lundi 29 janvier 2018

"Los que vuelven, Ceux qui rentrent".

L'Histoire est écrite par les vainqueurs, cela pourrait être le sous-titre de notre roman du jour, avec ce corollaire : les vainqueurs ne sont pas forcément ceux que l'on voudrait voir l'emporter... Dans ce domaine, l'Espagne franquiste est un triste exemple, puisque la dictature s'est imposée pendant près de 40 ans après un conflit sanglant et ce souvenir demeure vivace encore aujourd'hui, alors que la dictature n'a jamais été condamnée officiellement... "Je peux me passer de l'aube", le nouveau roman d'Isabelle Alonso (aux éditions Héloïse d'Ormesson), est le premier volet d'un cycle qui s'inspire de l'histoire du père de la romancière. Un homme qui s'est engagé à 15 ans dans les troupes républicaines, rapidement balayées. Cette première partie nous plonge dans une Espagne écrasée sous le double joug (mot choisi à dessein) du sabre et du goupillon, où chaque parole doit être mesurée pour ne pas devenir un motif de dénonciation ou d'accusation, où l'on se résigne à vivre selon cette oppression d'Etat... Mais pas Angel...



A l'été 1939, la Guerre d'Espagne est officiellement terminée. C'est Franco lui-même qui en a fait l'annonce, entérinant de fait la victoire des Nationalistes et la défaite des Républicains. La vie peut donc reprendre son cours normal, sauf que ce n'est pas tout à fait le cas : désormais, le pays est placé sous un impitoyable Etat policier, qui a décidé d'éliminer tout ceux qui voudraient s'opposer à son pouvoir...

Angel Alcala Llach n'a alors que 16 ans et il a pourtant déjà connu bien des dangers, et bien des désillusions. Un an plus tôt, il a fui sa famille pour rejoindre les rangs de l'armée républicaine et combattre les troupes franquistes. Il a connu l'épreuve du feu, mais surtout, la débandade... Une retrait qui l'a emmené, comme des milliers d'autres, de l'autre côté de la frontière française.

Là, l'accueil a été loin d'être enthousiaste... Les Républicains espagnols ont été rassemblés sur des plages dans ce qu'il faut bien appeler des camps de concentration, détenus dans des conditions atroces pendant de longs mois. Maintenant que la guerre est officiellement terminée, ceux qui le souhaitent peuvent rentrer chez eux. On va les appeler "Los que Vuelven", ceux qui reviennent.

Parmi ces vas-nus-pieds misérables et dépenaillés, il y a Angel, qui conserve, sans doute du fait de son jeune âge, un idéalisme auquel tant d'autres ont d'ores et déjà renoncé. Pour lui, la guerre n'est pas terminée, non, la lutte contre le franquisme doit se poursuivre, sous d'autres formes, mais il ne faut surtout pas renoncer...

Pourtant, d'emblée, Angel connaît un nouveau coup dur : on ne le laisse pas rentrer chez lui, comme si de rien n'était. Son appartenance aux armées républicaines lui vaut une condamnation de fait, et sans aucun procès, aux travaux forcés. Les vaincus sont reconnus responsables des destructions occasionnées au cours des trois années de conflit, à eux de réparer...

Et même si Angel est plutôt doué pour éviter les corvées et se faire oublier, il n'en reste pas moins prisonnier, éloigné des siens... De nouveaux mois à patienter avant, enfin, d'être rendu à la vie civile. Et toujours la même foi dans les idées républicaines, la même volonté de se battre pour un idéal désormais interdit.

Mais, lorsqu'il retrouve les siens, beaucoup de choses ont changé et Angel constate avec amertume que le franquisme a bel et bien balayé toute opposition, pire, toute volonté de s'opposer à lui. La peur et la résignation domine chez ceux qui étaient de farouches partisans de la République. Une situation que le jeune homme, malgré le danger que cela représente, ne peut accepter...

Oui, l'Histoire est écrite par les vainqueurs et, en Espagne, contrairement à la majeure partie de l'Europe où il a fini par s'effondrer, c'est le fascisme qui a triomphé. Et imposé ses idées, sa visions de la société. Par la force et la coercition. Un pouvoir politique qui n'a plus de rival, qui met son pays en marge du reste du monde, comme toute dictature, quel que soit son idéologie, mais avec un allié de taille : l'Eglise.

On retrouve, sous cette férule terrible, cette Espagne austère et puritaine telle qu'on l'a connue sous les Habsbourg, puis sous les premiers Bourbons. L'Espagne des pénitents qui se flagellent dans les processions religieuses, l'Espagne des femmes tout de noir vêtues, qui rasent les murs jusqu'à s'y effacer... Une austérité tellement contraire à la flamboyance et à la joie qui émanent de cette culture.

Contrairement à l'Italie ou l'Allemagne (alliées de Franco), le fascisme s'est imposé en Espagne par la force brute, après une effroyable guerre civile. On croit connaître cette période historique, on croise des romans qui évoque d'ailleurs le plus souvent la lutte des Républicains, mais, ensuite, on referme la parenthèse. Et pour cause : dès l'automne 1939, on va se focaliser sur d'autres événements...

Oui, bien sûr, pour nous, Français, les années qui vont venir focalisent notre attention. La défaite, lamentable, honteuse, bien moins glorieuse que celles des Républicains espagnols qui ont tenu trois ans avec bien moins de moyens... Puis l'Occupation, la Collaboration, la Résistance, etc. Autant de thèmes dont la littérature abonde...

Mais, pendant ce temps, on perd de vue ce qui se passe en Espagne (et n'oublions pas le Portugal de Salazar !), cette vie qui reprend son cours, comme je le disais plus haut, mais un cours dévié pour aller dans le sens unique de la pensée franquiste... En lisant "Je peux me passer de l'aube", on se dit qu'on pourrait être en France occupée, on reconnaît tout cela... Mais, en Espagne, cela va durer quatre décennies !

Le roman d'Isabelle Alonso n'est pas aussi noir qu'on pourrait l'imaginer de prime abord. Elle sait donner une luminosité certaine à l'histoire d'Angel et de sa famille. Mais, autour d'eux, ce n'est pas la même chose. A travers les yeux de l'adolescent, qui découvre cette situation que ses proches subissent depuis déjà trop longtemps, on conserve une flamme, un optimisme, une foi (pas au sens religieux) que le pouvoir s'acharne à éteindre.

Angel, et c'est ce qui en fait un formidable personnage, ne renonce pas, ne se résigne pas. Jamais. C'est hors de question pour lui. Ni l'exil, ni la détention, ni les travaux forcés n'ont atténué sa résolution. Mais, alors qu'il mesure l'ampleur des problèmes qui se posent désormais à ceux qui, comme lui, croient encore à l'idéal républicain et à sa victoire, il prend aussi conscience des risques qu'encourent ses proches.

Il y a sa mère, son frère Queno, en âge de se débrouiller, mais aussi une petite soeur qui n'a pas encore 10 ans et un dernier frère qui n'est encore qu'un bébé... Ils sont fragiles et surtout, ils vont grandir sous cette coupe, cette chape franquiste. Tenez, un exemple : pour Angel, l'éducation doit être une priorité, il faut que ses jeunes frère et soeur aillent à l'école...

Sauf que celle-ci est devenu une machine à embrigader les enfants, à fabriquer de bons petits franquistes. Pire, dans leur candeur, leur innocence, ils pourraient révéler sans le vouloir l'appartenance de leur famille au camp républicain, ce qui pourrait mettre tout le monde en danger. Un effroyable cercle vicieux...

Imaginez ce que cela doit être de devoir saluer, le bras tendu, en bon fasciste, les militaires qu'on croise, de devoir faire le signe de croix quand on tombe sur une des innombrables processions organiser, de devoir ruser pour ne pas aller à la messe alors qu'on est athée... De risquer de se trahir, faute d'avoir appris les prières...

Imaginez la difficulté que représente le fait de devoir montrer patte blanche en toutes circonstances, pour s'approvisionner, travailler, s'instruire, se loger... Les "Rojos", les Rouges, terme fourre-tout sous lequel le pouvoir franquiste regroupe non seulement ses opposants, mais toute personne ne rentrant pas dans les normes qu'il a fixées, n'ont aucune chance. On les étouffe, et leur espoir avec...

D'une certaine manière, découvrir tout cet environnement, ces dangers constants, cette menace latente, le désenchantement et la résignation qui s'étendent, tout cela concourt à renforcer la détermination d'Angel, son engagement pour la cause républicaine, qu'il entend servir encore et encore, sous des formes différentes de ce que faisait son père avant la guerre.

L'espoir... En 1937, c'était le titre d'un roman d'André Malraux soutenant la cause républicaine, mais à peine deux ans plus tard, ces mêmes Républicains sont abandonnés par le reste de l'Europe, trop occupée à s'auto-détruire. Ce renoncement international est aussi ce qui entérine la victoire franquiste, pire, lui donne les coudées franches pour resserrer son emprise...

Un des aspects les plus durs du roman d'Isabelle Alonso, c'est la succession de désillusions auxquelles doit faire face Angel. Oh, il a déjà l'habitude, les couleuvres à avaler et les trahisons, jusque dans son propre camp, il connaît, depuis que l'éphémère et légitime République espagnole a été renversée.

Mais, Angel a l'espoir chevillé au corps, chaque fois qu'il parvient à se procurer des journaux étrangers, la presse espagnole étant à la botte du pouvoir, qu'il y lit des nouvelles encourageantes, il espère. Il espère que ces jours meilleurs arrivent jusqu'en Espagne. Puis, il déchante lorsqu'il se rend compte que ce ne sera pas le cas. Et c'est alors comme un coup au foie...

Angel est un boxeur qui encaisse, encaisse... Les coups pleuvent, au visage, au corps, il y a même des coups bas, puisque son adversaire a le droit d'y recourir, contre toute forme de morale... Mais Angel ne tombe pas, où lorsque ça lui arrive, il se relève et tient bon. Pas de K.O. pour Angel Alcala Llach qui, dans les cordes, attend le moment idéal pour riposter...

"Je peux me passer de l'aube", c'est un premier round. Aux points, l'avantage est très net pour le pouvoir franquiste ; malgré son courage et sa détermination, Angel a subi les premiers assauts. Mais, il s'organise aussi, pour trouver la faille. C'est aussi l'enjeu de ce roman, voir comment Angel va poursuivre la lutte, sous quelles nouvelles formes, et avec qui...

Une gageure que d'organiser une lutte clandestine quand chaque personne que l'on croise peut s'avérer être un traître, un mouchard... Mais, cette quête, car c'est aussi une quête initiatique, est également celle d'un jeune homme, devenu adulte par la force des choses, mais qui a encore beaucoup à découvrir de la vie.

Il a commencé, sous l'uniforme, à découvrir les liens qui peuvent unir les hommes, une fraternité qui n'est pas qu'un mot. Il entend bien la retrouver et ces nouvelles rencontres, que le lecteur fait aux côtés d'Angel, en sont l'occasion. Avant d'entamer une nouvelle aventure, celle qui sera au coeur du prochain tome, j'imagine.

"Je peux me passer de l'aube" est un beau roman sur l'idéalisme, celui de la jeunesse, certainement, mais pas seulement. Celui qui est animé par une volonté de justice et de respect. On peut ne pas partager toutes les idées d'Angel, mais on ne peut que reconnaître son courage, sa force, sa sincérité. La certitude qu'il a d'oeuvrer pour un monde meilleur, quand autour de lui, c'est le Meilleur des Mondes qui se déploie.

On ressent évidemment tout l'amour, toute la tendresse d'Isabelle Alonso pour ce personnage inspiré du parcours de son père. Elle réussit surtout à traiter un sujet lourd, douloureux, dur, oppressant, avec une certaine légèreté de ton, en laissant une place pour le sourire, la joie de vivre, qu'on voudrait pourtant elle aussi mettre sous le boisseau.

Cela donne une lecture qui pourrait être pesante, difficile, mais qui est tout le contraire. On suit Angel avec la sensation qu'il est invincible, lui qui appartient pourtant au camp des vaincus. Dans cette société réduite au fatalisme et à l'inexorabilité de la dictature, il entretient une minuscule étincelle qu'il entend bien attiser...

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