Curieusement, cette phrase n'est pas prononcée par la principale protagoniste de notre roman du soir, alors qu'elle semble lui aller comme un gant. Nous restons dans les biographies romanesques, mais on change radicalement d'univers. Et contrairement aux Strauss ou à Wagner, évoqués lors des précédents billets, nous allons découvrir une personnalité que l'on ne connaît pas vraiment en France, mais dont le nom parle certainement plus aux Anglo-Saxons, en Europe comme en Afrique. Si vous avez aimé "la Ferme africaine", de Karen Blixen et sa libre adaptation cinématographique, "Out of Africa", ce roman devrait vous plaire. "L'Aviatrice", de Paula McLain (disponible au Livre de Poche ; traduction d'Isabelle Chapman), nous emmène en effet au Kenya dans la première partie du XXe siècle, à la rencontre de Beryl Markham, une jeune femme très anticonformiste pour son époque, libre et fière de l'être, quitte à se retrouver marginalisée, voire ostracisée, mais qui a ouvert bien des portes qui étaient fermées jusque-là aux femmes. Même si j'ai fini cette lecture avec quelques frustrations, c'est un roman qui mêle agréablement aventures et sentiments, et l'attachement profond de cette femme pour le Kenya est très beau.
Née en Angleterre en 1902, Beryl Clutterbuck n'a que deux ans quand son père achète une ferme à Njoro, en Afrique orientale britannique (territoire qui correspond au pays que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de Kenya). Eleveur de chevaux de courses, il va travailler pour le fameux Lord Delamere, que tout le monde surnommé D. (prononcez Di).
Mais, sa mère ne va pas s'acclimater à ce nouveau pays, à ce climat si différent de celui de l'Angleterre, à la poussière et aux animaux sauvages qui rendent la nature environnante assez hostile. Alors, emmenant avec elle le frère de Beryl, elle retourne au pays, laissant derrière elle son mari et sa fille, pour qui elle ne semble avoir guère d'affection...
Beryl va donc grandir sans référence maternelle, mais va très bien s'entendre avec les autochtones vivant près de la ferme paternelle. Elle va même quasiment se faire adopter par eux et ils vont la rebaptiser Lakwet. Son meilleur ami de l'époque, qui le restera très longtemps, s'appelle Kibii et ensemble, ils vivent la vie des enfants africains.
Avec Kibii, elle découvre cette nature immense au milieu de laquelle elle vit, elle en apprend les dangers et comment y vivre comme si elle était née là. Parallèlement, elle hérite de son père une vraie passion pour les chevaux de course et envisage très tôt de suivre ses traces en entraînant à son tour des chevaux de courses. Une fonction qui est pourtant fermée aux femmes.
Quand elle n'est pas avec Kibii, elle passe le plus clair de son temps chez les Delamere, qu'elle respecte énormément. Lady Delamere (alias Lady D, rien à voir avec Lady Di, qu'on prononce Daï) est un peu sa mère de substitution, celle en tout cas à qui elle fait confiance pour lui prodiguer quelques conseils indispensables aux jeunes filles. Bien plus que celle qui s'est imposée dans le rôle de belle-mère...
Mais, c'est un fait, Beryl est un vrai garçon manqué, une casse-cou qui n'a pas reçu la moindre once d'éducation telle qu'on entend ce mot en Angleterre, jusqu'à ses 11 ans. On va alors l'envoyer à l'école, où le choc sera rude. Déjà, on voit apparaître ses difficultés à se fondre dans la société coloniale de son temps.
Elle s'en rendra compte lorsqu'on organisera pour elle une entrée dans le monde digne de ce nom, avec le gratin de Nairobi et des alentours... Pas franchement une grande réussite, même si elle y croise celui qui deviendra bientôt son futur mari, Jock, et un autre homme, dont nous reparlerons plus loin dans ce billet.
Beryl est encore une très jeune femme, elle fait des efforts pour devenir quelqu'un "comme il faut", mais force est de constater qu'elle a chevillée au corps une farouche indépendance dont elle ne se déparera jamais. Une indépendance qui lui attirera bien des soucis, des regards réprobateurs et des commentaires venimeux ; elle la plongera aussi dans une certaine solitude.
Une solitude qui va s'accroître, d'abord avec le départ de son père pour l'Afrique du Sud. Son aventure kényane, malgré d'indéniables succès, en termes de résultats dans les courses à Nairobi, a fait long feu. La ferme est en faillite et il lui faut repartir de zéro, ailleurs, et dans un rôle différent, simple entraîneur, salarié par une écurie, sans avoir à gérer lui-même les choses.
Pour Beryl, quitter le Kenya est impensable. Elle y passera d'ailleurs l'essentiel de sa longue existence et va se lancer à son tour dans l'élevage et le dressage de chevaux de courses, imposant sa présence dans ce milieu exclusivement masculin et devenant à la première femme à obtenir les certifications nécessaires pour cela.
Mais, c'est pour tout autre chose que Beryl Markham (du nom de son deuxième époux) va marquer l'histoire : à son tour, l'aventure hippique va tourner court et elle va se découvrir une autre passion dévorante à laquelle elle va se consacrer, l'aviation. Aspirant à vivre de cette passion, en tant que monitrice, elle va, là aussi, briser bien des barrières.
Elle va surtout réaliser un exploit retentissant, lorsque, en 1936, elle devient la première femme à traverser l'Atlantique seul à bord d'un avion, de l'Europe vers l'Amérique (donc, dans le sens inverse du vole de Lindbergh), sens plus délicat. Une réussite de justesse, car elle devra atterrir en catastrophe, en panne de carburant...
Ce vol est le point de départ du roman, puisque Béryl nous raconte sa préparation et son départ dans le prologue. Pourtant, contrairement à ce que pourrait laisser présager le titre français, "l'Aviatrice", l'aéronautique tient une place très réduite dans le livre : une soixantaine de pages, je ne crois pas exagérer, réparties entre le prologue et la fin du livre.
Franchement, cette histoire de titre m'a un peu agacé, je le trouve très mal choisi, mal adapté à l'histoire que l'on a entre les mains et, pour tout dire, un peu racoleur. J'ai attaqué cette lecture à cause de ce titre et je me suis trouvé fort dépourvu en constatant que la carrière d'aviatrice de Beryl Markham n'était pas du tout le coeur du récit.
Dans la version originale, le titre est "Circling the Sun", qui me semble être une réponse apportée par Paula McLain au titre des mémoires de Beryl Markham, "West with the night". Un titre un peu plus général, et un peu plus en phase avec le récit. Bon, je referme la parenthèse de ma frustration, et j'en reviens au livre tel qu'il est.
On plonge donc dans la vie kényane de Beryl, cette jeunesse intrépide et sans entrave ni étiquette, bien loin de la société britannique si empesée, qu'il s'agisse de l'île-mère ou de ses représentants dans la région de Nairobi. On est au début du XXe siècle, dans cette région du monde, et on pense donc assez naturellement à Karen Blixen, autre fameuse citoyenne européenne installée au Kenya.
Et, surprise, voilà qu'on la rencontre même ! Eh oui, cette région a beau être vaste, les propriétés ont beau être largement éparpillées tout autour de Nairobi, cela reste un petit monde où tout le monde connaît tout le monde. Beryl va donc rencontrer Karen Blixen, nouer une sincère amitié avec elle, entre personnes mises en marge, on se comprend.
Cette relation sera pourtant bien étrange, par certains côtés, je ne vais pas entrer dans les détails, il ne faut pas trop en dire, mais Beryl va se retrouver dans une position bien inconfortable vis-à-vis de son amie pour avoir voulu se montrer trop gentille... Mais ce n'est rien à côté de la véritable trahison dont elle se rendra coupable...
Une trahison qui va avoir pour nom Denys Finch Hatton... Là encore, je vais vous laisser découvrir tout cela en détails. Simplement, pour bien comprendre, il faut tout de même présenter cet aventurier, chasseur, organisateur de safaris pour de richissimes clients, aviateur, séducteur patenté... et amant de Karen Blixen...
Denys Finch Hatton, c'est Robert Redford, dans "Out of Africa", souvenez-vous. On croise d'ailleurs Beryl dans le film, dans un rôle secondaire et rebaptisée Felicity (je me demande s'il n'y a pas un peu d'ironie dans ce prénom, d'ailleurs). La relation entre Beryl et Denys est un des éléments forts de "l'Aviatrice", une blessure profonde à plus d'un titre pour elle et une source douloureuse de culpabilité.
C'est à Denys Finch Hatton que Paula McLain fait prononcer la phrase placer en titre de ce billet. Il répond en fait à Beryl qui lui a demandé ce qui lui avait tant plu au Kenya pour qu'il décide de s'y installer. Et cette réponse fait écho de manière frappante à tout ce que la jeune femme nous raconte (Beryl est la narratrice du roman).
Beryl, Denys et Karen Blixen apparaissent clairement en marge de la société occidentale installée à Nairobi. A l'écart en partie volontairement, surtout pour ce qui concerne le chasseur, mais aussi mis à l'écart. On ne badine pas avec la réputation, et particulièrement celle des femmes, dans ce microcosme très traditionaliste.
Et comme souvent, on ne prête qu'aux hommes... Que Denys soit un séducteur invétéré, passe encore, mais sa relation avec adultère avec Karen Blixen, secret de Polichinelle de la communauté, ne passe pas. Et Beryl, dont la vie privée sera particulièrement compliquée, connaîtra le même sort, avec des conséquences très douloureuses, car se répercutant aussi sur sa vie professionnelle...
"L'Aviatrice" est un roman où les sentiments et l'amour en particulier tiennent une place importante, mais en ne respectant pas l'ordre établi et les conventions sociales si terriblement ancrées dans ce monde où le conformisme doit primer sur tout, en tout cas en apparence, et certainement lorsqu'on est une femme.
Beryl dénote et détonne dans ce monde-là, elle n'y est pas à sa place, trop libre, trop indépendante, trop insoumise, trop intrépide, trop vivante, peut-être, même. Oui, c'est cela, Beryl vit, sans se poser de questions, faisant ce qu'elle a envie de faire, profitant du moment présent, réalisant ses rêves, ne se formalisant pas des obstacles, mais cherchant à les abattre ou à les contourner.
Dans ces décors somptueux du Kenya, entre montagnes enneigées, forêts très épaisses (d'ailleurs, en danger de nos jours), lacs immenses et brousse habitée par une faune merveilleuse, riche et fascinante (elle aussi en péril), l'aventure est finalement plus humaine et sociale, les espèces les plus dangereuses et nuisibles n'étant pas toujours celles que l'on croit.
Le personnage de Beryl est passionnant dans sa sincérité : elle ne feint rien, elle est entière. Elle n'est pas une rebelle qui se révolte contre la société dont elle est issue, non, elle ne le pourrait pas, puisqu'elle n'appartient justement pas à ce monde. Elle se sent Africaine, elle se sent loin des préoccupations et des codes de la société occidentale de Nairobi. De leur morale, aussi.
Elle est simplement libre, je le redis, parce que c'est vraiment le sentiment que l'on a en la suivant. C'est ici qu'intervient ma seconde frustration. "L'Aviatrice" est ce qu'on pourrait appeler un biopic, si c'était un film (ce qui arrivera sûrement). Et, souvent, le biopic ne se veut pas la biographie exhaustive d'un personnage, mais est centré sur une période, un événement marquant, un âge...
C'est le cas ici : le vol transatlantique ouvre et ferme le livre. Voilà... Nous aurons suivi Beryl Markham durant les 32 premières années de son existence. Mais quid des 50 autres ? Elle est décédée en 1986 et, si je peux comprendre qu'elle ait pu, par la suite, avoir une vie, disons, moins romanesque, moins mouvementée, je trouve dommage de n'en dire que quelques mots en annexe.
En particulier, un point m'aurait intéressé : sa relation au Kenya, et à l'Afrique, plus largement. Une de ses phrases fétiches était un vers de Walt Whitman : "Je crois bien que je pourrais m'en retourner vivre au pays des animaux". Elle l'a, je crois, appliqué à la lettre, car jamais elle n'est resté loin de cette terre qui n'était pas sa terre natale, mais celle où ses racines s'étaient étendues.
Comment a-t-elle vécu les turbulences et les transitions politiques liées à la décolonisation ? Comment a-t-elle vécu cette dernière partie de son existence dans ce qui désormais, s'appelait vraiment Kenya ? Je pense qu'il y avait malgré tout matière à évoquer ces périodes plus tardives, plutôt que de nous laisser le nez dans la tourbe, enfin, le nez de son avion...
D'autant que le destin de Beryl Markham est assez particulier : un troisième mariage, postérieur à l'époque racontée dans "l'Aviatrice". L'heureux élu, un certain Raoul Schumacher, s'est en effet retrouvé bien malgré lui au coeur de polémiques virulentes entourant les mémoires rédigées par Beryl, ce "West with the night", évoqué plus haut et sur lequel s'est beaucoup appuyé Paula McLain.
Journaliste, connu pour être un prête-plume, comme on doit désormais dire, autrement dit quelqu'un qui écrit pour d'autres, il a été accusé d'avoir lui-même rédigé le livre de son épouse (ce qui est très probablement faux)... Malgré l'admiration que lui vouait Hemingway, Beryl Markham et sa vie extraordinaire ont fini par sombrer dans l'oubli...
Jusqu'aux années 1980, lorsqu'un restaurateur californien découvre dans la correspondance du défunt Prix Nobel un éloge enflammé de "West with the night". Intrigué, l'homme fait des recherches pour retrouver ce livre, le lit et, dans la foulée, participe à sa réédition, permettant à Beryl de retrouver le devant de la scène : nouvelles publications, adaptations, séries télé...
Eh oui, vous voyez que ce destin méritait sans doute d'aller un peu plus loin que les trente premières années... Bon, qu'à cela ne tienne, on a, avec "l'Aviatrice" un roman plein de vie, d'amour, de drames, d'aventures et de dépaysement, de quoi faire un agréable cocktail et un bon divertissement. Mais, grogna-t-il, s'il y avait eu encore un peu plus de place pour l'aviation, ça aurait été encore mieux...
C'est peut-être surtout un portrait de femme dans un monde dominé par les hommes et qui ne s'en laisse pas compter. Elle va les défier, les battre souvent, et à la régulière, mais elle sera aussi rejetée pour cela, de manière tout à fait injuste. Les temps ont changé, aimerait-on penser, mais ce n'est sans doute pas vraiment le cas.
Une combattante aussi pour les droits de la femme, même si elle n'en avait peut-être pas alors conscience. Mais, ce n'est jamais évident d'aller sans cesse à contre-courant, ça use, comme en témoigne cette réplique agacée, presque découragée : "J'en ai tellement ma claque d'avoir à me conformer à ces satanées convenances, c'est à vous donner envie de crever".
En 2018, hélas, ces mots résonnent encore...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire