En 1804, à Vienne, naît Johann Strauss. Il grandit dans un milieu qui n'a rien à voir avec le monde de la musique : il est fils d'aubergiste. Pourtant, c'est bien là qu'il va se découvrir une passion en écoutant les orchestres itinérants qui viennent se produire dans l'établissement de son père. Après la mort de ce dernier, c'est son beau-père qui lui offrira son premier violon.
Mais, c'est sa rencontre avec Joseph Lanner qui va s'avérer décisive. Ensemble, ils ont joué dans un orchestre très populaire à cette époque, et y ont découvert un rythme particulier : la valse. Lorsqu'ils décident de voler de leurs propres ailes, fondant un quatuor qui, lui aussi, assure des concerts où l'on veut bien les accueillir (et les rémunérer), ils vont s'appuyer sur cette danse.
Et voilà une carrière à succès lancée, une carrière qui, dès les années 1830, va atteindre des sommets. Alain Duault emploie le terme de "rock star" pour rendre l'incroyable succès que va connaître Johan Strauss père avec ses concerts, ses compositions et ses tournées dans toute l'Europe à un rythme encore bien plus soutenu qu'une polka rapide...
C'est plus délicat sur le plan familial. Souvent, on parle de la dynastie Strauss, comme si Johan, le fils, avait naturellement pris la relève. Or, dans les faits, ce n'est pas le cas. Strauss père refusait que sa progéniture (5 enfants avec son épouse) embrasse une carrière familiale. Où va donc se nicher l'orgueil ?
Mais voilà, Strauss mène une double vie. Il s'installe même chez sa maîtresse, avec qui il fonde une vraie petite famille (là aussi, 5 enfants, et un aîné baptisé Johann... Allô, docteur Freud ?). De quoi fâcher l'épouse légitime qui, pour se venger, fait donner à ses enfants la crème de la crème de l'éducation musicale. Et pousse son aîné à faire carrière.
Et voilà comment les deux Johann, le père et le fils, se retrouvent en concurrence, dans les années 1840. Une concurrence qui sera aussi politique : l'époque est aux velléités révolutionnaires. Dans toutes l'Europe, on se soulève, on monte des barricades. Johann Strauss père opte pour le conservatisme, signant "la Marche de Radetzky", tandis que son fils s'engage dans le sens des insurgés.
Un vrai conflit oedipien qui semblait vouloir s'achever sur une réconciliation en grande pompe, et en musique, forcément, mais la mort prématurée du père va l'empêcher de se dérouler formellement. Une mort soudaine, au contexte bien loin de la gloire que connut ce musicien très doué et extrêmement prolifique.
La place est donc libre pour Johann Strauss fils, qui va reprendre le flambeau, mais dans un esprit sensiblement différent de celui de son père : pas d'interminables tournée pour le fils, qui préfère la composition à la direction d'orchestre. Alors, tandis qu'il compose à tour de bras, il délègue à ses frères, Josef et Eduard, la mission de faire tourner l'orchestre... et les danseurs.
Les Strauss, c'est un siècle de musique viennoise, puisque Johann, le fils, va s'éteindre en 1898. C'est un héritage porté depuis 80 ans chaque nouvel an par le philharmonique de Vienne au court d'un concert de gala, diffusé depuis la fin des années 1950 en mondiovision. C'est un répertoire gigantesque, symbole d'une époque, la Vienne impériale, François-Joseph, Sissi...
Les Strauss, c'est une réussite incroyable, et la montée au pinacle d'une danse populaire, devenue une référence classique. On entend souvent, de nos jours, parler des Strauss avec une certaine condescendance, on juge leur musique légère (avec un petit ton péjoratif), inférieure à la grande musique, mais on oublie que leur succès fut colossal et toucha toutes les classes sociales.
Des compositeurs comme Richard Wagner ont été de grands admirateurs de Johann Strauss père ; le fils, lui, sera l'ami de Brahms (qui confia qu'il aurait voulu composer les premières mesures du "Beau Danube bleu") et de Bruckner. Soutenus par Mahler, ils influenceront nombre de compositeurs du XXe siècle, de Ravel à Honegger, en passant par l'autre Strauss, Richard...
Bien sûr, comme à chaque époque, lorsqu'un nouveau rythme, une nouvelle danse émerge et s'impose, il faudra lutter contre la bien-pensance et les père-la-morale. Jugée vulgaire, trop sensuelle (pour la première fois, les danseurs sont face à face et s'enlace), indécente (en tournant, les robes se soulèvent, laissant apparaître des parties du corps de la femme qui doivent rester cachées).
Mais, ces bémols moraux, ce snobisme si répandu dans le monde culturel ne réussiront jamais à enrayer la marche en avant des Strauss et leur immense succès. François-Joseph saluera cette musique qui "n'a pas pris une ride". Et, de fait, le concert du Nouvel An, avec sa direction tournante, permet de montrer la vitalité et la gaieté éternelles de ce genre musical.
Alain Duault ne signe pas une véritable biographie, son livre n'est pas suffisamment approfondi pour qu'on le qualifie ainsi. Non, en le lisant, je pensais plutôt à la trame d'un documentaire. Ne voyez rien de péjoratif dans ce commentaire, au contraire : c'est le genre de médium idéal pour toucher de nouveaux publics, faire découvrir ou redécouvrir le classique, comme le concert du Nouvel An, d'ailleurs, aussi ringard soit-il jugé par certains.
Bref texte qu'on lit d'une traite, donc, mais dans lequel on apprend pas mal de choses. J'ai évoqué les bisbilles entre le père et le fils, on pourrait ajouter les jalousies entre frères, comme parmi tant de fratries bien moins en vue. Mais on y comprend aussi que Johann Strauss fils a voulu consacrer la dernière période de sa vie à des compositions plus ambitieuses...
Mais, l'anecdote marquante, celle qu'on retient en lisant "Johan Strauss, le père, le fils et l'esprit de la valse", celle qu'on racontera volontiers aux prochains repas de famille, qui sait, celui du Nouvel An, tiens, concerne l'oeuvre emblématique, le tube absolu du fils Strauss : le légendaire "Beau Danube bleu", si souvent servi à toutes les sauces.
Je vous laisse découvrir cette anecdote, car elle est surprenante, amusante, mais aussi révélatrice de la bêtise avec laquelle on envisage parfois le travail des artistes. Mais sachez que ce morceau connu à travers le monde entier, reconnaissable entre mille, a failli connaître les oubliettes dès sa création après un bide retentissant... Il faudra l'abnégation de son compositeur pour le relancer...
Au fil des pages, on passe en revue, non pas dans son ensemble (près de 250 oeuvres répertoriées pour le père, on est plus près de 500 pour le fils, et il ne faut pas oublier Josef...) les compositions des deux Johann. Je vous encourage à en écouter certaines, car, même lorsqu'on n'est pas un mélomane averti, ces airs parlent aussitôt, ils sont ancrés dans notre culture collective.
Alain Duault vulgarise, au bon sens du terme, et l'on peut, si on le souhaite, rechercher après d'autres ouvrages plus approfondis, des biographies qui iront au coeur de la vie et de l'oeuvre de cette incroyable famille. "Johan Strauss, le père, le fils et l'esprit de la valse" s'achève sur une série d'annexes, dont une imposante discographie.
Il y est bien sûr question de ce fameux concert du Nouvel An, qui, depuis les années 1970, est dirigé par un chef différent à chaque édition. Un chef que le philharmonique de Vienne choisit lui-même. En 2018, Riccardo Muti a ainsi officié pour la 5e fois, ce qui doit faire partie des records. Un seul Français a eu cet honneur, Georges Prêtre (que l'on voit dans la vidéo ci-dessus).
Que vous valsiez ou non, que vous soyez des fidèles du concert du Nouvel An ou que les musiques viennoises réveillent vos gueules de bois, que la musique classique vous semble être de la science-fiction ou que vous soyez branchés non-stop sur Radio Classique (station que connaît bien Alain Duault), c'est un ouvrage qu'il est intéressant de lire.
Depuis 2004, la collection Classica, chez Actes Sud, vous propose ce genre d'ouvrages, faciles d'accès et, je pense, très pratique pour découvrir des compositeurs, mais aussi leurs oeuvres, si l'on ne sait pas trop comment se lancer, quelles versions choisir, etc. Il y en a pour tous les goûts musicaux, de Chopin, première publication, aux Strauss. A vous de jouer...
Finissons évidemment en musique, avec l'ouverture de "la Chauve-Souris", opérette de Johann Strauss fils, genre qu'il a abordé tardivement, car mettre des mots sur sa musique ne lui était pas naturel. Le succès de cette oeuvre sera tardif, mais ne se dément plus depuis : chaque 31 décembre, l'opéra de Vienne en accueille une représentation donnée par quelques stars de l'art lyrique...
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