lundi 3 août 2015

"Qui médite sa vengeance devrait garder ses blessures toujours ouvertes".

Si je vous dis "Mafia", évidemment, vous pensez avant tout au chef d'oeuvre de Mario Puzo, "le Parrain", et à sa formidable adaptation cinématographique par Francis Ford Coppola. Depuis, il est bien délicat de s'aventurer sur ce terrain, à moins de s'attaquer frontalement à la question comme Roberto Saviano dans "Gomorra", avec un univers et des enjeux bien différents... Mais, voici un livre qui vint s'intercaler dans cet univers sombre et dangereux. Un premier roman, signé par un jeune auteur de 65 ans, Vito Bruschini, qui a fait l'essentiel de sa carrière professionnelle dans le cinéma et la télévision, comme scénariste. Avec "Father", publié chez Buchet-Chastel, puis, en poche, chez Pocket, il nous offre une fresque violente, passionnée et haute en couleurs, qui nous emmènera d'un village de Sicile jusqu'à New York. Et, au coeur de cette histoire, qui s'étend sur un peu moins d'un quart de siècle, la soif de pouvoir, l'amour, la vengeance, la fierté, la fidélité à la terre et aux racines... Le tout nous permet aussi de mieux comprendre comment la Pieuvre a pu étendre ses tentacules sur l'île, sans montrer encore son véritable visage...



Tout commence par un massacre. En 1921, à Borgo Guarine, près du village sicilien de Salemi, la famille d'un fameux et redouté bandit local, Gaetano Vassallo, est massacrée en pleine nuit. Le bandit a réussi à fuir les lieux, laissant les siens derrière lui. Un des rares survivants est son fils, Iano, encore enfant. Il a tout vu et en restera marqué à vie.

De ce massacre, dont les coupables (que le lecteur connaît d'emblée, mais je fais le choix de ne pas en dire plus ici) vont faire accuser et condamner un autre homme à leur place, tout les événements qui vont se dérouler à Salemi dans les 25 années suivantes vont découler, directement ou indirectement. Et, vu le carnage, on comprend qu'il y a de quoi nourrir quelque rancoeur...

A la même époque, l'Italie, qui vient de sortir dans un Etat politique et économique désastreux du premier conflit mondial, connaît un changement radical avec la prise de pouvoir de Mussolini et de son mouvement fasciste. En Sicile comme dans le reste de la Botte italienne, le régime s'installe peu à peu et fait régner un ordre sans partage.

Le temps passe, jusqu'à la fin des années 1930. Iano a grandi et, toujours marqué par le drame auquel il a assisté, il s'est enfermé dans une haine féroce envers tout le monde, y compris son père, ce lâche qui n'a jamais reparu, et tout Salemi. Au point de rejoindre les chemises noires et de faire régner la terreur dans le village, à la tête d'une bande de voyous que le fascisme a érigée en forces de l'ordre.

Face à ce pouvoir total et souvent arbitraire, peu de personnes se dressent. Mais, la Sicile est encore une terre où l'aristocratie reste puissante, puisqu'elle possède les terres, une des rares richesses de cette île austère et aride. Parmi ces hommes riches et importants, un prince qu'on croirait presque sorti du "Guépard" : Ferdinando Licata, homme d'ascendance britannique, mais Sicilien jusqu'au fond du coeur.

L'homme est immensément respecté. A la sortie de la première guerre mondiale, il a su trouver le juste équilibre entre les doléances des paysans de Salemi et la situation dominante de l'aristocratie à laquelle il appartient. Disons les choses clairement : il a merveilleusement manipulé son monde en offrant au peuple une partie des terres tout en conservant la mainmise sur le village.

Mais, aux yeux de ses concitoyens, il est la probité et l'intégrité même, ce qui est sans doute plus compliqué que cela. Il s'est imposé comme la figure de justice dans une époque qui en manque singulièrement. Cette aura lui a valu le surnom d'U Patri, le Père, car il a refusé de porter le traditionnel titre de "Don", habituellement destiné aux personnages de son rang.

Tout cela fait aussi de lui un des personnages à abattre pour les autorités fascistes, qui n'apprécient guère les méthodes du Prince. Un homme qui, comme elles, sait parfaitement s'affranchir des lois quand ça l'arrange et pratiquer omerta et vendetta avec maestria. Tout ce qui se déroule à Salemi depuis 1920 finit toujours par remonter à Ferdinando Licata, et à son homme de confiance, Rosario Losurdo, le seul homme à avoir été emprisonné après le massacre de Borgo Guarine...

Le faire tomber reste toutefois très risqué, car le Prince conserve l'admiration du peuple, et sa confiance, bien plus que les nouveaux hommes forts du pays. Il incarne la bienveillance alors que les chemises noires, par exemple, sont craintes et haïes. Un autre motif pour Iano de détester cet homme qui semble être le dernier obstacle avant la mainmise globale sur Salemi.

Iano a une autre cible : le docteur Ragusa. C'est lui qui est venu constater l'horreur du drame, le soir du massacre. Incapable de sauver qui que ce soit, en particulier la mère de Iano, le médecin a été profondément marqué par ce qu'il a vu ce soir-là. Mais, rien à voir à côté de la haine profonde, viscérale, que lui voue Iano, qui ne se gêne jamais pour l'humilier, le brimer...

Et comme Ragusa est juif, bientôt, Iano aura un autre moyen de pression et de rétorsion envers cet homme compétent et intègre : le vote de lois raciales en Italie, pour complaire à l'allié nazi. Saro, fils adopté de la famille Ragusa, de la même génération que Iano, assiste, impuissant, à la déchéance de sa famille et à l'accroissement des menaces pesant sur elle.

Le garçon est fier et prêt à en découdre. Mais son impétuosité est aussi du pain béni pour Iano et ses sbires, car sa colère en fait un rebelle à l'autorité fasciste. Bientôt, la rivalité entre Saro et Iano va se renforcer, car ils convoitent la même jeune femme, Mena, la fille de Rosario Losurdo... L'ambiance ne cesse de se dégrader à Salemi, jusqu'à de nouveaux événements dramatiques...

Cette fois, les autorités fascistes veulent profiter de l'occasion pour faire tomber U Patri, qui choisit prudemment l'exil. Depuis quelques années, l'émigration sicilienne vers les Etats-Unis est très importante, on le sait, et Ferdinando Licata entend bien poursuivre ses affaires de l'autre côté de l'Atlantique, en attendant le moment propice pour retrouver sa terre natale.

Sur le même bateau, s'est embarqué Saro, qui doit laisser Mena derrière lui, mais aussi ses parents, arrêtés peu auparavant. La rage au coeur, il fuit avec l'intention ferme de revenir bientôt et de faire payer à ceux qui ont ruiné sa vie. La guerre menace en Europe et, alors qu'elle éclate, une nouvelle vie commence à New York pour les deux citoyens de Salemi...

Pardon, certains jugeront ce résumé sans doute un peu long et trop détaillé, mais il me semble que ce décor doit être planté. Les événements-clés du récit restent dans l'ombre et, avec un livre de près de 700 pages dans l'édition de poche, vous conviendrez qu'il reste beaucoup à découvrir. Intéressons-nous maintenant à certains aspects de cette histoire.

Et d'abord, à Ferdinando Licata. Il ne ressemble en rien à l'image du mafieux classique. Déjà, parce que, physiquement, ses gènes britanniques en font un personnage atypique : grand, blond, flegmatique et à la stature aristocratique, il tranche avec le reste de la population de Salemi. Ensuite, parce que c'est un personnage très solitaire.

Bien sûr, il a étendu un réseau d'influence très important qui lui permet, dans la plus grande discrétion, de tirer les ficelles de la société locale. Mais il n'a rien d'un Corleone, par exemple. En façade, en tout cas. Car, pour le reste, il sait se montrer persuasif, comprenez que le recours à la violence ou au chantage ne lui fait pas peur.

Malgré ses allures intègres et la justice apparente de ses actions, le Prince est un être ambitieux, qui aspire à un pouvoir, non pas politique ou idéologique, mais économique. A Salemi, on ne s'en rend pas compte, mais chaque personne considérant Licata comme un seigneur et comme un personnage juste et bienveillant, lui est en fait redevable.

Licata est un chef mafieux d'un clan bien moins visible que d'autres familles siciliennes, mais le fait est là et c'est cette double facette qui fait de cet homme un personnage fascinant. Pourtant, lorsqu'il installe son système, au début des années 1920, il n'imagine pas que le futur pouvoir fasciste va tout mettre en oeuvre pour ruiner ses efforts.

Pendant plus de 15 ans, la lutte à distance entre U Patri et le pouvoir local va faire rage. Quand je dis le pouvoir, ce sont les personnages en place aux postes importants, mais aussi d'autres notables qui comptent sur le régime pour asseoir leur puissance, quitte à écraser les populations. Le bras de fer est terrible, mais c'est bien Licata qui doit renoncer le premier.

Ruminant sa vengeance, il va devenir en Amérique un personnage plus redouté encore, apprenant très vite les usages locaux. Peu à peu, il va tirer parti des dissensions entre les grandes familles pour faire son trou à New York et y devenir incontournable. La seconde partie du roman, c'est l'ascension de Licata au statut de véritable Parrain, cette fois.

"Father", à travers la fresque qui nous est proposé, met aussi en lumière un pan de l'histoire de l'Italie contemporaine. Car, c'est au début du XXe siècle que les familles siciliennes vont s'ériger en clan mafieux, imposant leurs lois à l'île, usant de méthodes illégales pour tout diriger et s'assurer la confiance du peuple, souvent par la force.

Mais le fascisme va tout remettre en cause : face à un pouvoir totalitaire qui ne respecte lui-même aucune règle et se permet tous les coups, les clans vont souffrir et vont devoir faire profil bas. Souvent s'exiler, comme le fait Licata. Ce n'est qu'à la chute du régime, en 1943 (la Sicile est alors la première région italienne libérée par les troupes américaines) que les mafieux vont reprendre la main.

Et surtout, ils vont se présenter en sauveurs et en libérateurs. Redonnant aux populations locales l'espoir et le fruit de leur travail, les familles vont, en accord avec les Américains, tout contrôler à nouveau, et, cette fois, sans aucun obstacle, car la fragile démocratie italienne qui s'installe ne peut rivaliser face à leur organisation.

La dernière partie du roman évoque cette prise de pouvoir tout en douceur qui, par la suite, verra s'instaurer la situation que l'on connaît depuis les années 70-80 : un pouvoir central qui ne peut plus se défaire de ces familles qui dirigent l'économie officielle autant que souterraine et tiennent toutes les rênes du pouvoir, bien plus que les représentants légitimes...

On est encore loin de tout cela, mais "Father" décortique parfaitement ce phénomène, sans jamais perdre de vue ce qu'il est : une grande fresque romanesque. J'ai évoqué le sort de Iano, garçon qui a mal tourné et vu dans le fascisme le moyen d'obtenir du pouvoir sans trop se fouler et d'exercer sa lente vengeance sur ce village qu'il déteste.

A ses côtés, d'autres jeunes en rupture, qui ne veulent pas reprendre les terres familiales, sont fâchés avec leurs parents ou, tout simplement, seraient devenus des voyous. Là encore, on voit comment le fascisme devient une planche de salut et va mettre un terme à la vague de ces bandits siciliens, comme ce Gaetano Vassallo, dont Iano est le fils. Désormais, les bandits sont au pouvoir et la violence est leur politique.

Revers parfait de la médaille : Saro Ragusa. Au contraire de Iano, cet enfant a trouvé une famille adoptive et a grandi aimé et choyé. Pourtant, ce que Iano va faire subir au sien va le changer, en faire un garçon plein de colère et assoiffé de vengeance. Lorsqu'il part pour l'Amérique, Saro n'est plus qu'une bombe à retardement. Reste à savoir qui aura la main sur le détonateur...

Ce jeune homme va être projeté dans cette affaire par un coup du sort. Rien ne le prédestinait à devenir ce en quoi on va le voir se métamorphoser. Un bon garçon, gentil, doux, honnête... Voilà ce qu'il est lorsqu'on le rencontre. Dévoué auprès de son père, faisant la cour à Mena, mais sans brusquer la jeune femme...

En des temps ordinaires, sa vie n'aurait sans doute rien eu de romanesque. Mais, entre la judaïté de sa famille adoptive et la rivalité amoureuse qui va l'opposer à Iano, il va devoir changer. En mal, si on se situe sur un plan strictement moral, mais les choses sont surtout bien plus complexes. Et ce sont surtout les étapes de cette métamorphose qui sont très intéressantes. Saro est le jouet d'un destin dont il ignore tout.

Voilà, j'en dis beaucoup et peu à la fois. "Father" est un roman passionnant, en deux parties distinctes avant le dénouement en forme de retour aux sources. C'est un livre violent, en particulier dans la partie américaine, où l'on règle ses comptes de façon impitoyable et souvent "spectaculaire", mais aussi plein de vie et de couleurs.

Les sentiments, tous, qu'ils soient positifs ou négatifs, sont vécus pleinement. L'amour est très puissant, mais la haine et la vengeance sont chevillées dans les corps et les esprits de manière presque génétique. A la fois assez classique dans ce qu'il montre de la Mafia, la fidélité, les rivalités, les vendettas, les guerres de clan qui s'éternisent, "Father" reste très original dans la manière d'aborder les personnages et de les confronter aux événements.

Il y a un vrai souffle dans ce livre pourtant épais que je n'ai pas vu passer. Je voulais suivre ces personnages, comprendre ce qu'il allait advenir d'eux, mais aussi me faire une opinion à leur sujet. Car, les trois personnages centraux que j'ai évoqués, Ferdinando, Saro et Iano, sont assez magnétiques, qu'on les apprécie ou les déteste, voire, les deux à la fois.

Et, sur un fond historique qui prend de l'ampleur au fil des chapitres (avec l'apparition d'une figure comme Lucky Luciano et le déclenchement de la IIe Guerre Mondiale), l'auteur dessine une trame romanesque pleine de vie, mais aussi de sang et de mort. Car la terre sicilienne est ainsi faite, volcanique, débordante, passionnée... Et dangereuse, aussi.

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