dimanche 30 septembre 2018

"Votre travail actuel, est-ce un résumé ou une conclusion ? ... Je veux dire : est-ce que vous vous bornez à reproduire ce que vous avez vu, ou tentez-vous de l'expliquer ? ... De vous l'expliquer à vous-même ?"

En lisant "A son image", de Jérôme Ferrari, des souvenirs d'une autre lecture, plus ancienne, me sont revenus. Une histoire de photographe qui a couvert la guerre en Yougoslavie et qui est rentré traumatisé de cette expérience, cela évoquait pour moi un roman datant d'une dizaine d'années et signé par un auteur que j'aime beaucoup pour l'étendue de son imaginaire et la variété des sujets qu'il aborde. Ce roman, c'est "le Peintre de batailles", d'Arturo Perez-Reverte (en grand format au Seuil, et disponible en poche chez Points ; traduction de François Maspero), où l'écrivain espagnol pose des questions qui sont assez proches de celle abordées par Jérôme Ferrari, à commencer par le lien entre photographie et peinture, mais aussi ce poids terrible de l'image et cette mission de témoigner. J'ai eu envie de relire ce livre, non pour comparer, mais parce que je me disais que ces deux lectures pouvaient être très complémentaires, et c'est, je crois, effectivement le cas. Et, dernier élément commun, il y a aussi un magnifique personnage féminin, très différent de celui de l'Antonia de Jérôme Ferrari, mais tout aussi important...


Faulques vit seul, retiré du monde, dans une tour de guet abandonnée depuis longtemps, située au bord de la Méditerranée. Enfermé dans ce bâtiment menaçant ruine la plupart du temps, il peint. Il peint une impressionnante fresque, décrivant une effroyable guerre. Un travail qui n'est destiné ni à être vu par quiconque ni à perdurer, mais auquel il se consacre corps et âme.

Il ne sort que pour aller nager ou faire des courses dans la ville la plus proche et ses contacts avec le genre humain se résument à écouter la voie d'une jeune femme commentant aux touristes empruntant la navette maritime ce qu'il y a à voir sur le littoral. A peine quelques minutes, le temps de la saison estivale, et rien d'autre.

Faulques n'est pas un grand peintre, il le sait et il s'en moque. L'oeuvre gigantesque qu'il peaufine au gré de son inspiration n'a pas pour but d'être un chef d'oeuvre impérissable, c'est juste sa manière de régurgiter tout ce qu'il a vu au cours de sa carrière, et plus particulièrement lors de sa dernière expérience sur le terrain.

Dans cette vie antérieure, Faulques était photographe, un photo-reporter qui couvrait les conflits, les événements marquants de l'actualité, les lieux où l'humanité est malmenée, fracassée, massacrée, même. Ce fut le cas en Yougoslavie, dans la décennie précédente. Presque dix ans ont passé depuis, et Faulques n'est toujours pas remis.

Ce qu'il a vu, ce qu'il a connu lors de cette guerre devenue génocide (j'aurais presque envie de mettre le mot au pluriel, tant les exactions ont concerné tous les camps en présence), l'a laissé écoeuré au point de se couper du monde. A moins qu'il y ait une autre raison, plus personnelle, à cette rupture complète avec son passé, à cette rumination expulsée à coups de pinceaux sur les murs de cette tour.

Jusqu'au jour où quelqu'un débarque devant la tour, demandant à voir Faulques. L'homme semble surgir de ce passé que Faulques essaye d'exorciser. Il s'appelle Ivo, il est Croate et les deux hommes se sont croisés, même si le peintre de batailles ne semble pas s'en souvenir immédiatement. Ils se sont croisés et Faulques a bouleversé le destin d'Ivo... Irrémédiablement...

Par la suite, il a voyagé, fait mille métiers, sans jamais oublier Faulques. Aujourd'hui, il l'a retrouvé et l'heure est venue de solder les comptes. Oui, pour Ivo, Faulques a une dette envers lui, une dette exorbitante, incommensurable. Une dette que l'ancien photographe ne peut rembourser que d'une seule manière : en donnant sa vie.

Débute un étrange huis clos discontinu (l'action se déroule sur plusieurs jours, Ivo disparaissant et revenant, tandis que Faulques demeure dans sa tour, sans changer son train-train et poursuivant sa tâche, complétant sa fresque), où les deux hommes s'affrontent de manière surprenante, sans violence, mais avec des mots.

Ivo cherche à comprendre ce que veut faire Faulques avec cette immense peinture, cherche à comprendre Faulques, tout simplement. A lui rafraîchir la mémoire, également, et à le mettre face aux responsabilités qui furent les siennes en tant que photographe. A le culpabiliser, ce qui n'est pas difficile, tant Faulques est déjà rongé par le remords depuis toutes ces années.

Et c'est d'ailleurs avec une certaine résignation que Faulques reçoit Ivo, que l'on perçoit comme une espèce de statue du Commandeur venue rendre justice. Venue incarner le destin, si féroce. A moins que le plus violent dans ce monde ne soit l'être humain lui-même, capable de toutes les monstruosités, d'une immoralité totale et d'une haine tenace.

Car le coeur de cette histoire, c'est bel et bien le genre humain. Une vision particulièrement sombre et pessimiste de ce genre humain, d'ailleurs. Faulques et Ivo échangent sur ces questions, partageant leurs expériences respectives, très différentes, presque complémentaire : le Croate était une victime, le photographe, un témoin.

Mais, le leitmotiv, c'est que personne dans ce monde n'est innocent, quelle que soit sa position. Car, même si Faulques n'était pas un belligérant, sa présence même sur les lieux l'impliquait. Chacun de ses gestes, chacune des impulsions de son doigt sur le déclencheur a eu des conséquences, exactement comme un soldat qui appuierait sur la détente de son arme...

"Je soupçonne que rien ne peut aider à changer la nature humaine. Ou aider à s'en protéger constamment", dit par exemple Faulques. C'est dur, définitif. Sans doute les mots d'un homme désabusé et malheureux, en colère autant contre lui-même autant que contre ses congénères. Mais, c'est sans doute assez juste.

Ce passage évoque, comme une bonne partie du livre, la question de la culture comme outil contre la barbarie. Mais, là encore, Faulques peine à croire que cela suffise. Il met plutôt en avant la mémoire, à condition toutefois qu'elle s'accompagne de lucidité. Qu'elle ne soit donc pas déformée pour quelque cause que ce soit, mais examinée avec objectivité.

Là, on retrouve des thématiques proches de celles développées par Jérôme Ferrari dans "A son image", et en particulier le parallèle entre peinture et photographie, deux manières de créer des images, de représenter le monde, mais des fonctions aussi différentes que les techniques qu'on emploie pour chacune d'entre elles.

L'interrogatoire, utilisons ce mot, même s'il peut sembler fort, d'Ivo tourne beaucoup autour de cela : pourquoi abandonner la photo pour se consacrer à la peinture ? Que cherche à représenter Faulques dans cette fresque ? Après quel objectif court-il ? Et l'on sent que le peintre de batailles lui-même n'a pas forcément toutes les réponses...

C'est un processus en cours dans lequel Ivo s'invite, précipitant la réflexion de son interlocuteur. On se dit que la fin de cette fresque marquera la fin de ce processus, que Faulques aura des réponses, peut-être pas toutes, mais suffisantes. Avec l'irruption du Croate, une autre échéance apparaît qui rend soudain toute projection dans l'avenir pour le moins incertaine...

Ne vous attendez pas, en ouvrant le roman d'Arturo Perez-Reverte, à l'un des romans mouvementés, plein d'aventures et de rebondissements, parfois flirtant avec le polar, auxquels l'écrivain espagnol a pu nous habituer depuis "le Tableau du maître flamand" (presque 30 ans, déjà ! Et déjà un roman autour de la peinture...).

On est dans un roman nettement plus introspectif, où les échanges confinent à la philosophie, à la métaphysique, où la violence est omniprésente, puisqu'elle est la source de tout cela, mais sans se manifester concrètement entre les deux protagonistes. Il y a, entre Faulques et Ivo, un lien particulier, étrange, quand on sait ce qui les unit personnellement, une cordialité qui s'avère glaçante...

Il y aurait beaucoup à dire sur cette relation, mais cela nous emmènerait un peu loin, il y aurait pas mal à dire sur Ivo, et en faisant référence à la statue du Commandeur, j'ai déjà laissé transparaître l'hypothèse qui est la mienne à son sujet. Arturo Perez-Reverte laisse au lecteur le choix de la perception de son roman, il ne dicte rien, n'impose rien, à vous de décider...

Dans "le Peintre de batailles", Arturo Perez-Reverte évoque la puissance de l'image et de la photographie en particulier, comme le fait Jérôme Ferrari dans "A son image". Avec les mêmes écueils : la photo montre-t-elle le réel ou capte-t-elle autre chose, en particulier de la personne qui est choisie comme sujet, de la situation qu'elle offre à ceux qui ne sont pas présents sur place.

Oui, Faulques a été le témoin, il a joué durant toute sa carrière de photographe une courroie de transmission, montrant aux lecteurs des journaux, des magazines dans lesquels paraissaient ses clichés, ce qui se déroule loin d'eux, loin de leur regard. Rendre visible ce que personne ne voulait voir, pour reprendre une formule extraite du roman de Jérôme Ferrari.

Mais être témoin, c'est s'exposer soi-même à l'horreur, sans filtre autre que la carapace que l'on peut se constituer. Supporter l'insupportable pour en saisir l'horreur ou attraper un fugace moment de grâce au milieu du chaos... A chaque drame, une goutte de plus tombant dans un vase, jusqu'à celle qui fait tout déborder. Jusqu'à l'événement qui pousse à tout laisser tomber et à s'isoler du reste de l'humanité.

C'est ça, le parcours de Faulques, un dur à cuire qui en a vu des vertes et des pas mûres au fil de ses décennies comme photographe, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus supporter cette abomination, cette capacité de l'être humain à infliger des souffrances à son prochain, à ôter la vie pour toutes les raisons qu'on peut trouver pour justifier l'injustifiable...

Le peintre de bataille ne peut effacer ce qu'il a vu, jusqu'à l'écoeurement. Ce qui l'a poussé à devenir un ermite enfermé dans sa tour de guet. Il n'est pas Sisyphe, ni Pénélope, son oeuvre avance sans cesse, se complète à chaque jour, qu'il y apporte un simple coup de pinceau ou qu'il conçoive un pan plus large. Ce qu'il peint ne s'efface pas dans la nuit, il ne doit pas tout reprendre.

Le mal est profond, métastasé, incurable. On trouve dans le roman l'idée que l'amour puisse être la solution, l'antidote, et là encore, Faulques semble repousser cette idée, peut-être simpliste à ses yeux. Il y a bien cette jeune femme, dont il ne connaît que la voix, à travers le haut-parleur du bateau qui passe quotidiennement sous ses fenêtres (ou presque).

On la rencontre finalement, elle semble intriguée par cet homme, ses choix de vie, son travail de dingue. Enfin, quand je dis "on", il faut évidemment comprendre Faulques, et l'on caresse l'espoir d'une étincelle qui réveillerait cet homme, le ramènerait au monde, enfin. mais cela peut-il être suffisant ? N'est-il pas déjà au-delà de tout cela ?

Le principal, c'est ce lien particulier entre l'homme et son oeuvre, comme s'il jetait sur les murs lézardés les dernières substances maintenant son être en vie. Il est une sorte d'ectoplasme en sursis, vide, peut-être déjà moribond, ne tenant que pour témoigner une dernière fois de la folie des hommes à travers la folie picturale d'un homme.

Cette oeuvre, évidemment, on ne la voit pas, elle n'existe que dans le roman et on n'en a pas une description très précise. On devine, par touche, qu'il y a des détails très réalistes, crus, terriblement violents, mais aussi des éléments sortis droit de la mémoire du peintre, comme une espèce de testament jalonné de rencontres passées, d'événements vécus...

Mais, il manque un élément à tout cela. Et l'on va finir par comprendre qu'il s'agit d'un personnage, elle s'appelle Olvido, un prénom si paradoxal, puisqu'il signifie "l'oubli" en espagnol et que, manifestement, elle est inoubliable. En creux, on va découvrir cette femme, pourquoi elle est si importante pour Faulques, et pas seulement pour ce que l'on imagine de prime abord.

Autant Faulques paraît bourru, peu attachant (mais peut-être l'était-il avant tout ça, ne préjugeons pas), autant Olvido semble exubérante, un grain de fantaisie dans un univers où il n'y en a pas beaucoup, quelqu'un que l'on remarque partout où elle passe. Une photographe, aussi, mais pas du tout du même genre que Faulques.

Elle est l'artiste et utilise l'image comme telle. Pas de visage, que des objets, avec lesquels elle constitue des espèces d'accumulations fort déroutantes aux yeux de Faulques. Des clichés en noir et blanc, à l'opposé, nous dit-on, de ceux dont elle fut le modèle lorsqu'elle travaillait dans la mode et qu'elle incarnait la beauté. Cette beauté qu'elle expulse délibérément de ses propres photos.

Déroutante, mystérieuse, insaisissable, tellement belle, capable de sortir apprêtée comme pour une soirée de gala alors qu'ils se rendent sur le terrain... Bref, une femme libre, qui n'en fait qu'à sa tête, piétinant les normes et les conventions, bousculant le quotidien si bien réglé de Faulques, apportant à son univers mortifère une bouffée de vie salvatrice.

Olvido, c'est l'antithèse des deux autres personnages principaux, Faulques et Ivo, parce qu'elle incarne le vivant quand les deux hommes puent la mort. Elle est la joie quand ils sont le deuil. Elle est l'insouciance quand ils sont le remords et la rancune. Elle est la beauté quand Faulques est la culpabilité et Ivo la vengeance...

C'est un beau et fort personnage, dont il est un peu difficile de parler, car si elle n'est pas aussi présente que les deux autres protagonistes, son rôle est essentiel (j'allais faire involontairement un jeu de mots de très, très mauvais goût...) dans le roman. C'est à travers elle que toutes les pièces du puzzle vont se mettre en place.

Je l'ai dit, "Le Peintre de batailles" est un roman assez atypique dans la bibliographie d'Arturo Perez-Reverte, qui livre là une sorte de conte philosophique sombre et douloureux sur la condition humaine, avec un Faulques qui est une sorte d'anti-Candide, observant avec une lucidité déprimante un monde qui ne va certainement pas pour le mieux et qu'il est effrayant d'imaginer être le meilleur...

C'est d'ailleurs là que réside le dernier élément qui rapproche "le Peintre de batailles" du livre de Jérôme Ferrari, "A son image" : un véritable pessimisme qui n'est sans doute pas qu'une posture ou un simple élément romanesque. Hélas, depuis la parution de ce roman, la situation en Syrie ou dans d'autres régions du globe tend à leur donner raison.

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