samedi 15 août 2015

"Cet homme-là n'a qu'à bien se tenir, je suis prête à autopsier le monde entier pour l'extraire de l'ombre".

Et l'homme en question, je ne vais pas vous faire mariner plus longtemps, c'est... Jack l'Eventreur. Voici un livre qui n'est pas le premier et ne sera pas le dernier à proposer une thèse concernant l'identité d'un des assassins les plus mythiques qu'on connaisse. Mais, au-delà de la théorie proposée, qui est assez originale et dont, bien sûr, nous ne parlerons pas en détail, c'est aussi le mode de narration choisi par l'auteur qui mérite d'y consacrer un billet. Avec "Retour à Whitechapel" (disponible chez Pocket), Michel Moatti, universitaire et journaliste, qui fut correspondant chez Reuters, propose en effet un polar historique dans lequel vient s'inscrire l'enquête que l'auteur a mené en profondeur sur l'important (mais incomplet) matériel documentaire disponible. Un polar, dont, pour le coup, le point de départ est particulièrement original. Un jeu entre réalité, fiction, extrapolation mené avec une redoutable efficacité, et absolument pas gratuit, comme on pourrait le croire au premier abord... Et une enquête qui va bien au-delà de la simple affaire criminelle.



Le dimanche 14 septembre 1941, Robert John Pritlowe s'éteint. Rien à voir avec le Blitz et la guerre qui fait rage, l'homme est mort de sa belle mort, comme on dit. Il a laissé une lettre à l'intention de sa fille, Amelia Pritlowe, dans laquelle il lui révèle un secret qu'il avait tu depuis plus d'un demi-siècle : l'identité de la mère d'Amelia.

Le choc est terrible pour cette infirmière, qui se démène toute la journée dans un hôpital londonien où affluent les blessés des bombardements nazis. En effet, son père lui a toujours expliqué que la mère d'Amelia était morte des suites d'une maladie pulmonaire alors qu'elle n'avait que 2 ans... Et là, dans cette lettre, en ce moment si difficile, une révélation incroyable.

En fait, Mr. Pritlowe y révèle que la mère d'Amelia s'appelait en fait Mary Jane Kelly. Ce nom ne vous dit rien ? Elle fut la cinquième et dernière victime (en tout cas, officiellement) de Jack l'Eventreur, lorsque celui-ci fit trembler les quartiers les plus sordides de Londres, à la fin de l'été et durant tout l'automne 1888.

Amelia a du mal à réaliser, mais certaine que son père, dans cette lettre posthume, ne peut pas lui mentir, elle décide de mener l'enquête, d'abord pour en savoir plus sur cette mère dont le peu qu'elle croyait savoir est faux, mais surtout pour essayer de découvrir l'identité de celui qui l'a massacrée avant de disparaître...

Et quand je dis "massacrée", le mot n'est pas trop fort : ce dernier meurtre est le plus "abouti", si l'on peut dire, le seul à avoir eu lieu dans une pièce fermée, la chambre qu'occupait Mary Jane Kelly à Miller's Court, dans le sinistre quartier de Whitechapel. La jeune femme a été défigurée au point d'être méconnaissable et son corps abominablement mutilé. Sans oublier une mise en scène particulièrement macabre.

Alors, l'infirmière décide d'entrer dans une des nombreuses associations de "ripperologues", ces détectives amateurs qui se réunissent pour échanger des points de vue, échafauder des théories, collecter des documents sur les meurtres de Jack l'Eventreur, parfois moins dans le but de l'identifier que de replonger dans l'époque qui les fascinent.

Ce sera la Filebox Society. Bien sûr, elle n'explique pas ce qui la motive à intégrer ce groupe d'excentriques messieurs qui connaissent par coeur tout ce qu'il y a à savoir sur Jack et ce qui l'entoure. Mais, elle devient rapidement le membre le plus assidu, cherchant dans l'imposante documentation rassemblée par les autres membres, les traces de sa mère et de son meurtrier.

En parallèle, le lecteur découvre les carnets rédigés par Amelia et retraçant l'enquête à laquelle elle consacre tout le temps libre que lui laisse son travail, pourtant très prenant, et les événements de 1888, racontés de façon plus classique, comme si on les suivait, avec une narration à la troisième personne. Les carnets sont en italique, on y trouve la phrase titre de ce billet, le récit d'époque en caractères normaux.

A noter aussi des passages sur les différentes auditions devant le jury d'enquête de Shoreditch des témoins, si on peut les appeler ainsi, puisque ces témoignages sont rarement directement axés sur les meurtres eux-mêmes. Mais ce sont les éléments les plus directs existant sur les faits et les jours des meurtres et ils ne sont pas dilués par les nombreuses (et lucratives) interventions dans la presse, avides, déjà, de sensationnalisme plus que d'informations...

Je vais peu parler des carnets d'Amelia, non parce qu'ils n'apportent rien, bien au contraire, mais parce qu'ils mènent au dénouement du roman et il faut évidemment le laisser dans l'ombre. Par ailleurs, il y a énormément à dire sur la partie victorienne du livre de Michel Moatti, car l'auteur a choisi de faire revivre cette époque pour mieux y inscrire son enquête.

Ainsi, il retrace les journées-clés de l'affaire "Jack l'Eventreur", autrement dit, celle qui ont abouti aux différents meurtres qui lui sont attribués. Cinq au total, mais, on peut sérieusement se demander si la série s'est arrêtée avec Mary Jane Kelly, comme on le dit souvent. On plonge donc dans ce quartier de Whitechapel, qu'on imagine toujours noyée de brume, sombre et glauque au possible.

Effectivement, ce sont des quartiers très pauvres, typiques de ce que l'on voit dans la littérature de Dickens ou, plus encore, celle de Jack London. Et le choix de ce quartier pourrait ne pas être totalement anodin, pour Amelia/Michel Moatti. Car, une des hypothèses retenues par l'écrivain serait la haine viscérale, absolue, que le tueur nourrissait pour la pauvreté.

Une haine que l'assassin aurait reportée plus particulièrement sur ces femmes qui se laissaient aller dans l'alcool, ne survivaient que par la prostitution, dans des conditions plus que précaires. Chaque scène de crime est un lieu connu et reconnu de passes, les premières à la va-vite, dans des coins en retrait du passage, mais en pleine voie publique, la dernière, dans la piaule de la victime.

On est loin des ors de la monarchie victorienne et, comme l'auteur, on imagine mal qu'un homme issue de la famille royale ou de son entourage, comme le veulent certaines théories visant un prince ou un chirurgien, puisse passer inaperçu dans un tel décor, au point de ne retrouver quasiment aucun témoignage.

C'est aussi une partie de Londres où les femmes, même sans éventreur hantant les nuits et les recoins les plus sombres, n'ont pas la vie facile. Michel Moatti rappelle ainsi cette incroyable manifestation des fabricantes d'allumettes, dont l'usine se trouvait dans cette zone, également, et qui s'est déroulée l'après-midi précédant le premier meurtre de l'Eventreur, celui de Polly Nichols.

Des femmes défigurées par les produits chimiques qu'elles manipulent, que leurs patrons ignorent avec condescendance et qui vont montrer à tous le résultat de ces conditions de travail indignes, monstrueuses. Polly a assisté à ce défilé, peut-être son assassin également, était-il déjà présent dans le quartier à ce moment-là.

Ajoutez un incendie qui fait rage sur les docks, proches de ce quartier, et envoyant sa fumée grasse, et un orage énorme qui a éclaté en début de soirée, laissant l'atmosphère lourde, chargée, électrique et brumeuse, et voilà en effet le décor digne de la légende du monstre qui frappera pour la première fois, en tout cas, officiellement ce jour d'août 1888.

De la même manière, plutôt que de proposer une enquête statique, alignant les indices, les éléments, le choix romanesque permet à Michel Moatti de rendre ce Londres des bas-fonds extrêmement vivant. On suit les personnages dans ce que l'on peut savoir de leur existence au moments des différents crimes. On revit les dernières heures des victimes in vivo ou presque et c'est évidemment très impressionnant.

Âmes sensibles, sachez tout de même que, si l'auteur n'entre pas forcément dans le détail des crimes de l'Eventreur, il faut tout de même donner des éléments cliniques, car chaque meurtre diffère sensiblement des autres et les blessures infligées font partie entière, comme pour d'autres auteurs, d'ailleurs (je pense à Patricia Cornwell, par exemple, même si sa démonstration est souvent remise en question), du raisonnement de Michel Moatti.

Les autres théories, forcément, Michel Moatti les évoquent. Pas toutes, puisque l'intrigue se déroule en 1941. A travers Amelia, il essaye d'en écarter certaines, montrant que tel ou tel fait ne colle pas (j'ai évoqué plus haut le fait qu'un homme de la haute aurait certainement été repéré). Et il élabore une thèse que je trouve passionnante. Fascinante. Effrayante.

Au coeur de "Retour à Whitechapel", il y a tout de même en priorité ce cinquième meurtre "canonique" (épithète qualifiant les 5 meurtres attribués à l'Eventreur), celui de Mary Jane Kelly, la mère d'Amelia. Il y a de nombreuses raisons à ce choix, qu'on peut juger subjectif de la part de Michel Moatti, avant de se rendre compte qu'il n'est pas anodin du tout.

Mary Jane Kelly est atypique, à plus d'un titre, par rapport aux quatre autres femmes assassinées par l'Eventreur. A la fois par sa personnalité, le fait qu'on en sache peu sur elle, qu'il reste dans sa vie de vraies zones d'ombre, passées et présentes, mais aussi, dans la manière dont elle a été tuée. C'est avec elle que le tueur a passé le plus de temps, puisqu'il était protégé dans cette chambre minuscule et insalubre de Miller's Court.

Michel Moatti s'est ainsi engouffré dans ces vides et je dois reconnaître qu'il a mené un impressionnant travail de relecture des documents d'époque. A travers le personnage d'Amelia et ces sociétés de "ripperologie" (qui existent encore, même si celle du livre est fictive), Michel Moatti travail sur un matériel qui n'est pas forcément celui de l'enquête officielle.

Ainsi, serez-vous peut-être surpris de ne quasiment jamais croiser Frederick Abberline, le policier dont le nom est resté attaché à cette effroyable enquête. De même, il est très peu mention des fameuses lettres anonymes envoyées à la police par le tueur (ou pas) et dans lequel se trouve l'appellation "Jack the Ripper", ainsi que l'expression "From hell", devenue ensuite le titre d'un film.

Amelia travaille beaucoup plus sur la presse de l'époque, qui a multiplié les articles, plus ou moins fiables, il est vrai, sur l'affaire. La masse est énorme, sans doute incomplète, parfois manquant de clarté. Mais, un peu comme lorsqu'on lit les Evangiles, pardonnez cette comparaison audacieuse, en les recoupant, on voit apparaître des éléments troublants, quasiment invérifiables, parfaits pour devenir des ressorts de fiction.

Car, évidemment, si l'on peut se montrer convaincu par la démonstration de Michel Moatti, force est de constater que, comme pour toutes les autres thèses, il n'y a pas de preuve concrète de ce qu'il décrit. Le choix d'écrire un roman à thèse permet alors de jouer avec ces éléments impossibles à démontrer, mais que l'auteur a cru déceler. A commencer par la maternité de Mary Jane Kelly...

Je dois dire que ce que Michel Moatti a mis en évidence est troublant et très intéressant. Que ce qu'il pense avoir découvert, parfois sur des interprétations de textes et d'articles, donne une originalité certaine à son récit et entretient aussi le suspense et l'intrigue située en 1941. La construction romanesque est elle aussi très réussie, dans sa dimension purement fictionnelle.

Cette ambivalence entre enquête et fiction permet au lecteur de choisir l'option qui lui convient le mieux : soit on adhère à l'enquête et à sa conclusion, qui devrait forcément vous surprendre, soit on se dit qu'il s'agit d'un roman, vrai thriller historique, et on se laisse porter jusqu'au final, parfaitement conçu et qui, là encore, allie parfaitement la réalité et la fiction.

Comme je le fais à chaque fois, je vous encourage à lire avec attention les annexes en fin d'ouvrage, dans lesquelles Michel Moatti vous emmène dans les coulisses de l'écriture de "Retour à Whitechapel". Ses explications sont vraiment très intéressantes, répondant directement à une série de questions et revenant sur la façon dont il est arrivé à tel ou tel raisonnement.

Cet argumentaire est complété par un cahier documentaire sur papier glacé, qu'on trouve au centre du livre. Attention, conseil d'importance, ne le lisez pas lorsque vous y arrivez, revenez-y après avoir fini le livre, vous risqueriez de vous spoiler vous-mêmes. Ce cahier contient des commentaires de l'auteur, mais surtout des photos, souvent très impressionnantes.

Certaines ont été prises récemment, d'autres sont des reproduction de clichés d'époque, auxquels Michel Moatti a pu avoir accès. C'est quelquefois très violent, malgré la qualité médiocre de certaines photos, et heureusement, mais il n'y a pas besoin pour qu'on ressente un frisson le long de l'échine... Et que l'on mesure la violence qui s'est déchaînée...

Maintenant, c'est à vous. Croyez-vous à la thèse de Michel Moatti en tant que solution à une série de crimes légendaires datant de près de 130 ans, désormais, ou bien préférez-vous lire dans "Retour à Whitechapel" un vrai polar historique très bien documenté et qui joue avec les faits et la fiction ? Peu importe, la fascination qu'exerce Jack l'Eventreur se poursuivra sans doute encore longtemps, renforçant ce qui ressemble de plus en plus à un mythe.

2 commentaires:

  1. Merci beaucoup de votre lecture et de votre sensibilité. je crois que vous avez écrit l'un des plus longs et méticuleux article sur RàW. Amicalement
    Michel Moatti
    michel.moatti@univ-montp3.fr

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    1. Merci à vous d'avoir pris le temps de me lire (oui, j'ai du mal avec la brièveté ^^) et de répondre. J'ai apprécié votre démonstration, mais aussi la manière dont vous l'inscrivez dans la fiction.

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