Le 10 juin 1865 est l'une des journées les plus importantes de la vie et de la carrière de Richard Wagner. Ce soir-là, il présente à Munich la première de son nouvel opéra, "Tristan et Iseult", qui se joue des codes traditionnels de l'opéra tels qu'on les applique depuis plusieurs siècles, devant une salle comble et un mécène enthousiaste, le jeune roi de Bavière Louis II.
Et dire que moins d'un an plus tôt, il envisageait sérieusement de se suicider ! Pendant une quinzaine d'années, il a enchaîner les revers de fortunes, les désillusions, les échecs... Depuis qu'il a été banni de Saxe pour avoir pris part aux émeutes de 1849, rien ne va plus, ni dans sa carrière musicale ni dans sa vie privée.
Il a donc dû quitter Dresde et entame alors une interminable errance, accompagné par son épouse Minna. La suite, ce sont des soucis financiers à répétition, des bides retentissants qui ont terni sa réputation et réduit les possibilités... Ses ambitions musicales, grandioses, peut-être trop, d'ailleurs, sont renvoyées aux calendes grecques et le tunnel ne semble pas avoir de bout...
Jusqu'à ce qu'un émissaire de Louis II réussisse à le retrouver, après avoir frappé en vain à deux ou trois adresses. Wagner a alors échoué à Stuttgart et broie du noir. Et puis, voilà qu'on lui ouvre les portes d'un des nombreux royaumes qui composent encore l'Allemagne à cette époque, avec à sa tête un amateur d'art, un esthète.
Et voilà le travail : un nouvel opéra qui va en étonner plus d'un et ouvrir une nouvelle étape pour lui. Et qui sait, une nouvelle page de l'histoire de la musique, aussi. La première marche vers cette révolution artistique dont il rêve, à défaut d'avoir vu réussir la révolution politique à laquelle il a participé, avec les conséquences que l'on sait.
Effectivement, le succès est enfin au rendez-vous et, à plus de 50 ans, voilà Richard Wagner entrant enfin dans la période la plus faste de sa vie. Et cela va s'accompagner de changements plus personnels : volontiers séducteur, Wagner a eu au fil des ans plusieurs liaisons. Mais, il a aussi entamé une relation plus suivie avec Cosima von Bülow.
Fille de Franz Liszt et Marie d'Agoult, épouse de Hans von Bülow, chef d'orchestre renommé, celui-là même qui a dirigé la première de "Tristan et Iseult" à Munich, Cosima a une vingtaine d'années de moins que Wagner. Leur relation sera solide et participera du renouveau d'un Wagner pourtant vieillissant. Mais, son influence aura d'autres facettes bien moins reluisantes...
Plutôt que de choisir une narration linéaire, en allant de la naissance à la mort de son sujet, Vincent Borel construit son histoire à partir d'un événement pivot : la création de cet opéra très important pour Wagner, celui qui va le relancer, "Tristan et Iseult", le 10 juin 1865. Tout le livre s'articule ensuite autour de ce moment, en revenant en arrière, puis en suivant Wagner dans la dernière partie de sa vie.
Vincent Borel délaisse l'enfance et même la jeunesse de Wagner, rapidement évoquée à travers des compositions ou des expériences musicales. En fait, c'est à partir de sa rencontre avec Wilhelmine Planer, surnommée Mina, que commence vraiment le récit de la vie de Wagner. Elle sera sa première épouse, c'est même elle qui fait bouillir la marmite, car elle mène une prometteuse carrière d'actrice.
Et elle va en endurer beaucoup, aux côtés de cet homme arrogant, orgueilleux, ombrageux, même, tout entier dédié à la musique, certain de posséder un talent hors du commun et d'avoir en main (et en tête) de quoi révolutionner la musique. Dans un premier temps, la misère, les voyages improbables et l'insuccès ; puis, les adultères de Wagner, qu'elle encaissera jusqu'au moment où elle en aura assez.
En 1865, ils sont toujours mariés, mais ne vivent plus ensemble depuis des années. Minna est rentrée à Dresde, où Wagner ne peut pas la suivre. Et la liaison du compositeur avec Cosima scelle le sort de cette union, que Wagner ne se résout pas à rompre. Le destin jouera alors les deus ex-machina, mais difficile de ne pas se dire que les frasques de Wagner ont eu un rôle dans la fin de Minna...
La vie de Wagner est marqué par une certaine folie des grandeurs. Très tôt, il envisage l'opéra comme un spectacle total, une gigantesque machinerie qui ne pourrait s'épanouir que dans des écrins taillés sur mesure. Or, il n'en existe pas, la plupart des scènes existantes sont trop petites pour les mises en scène qu'imagine le compositeur.
Mais, plus généralement, Wagner développe toute une conception de l'art, dont la phrase titre de ce billet est un exemple. Une vision assez paradoxale, car elle repose sur des réalisations pharaoniques, et donc extrêmement coûteuses, mais qui, selon lui, devraient être accessibles à tous, y compris ceux qui n'ont pas les moyens de payer des billets très chers.
Cette théorie de l'art, Wagner va la confronter avec un jeune homme venu frapper à sa porte, un jour. Il s'appelle Friedrich Nietszche, il n'est encore qu'un jeune professeur d'université, mais travaille déjà à des ouvrages qui feront grand bruit. S'ils se retrouvent sur certains points, leurs idées divergeront sur le thème... du divin...
Eh oui, Nietzsche n'a pas encore annoncé la mort de Dieu, mais son rejet est déjà bien ancré en lui et, en écoutant Wagner, dont il admire tant la musique, en l'écoutant développer sa conception de l'art de l'opéra, il y voit une dimension théiste qui l'indispose, car lui, au contraire, voit dans l'art, la créativité de l'homme, un moyen de parvenir au surhomme. N'entrons pas dans les détails...
Mais, les questions idéologiques qui entourent Wagner sont vraiment passionnantes et, en s'y intéressant, Vincent Borel essaye de combattre les idées reçues et simplistes qui le concernent. D'abord, il y a cet engagement sincère, qu'il paiera d'ailleurs assez cher, lors des insurrections de 1849. Dès avant, il reçoit chez lui des opposants à la monarchie, dont l'anarchiste Bakounine.
On est bien loin de l'image d'un Wagner proto-fasciste, c'est même quasiment tout l'inverse. Il est, à sa manière, un damné de la terre, en tout cas, pendant toute la première moitié de sa vie. Il tire sans cesse le diable par la queue, vend ses oeuvres à plusieurs éditeurs à la fois, court sans cesse après l'argent qui lui permettra de survivre et de continuer à composer...
On voit un Wagner flirter avec le statut d'escroc, même, fuyant souvent à la six-quatre-deux, déménageant parfois à la cloche de bois, s'arrangeant toujours pour laisser les ardoise à payer à plus riche que lui. Sur ce dernier point, on peut à la rigueur le comprendre, mais son inélégance en la matière lui vaudra de perdre quelques amitiés...
Et puis, avec la rencontre avec Louis II de Bavière, va venir une certaine stabilité. On n'est pas encore dans l'aisance, mais l'urgence est déjà moindre, d'autant que le succès arrive enfin. Wagner peut désormais composer sans se soucier du lendemain, si ce n'est de la manière de mettre en acte ses théories sur l'art et de trouver comment donner la pleine mesure de ses opéras.
Il peut ainsi mûrir cette idée folle qu'il a dans la tête depuis longtemps : fonder un lieu qui serait entièrement dédié à son oeuvre, une scène conçue pour qu'on y monte les opéras wagnériens, si spectaculaires, mais demandant une débauche de moyens et une ampleur sans égal. Ce processus le mènera jusqu'à ce petit village bavarois, Bayreuth, sur lequel il jettera son dévolu...
Mais, restons à la relation entre Louis II et Wagner. Puisque j'ai ouvert la question de l'idéologie de Wagner, cette rencontre et ce qu'elle va entraîner est pour le moins paradoxale : d'un côté, le souverain absolu, de l'autre le révolutionnaire banni pour avoir voulu abattre la monarchie. Et ils s'entendent comme larrons en foire, qui l'eût cru ?
Ils se retrouvent dans leur fascination pour les mythes germaniques et nordiques, où Wagner puise une grande partie de son inspiration et dans lesquels Louis II a baigné durant son enfance, qu'il n'a jamais vraiment quittée. D'un côté, ce compositeur qui essaye de retranscrire dans sa musique la puissance de ces histoires, leur magie, et de l'autre, le monarque qui la reproduit, comme avec le château de Neuschwanstein.
Si Louis II vit carrément dans ce monde fantasmé, c'est un peu différent pour Wagner. Mais, à plusieurs reprises au cours du roman, on le voit face à la nature, en particulier, comme immergé dans sa propre imagination, comme s'il intégrait les histoires qu'il raconte (Wagner est intransigeant : il signe la musique, bien sûr, mais les livrets de ses opéras, chose rare).
Finalement, ce qui réunit Louis II et Wagner, peut-être plus que l'esthétisme, l'art, la culture ou les mythes, c'est leur manière de n'avoir aucun sens des réalités. S'ils s'entendent si bien, c'est que les contingences matérielles n'ont pour eu aucune importance. Rien n'est trop beau pour Louis II qui dépense sans compter, une aubaine pour un Wagner aux projets dispendieux...
Eh oui, tout cela est bien peu romantique, j'en conviens... Mais les gros sous (très gros, même) sont au coeur de la relation entre le monarque et le compositeur. C'est aussi ce qui les éloignera, quand les prétentions de Wagner vont faire tiquer au sein du gouvernement bavarois, mais aussi dans le peuple... On poussera le musicien à la porte, avant qu'il ne vide les caisses...
Le lien ne sera jamais véritablement rompu, mais la complicité ne sera plus jamais la même. Mais la fascination de Louis II pour la musique de Wagner (et sans doute aussi pour le musicien lui-même) demeure et portera des fruits, au grand dam de ceux qui doivent gérer un royaume dirigé par un rêveur, un mécène. Un fou ?
Le dernier élément concernant l'idéologie de Wagner, c'est l'antisémitisme... La question est sensible et Vincent Borel ne l'élude pas, au contraire, le sujet est d'ailleurs mis rapidement sur le tapis. Jeune, Wagner a publié un pamphlet ouvertement antisémite, passé alors inaperçu, mais qui remontera à la surface des années plus tard.
Oui, Wagner est antisémite, et d'ailleurs, il le reconnaît lui-même. Ce sentiment, il le nourrit depuis les années de vache maigre, lorsqu'il peinait à faire monter ses oeuvres, et en particulier à Paris. Pour lui, les responsables de ces échecs s'appelaient Mendelssohn et Meyerbeer, des concurrents jaloux de son talent qui avaient peur de voir leurs avantageuses positions remises en cause s'ils laissaient la musique de Wagner être jouée.
Ce ressentiment durera longtemps après cette période (il y a d'ailleurs une surprenante anecdote concernant Meyerbeer, une coïncidence troublante que Wagner interprétera comme une revanche), et il paraît s'incarner vraiment dans les deux musiciens que j'ai cités. On croirait par moments entendre des échos du refrain complotiste sur le lobby juif contrôlant les médias et les postes clés...
Mais c'est la relation avec Cosima qui va relancer ce mauvais penchant. Si l'on peut hiérarchiser l'antisémitisme chez les individus, elle est largement au-dessus de lui. Viscéralement, profondément antisémite, la fille de Liszt va influencer son nouvel époux, mais surtout, elle transmettra ce trait de caractère aux générations suivantes et dans la politique qu'elle mènera à la tête du festival de Bayreuth.
"Richard W." est découpé en quatre parties, toutes ayant pour axe une personnalité particulière : Tristan, certes personnage fictif, mais, on l'a bien compris, décisif dans le tournant pris par la vie et la carrière de Wagner au milieu des années 1860, Minna, puis Cosima, ses deux épouses, et enfin, un prénom plus mystérieux : Winifred.
Cette dernière partie est très courte, elle constitue une sorte d'épilogue au roman, un prolongement à la biographie de Wagner. En quelques pages, Vincent Borel raconte comment le compositeur et sa musique se sont retrouvés étroitement liés au nazisme. Une histoire de famille, de transmission, où le rôle de Cosima est certainement bien supérieur à celui de Richard...
Avant de parler musique, un dernier point. J'ai découvert quelque chose que j'ignorais complètement en lisant "Richard W.", c'est le récit, disons, alternatif, de sa mort. Je ne vais pas expliquer ici, mais je dois dire que cela m'a énormément amusé. Et l'on comprend mieux pourquoi l'histoire officielle a préféré retenir une autre version.
Pourtant, à plus d'un titre, cette histoire (qu'il est difficile de recouper ou d'étayer sérieusement, précisons-le ; on en trouve mention facilement sur internet, mais sans aucune certitude ni élément de preuve) est intéressante, car elle montre aussi toute l'hypocrisie et le puritanisme de la grande bourgeoisie de cette époque, sa pudibonderie qui est vite confondue avec de la rectitude morale.
C'est aussi, finalement, la force du roman : il raconte une histoire et, même s'il s'appuie sur des faits, d'autant plus dans le cas présent qu'on raconte un personnage historique, il peut se permettre quelques... digressions. Comme il déstructure sa narration pour l'agencer de façon particulière, Vincent Borel offre cet étonnant point d'orgue à la légende Wagner...
Finissons en parlant de musique, car j'ai beaucoup évoqué l'homme. Bien sûr, elle est très présente tout au long du livre, et l'on découvre la genèse d'un grand nombre d'oeuvres majeures, dont la tétralogie de "l'Anneau des Nibelungen" (avec, au passage, un clin d'oeil à Tolkien). Une lecture qui peut se faire en musique, donc, même si un opéra wagnérien dure à peu près autant que la lecture de "Richard W."
Mais, c'est aussi l'occasion de faire découvrir certaines oeuvres de jeunesse, comme "Rienzi", "la Défense d'aimer ou "les Fées", éclipsées par les oeuvres postérieures qui constituent la pierre angulaire du répertoire wagnérien. On en apprend donc beaucoup sur cette musique que l'on croit connaître, sur les choix de Wagner, sur la maturation, à long terme, de ses projets, sur la manière dont la musique habitait littéralement le compositeur.
Cerise sur le gâteau, en fin d'ouvrage, Vincent Borel partage avec nous sa discographie wagnérienne idéale. Il propose, pour un bon nombre d'oeuvres, ses versions préférées, en ajoutant un mot d'explication (j'ai d'ailleurs essayer de la respecter dans ce billet). Un bon moyen d'entrer dans l'oeuvre de Richard Wagner, à partir de critères très clair, très simples, chaque chef, en particulier, apportant sa vision à sa direction.
Je dois dire que, bizarrement, j'ai une préférence pour la musique instrumentale de Wagner. Je ne me lasse pas des ouvertures ou des préludes de ces opéras qui plongent immédiatement l'auditeur, le spectateur, dans une atmosphère qu'il ne quittera plus ensuite jusqu'à ce que le rideau tombe. Oui, c'est grandiloquent, démesuré, arrogant, mais quelle puissance, quelle beauté !
Plus haut dans ce billet, je vous ai proposé l'ouverture de "Tristan et Iseult", puisque cet opéra tient une place centrale dans "Richard W." Pour finir, je vous propose un choix totalement subjectif, le mien. Avec une autre ouverture, celle du "Vaisseau fantôme", son premier opéra romantique, créé en 1843, donc bien avant que ne débute le roman de Vincent Borel... Mais il fait bien partie intégrante de cette vision de l'opéra évoquée au long de ce billet.
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