Unis ont déjà cherché à éliminer plusieurs fois, sans succès, est suspectée de travailler sur le cerveau et d'avoir trouvé comment prendre le contrôle de cet organe.

Ces soupçons s'appuient sur une série d'événements politiques intervenus en Asie ces dernières années où des responsables ont brusquement changé d'avis sur la questions des technologies de pointe et du transhumanisme, souvent après avoir été en Chine ou avoir rencontré Su-Yong Shu. Pour Washington, ce pouvoir pourrait être terriblement dévastateur, il faut absolument empêcher son développement...

Une mission bien délicate pour laisser un bizut s'en débrouiller seul. Samantha accompagnera donc Kade à Bangkok, où la rencontre doit avoir lieu. Bien sûr, vous devez vous en douter, rien ne va vraiment se passer comme prévu. A commencer par la réaction de Kade, lorsqu'il va avoir sous les yeux l'intégralité de l'équation...

Ramez Naam plonge son personnage au coeur d'une espèce de Guerre Froide futuriste, où la Chine remplace l'Union Soviétique et où les idéologies ont aussi bien évoluer : d'un côté, des Etats-Unis affirmant défendre l'humain contre le tout technologique (savoureux paradoxe, quand on sait que, aujourd'hui, ce sont les géants de la Silicon Valley qui aspirent à l'évolution transhumaniste) et la Chine, qui, au contraire, a lancé de vastes recherches sur la question.

Avec, donc, cet épouvantail brandi par les Américains sur le risque de voir son ennemi du moment finir par contrôler les esprits, que ce soit par la machine ou par des outils tels que Nexus... Pour Kade, la question devient donc : voir son boulot jeté à la poubelle d'un côté ou possiblement dénaturé pour en faire une arme terrifiante de l'autre.

Embarqué malgré lui dans ce tourbillon, alors que la violence va se déchaîner, Kade doit pourtant essayer de garder les idées claires pour prendre les meilleures décisions possibles. Doit-il obéir, et peut-être, espérer que l'ERD tiendra ses promesses, trahir et suivre Su-Yong Shu dans sa quête ou bien essayer de tirer son épingle du jeu en gardant sa neutralité ?

Avec toutes les informations en sa possession, il pourrait, dans des conditions normales, faire aisément un choix qu'il considérerait juste. Mais, la pression qui pèse sur lui devient gigantesque, à mesure que croît le danger. Avec, dans un coin de sa tête, cette phrase, héritée de son père : "un scientifique est responsable des conséquences de son travail"...

Le bon vieux coup du marteau et de l'enclume... A qui faire confiance ? Aux Américains, qui semblent voir un lui un fusible commode, ou à la savante chinoise, dont les sirènes pourraient le conduire droit sur des récifs pas forcément plus accueillants ? Et, comme Kade, le lecteur, lui aussi, se pose cette question...

On se verrait bien, comme le jeune homme, non-aligné, pour reprendre la terminologie de la Guerre Froide. Parce que les perspectives, d'un côté comme de l'autre, sont bien incertaines. Mais, au-delà du roman lui-même, il convient de réfléchir aux questions qui sont posées dans cette histoire. Avec, au coeur de tout cela, le transhumanisme.

Ramez Naam, comme nous l'explique une courte biographie en fin d'ouvrage, est un ancien de chez Microsoft, un ancien dirigeant d'une société spécialisée dans les nanotechnologies et il occupe des fonctions dans des organismes qui réfléchissent à ce futur. Allez, je vais dire les choses clairement, telles que je les ai comprises, en tout cas : il semble plutôt favorable au transhumanisme.

Une chose assez rare, alors que les romans de science-fiction sur le sujet sont de plus en plus nombreux. Plusieurs ont été évoqués sur ce blog, où le message transhumanisme ne bénéficie pas d'une telle bienveillance, au contraire. Pour autant, à travers Kade, et malgré la violente critique sur cette Amérique qui a interdit pour des questions d'éthique toute évolution technologique de l'humain, on comprend bien que le sujet est périlleux. Et que l'auteur se méfie des Etats, dans ce domaine...

Je serais curieux de voir à quoi vont ressembler les deux tomes suivants de cette trilogie (déjà publiés aux Etats-Unis, je crois), de voir comment la situation géopolitique complexe générée par la mission de Kade évoluera, de retrouver des personnages qui ont largement changé entre le début et la fin de ce premier tome.

Le sujet du transhumanisme et du posthumanisme, deux notions sensiblement différentes qui sont très bien expliqués dans la première partie du livre, va certainement continuer à déchaîner les passions et inspirer des écrivains de science-fiction, et même ceux, comme Aurélien Bellanger a déjà pu le faire dans "la Théorie de l'information".

Reste un formidable thriller d'anticipation, mené tambour battant, en particulier dans la deuxième moitié. La partie technique n'est ni envahissante, ni pesante, et c'est un béotien qui vous le dit, vous pouvez me faire confiance là-dessus. Par ailleurs, l'auteur introduit quelques idées tout à fait intéressantes en cours de récit, que j'ai laissées dans l'ombre, mais qui devraient vous surprendre, comme elles surprennent Kade.

Un dernier point : Ramez Naam évoque à plusieurs reprises la question de la méditation, dans ce roman. Une pratique que les personnages mettent en parallèle aux effets du Nexus. Il y a là aussi toute une réflexion très intéressante sur la paix intérieure, la communion des esprits à travers cela, sans risque, cette fois, de prise de contrôle extérieure.

Je ne suis ni un adepte, ni un grand connaisseur de ces techniques, mais j'ai trouvé cette partie très intéressante. Bien sûr, le petit côté baba cool qui va avec l'idée de méditation peut faire sourire, mais je dois dire que, entre les risques possible que Nexus représente, d'une part, et ce conflit latent qui entoure ces questions technologiques, d'une autre, cette partie 100% naturelle et bien plus douce (et sans aucune substance !) est un vrai baume.

Encore un livre, j'ai parfois l'impression de radoter, qui pose pas mal de question, bien au-delà de l'aspect littéraire ou livresque. Il y a matière à réfléchir sur cette évolution qu'on nous promet, enfin, plus exactement, que certains magnats souhaiteraient préparer. Des questions aussi philosophiques sur le corps et notre manière d'en disposer tant que nous sommes vivants, de le renforcer, de prolonger sa vie, de le mécaniser...

Des sujets qui semblent lointains et ne le sont certainement plus autant qu'on pourrait le croire. Des sujets sur lesquels il va falloir s'interroger, parce qu'ils déclencheront certainement, comme dans "Nexus", des batailles idéologiques et législatives violentes dans les prochaines décennies. Et l'on touche à des peurs, des tabous qui ne devraient pas entraîner des débats unanimes...

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