Ah, le rêve américain ! La littérature l'a glorifié comme elle l'a démonté, révélant le miroir aux alouettes qui se cache derrière cette expression... C'est dans cette seconde catégorie qu'il faudra ranger le roman du jour, vous l'aurez sans doute compris, avec la citation-titre de ce billet. Mais, cette lecture est aussi l'occasion de découvrir la plume délicieusement vénéneuse, créative et déjantée d'une jeune romancière française qu'il faudra certainement suivre à l'avenir. Avec "les enfants de choeur de l'Amérique", publié aux éditions Anne Carrière, Héloïse Guay de Bellissen nous emmène dans une espèce de train fantôme dans lequel embarque deux personnages emblématiques de l'Amérique contemporaine, à la rencontre d'une galerie d'autres hommes et femmes devenus des icônes de cette Amérique imparfaite et idéalisée. Il y a de l'allégorie dans l'air, c'est drôle, foufou, dérangeant, aussi, plein de cynisme, et c'est fort agréable à lire...
Voici le parcours parallèle de deux hommes. Ils ne se connaissent pas, ne se rencontreront jamais et pourtant, ils ont énormément de points communs. Ils sont tous les deux nés la même année, en 1955, ils ont grandi au sein de familles pauvres, sans attache particulière. Ils ont entretenu des relations difficiles avec leurs parents, en particulier leurs mères.
Ils ont aussi eu des passions communes, les Beatles, d'abord, dont la musique les a fascinés, inspirés, enveloppés. Et puis, un livre, plus qu'un livre de chevet, une lecture essentielle, qu'ils ont assimilée comme on digère de la nourriture pour en puiser l'énergie. Ce livre, c'est "l'Attrape-coeurs", de J.D. Salinger, livre culte de bien des jeunes Américains depuis 60 ans, mais sans doute pas au point de ces deux garçons-là.
Le premier s'appelle David Chapman, un garçon en quête d'un amour absolu, infini, qu'il va chercher longtemps, au fil d'expériences diverses. Un garçon à l'imaginaire débridé, car, fautes d'avoir de véritables amis, ils se les invente, c'est plus simple. Mais, pas seulement parmi les êtres qu'il fréquente au quotidien, non, dans ce vaste pays qui l'a vu naître, riche en figures tutélaires.
La famille, un père de substitution, une petite amie qui n'en est pas une, des enfants, qu'il va encadrer, les hippies, la religion, tout cela va le laisser incomplet. Les sujets d'affection se succèdent dans son coeur si accueillant, mais à la superficie limitée. Un coeur qui agit comme une mémoire tampon : qui y entre efface un de ceux qui l'a précédé ou prend la place d'un oublié...
Jusqu'à ce qu'il ne découvre celui qui va bientôt occuper tout entier son coeur, son esprit, son âme : John Lennon. Tout chez cet homme, cette idole, cette star, va finir par obséder David Chapman qui ne pense plus qu'à lui, de l'aube au crépuscule, et sans doute une bonne partie de ses nuits. Une fascination dévorante qu'il veut concrétiser...
Le second se nomme John Hinckley. Le début de sa vie est nettement plus calme que celui de David Chapman. Mais lui aussi va avoir une révélation quasi mystique, alors qu'il a une vingtaine d'années. Une apparition, en pleine séance de cinéma, je ne vois pas comment dire les choses autrement. Blonde, joli minois, un rôle fort dans un film mythique...
Jodie Foster n'est encore qu'une adolescente quand elle donne la réplique à Robert De Niro, devant la caméra de Martin Scorsese, dans "Taxi Driver" Pour John, Iris, le personnage, et Jodie, l'actrice, se confondent peu à peu, mais le coup de coeur est foudroyant et, désormais, il ne vivra plus que pour elle, qui fait battre son coeur.
Etudiant à Yale, pour se rapprocher de l'actrice qui y fait ses études, il l'inonde de lettres, qu'il vient déposer sous sa porte, l'appelle au téléphone régulièrement mais n'ose pas la rencontrer face à face. L'actrice, de son côté, supporte cela, après tout, il est un poil envahissant, ce garçon, mais respectueux, contrairement à d'autres interlocuteurs...
Bientôt, John Hinckley cherche un moyen d'éblouir la femme qu'il chérit plus que tout. Et, c'est de David Chapman que va venir l'idée géniale, incontournable, celle qui lui assurera à tous les coups l'amour de la belle Jodie. Il va donc se préparer pour ce grand-oeuvre, qui lui permettra de changer son désir de plomb en relation en or...
Précisons-le, si ces deux noms ne vous disent rien, Chapman et Hinckley existent réellement et ils ont laissé leur marque dans l'histoire de l'Amérique contemporaine, la propulsant violemment dans les années 80. Le premier, en abattant John Lennon à bout portant, un soir de décembre, à New York, le second, en blessant grièvement Ronald Reagan, président des Etats-Unis en exercice quelques mois plus tard.
A travers le parcours singulier, très chaotique pour Chapman, bien plus lisse pour Hinckley, à travers cette obsession qu'ils ont forgée au point, un jour, de passer à l'acte, en pensant sincèrement que cela ferait d'eux des personnages de même stature que leurs cibles, Héloïse Guay de Bellissen nous raconte comment le rêve américain engendre parfois des destins incontrôlables...
Héloïse Guay de Bellissen dans son raisonnement, joue beaucoup avec l'homophonie des mots coeur et choeur. Le premier, ce siège traditionnel des sentiments, et plus particulièrement de l'amour, tient une grande place dans le livre, jusque dans sa construction. Oui, le roman lui-même est un coeur, vous le verrez, je n'en dis pas plus.
Ensuite, parce que, aussi étrange que cela paraisse, c'est bien l'amour qui motive les deux hommes au coeur du livre. L'amour de l'un pour Lennon, l'amour de l'autre pour Jodie Foster. Mais, Chapman, plus encore, est obsédé par ce réceptacle des sentiments, qu'il cherche désespérément, tout au long de sa trajectoire zigzagante, à remplir.
Oui, il est beaucoup question d'amour, car c'est ce dont manque cruellement ces deux êtres. Ils ont besoin d'amour, d'un amour inconditionnel, flamboyant, qui s'accompagne d'une reconnaissance de la part du plus grand nombre. Au-delà de l'être qui incarne leurs obsessions, c'est bien de l'Amérique toute entière que Chapman et Hinckley espèrent se faire aimer...
Et puis, il y a le choeur. Un choeur qui représente l'Amérique elle-même. Ce personnage intervient en guise d'interlude, entre les chapitres, exactement comme le faisaient les choeurs dans les tragédies antiques. Preuve, s'il en fallait une, que sous des dehors déjantés et une tonalité globale sarcastique, le roman d'Héloïse Guay de Bellissen est bel et bien une tragédie.
Celle d'un pays de lait et de miel, une nouvelle terre promise, qui n'engendre que des enfants trop gâtés ou trop cinglés, à l'influence mortifère. Car, si l'Amérique a accouché de Chapman et de Hinckley, comme de tous les autres personnages réels que l'on croise dans le livre, ces vies sont intrinsèquement liées à la mort.
Eros et Thanatos, autre thème tragique et antique, c'est vrai. Emmett Till, Marilyn Monroe, Elvis Presley, Charles Manson, quasiment tous les personnages qui interviennent, d'une façon ou d'une autre, dans le récit, sont à la fois des icônes et des mythes parce qu'ils sont morts, spectaculairement, violemment, précocement, ou qu'ils ont donné la mort eux-mêmes.
L'Amérique est une mère-patrie, presque au sens biologique du terme, mais d'elle, naît ce rêve américain taché de sang, fait de carton-pâte, de paillettes et de gloire artificielle, mais qui, lorsqu'on passe la tête pour regarder l'envers du décor est d'un seul coup nettement moins attirant, nettement moins éblouissant...
La maternité est d'ailleurs un des thèmes forts de ce roman. Elle revient régulièrement, pas seulement à travers le parcours des deux personnages centraux, mais aussi à travers les icônes que l'on croise, Elvis et son jumeau mort-né, Marilyn et ses fausses couches, Charles Manson, et l'assassinat de Sharon Tate, proche d'accoucher, par exemple.
Il n'y a pas d'enfants sans mère et cette relation si spéciale entre l'enfant et sa génitrice, cette relation fondatrice, est fondamentale. Pour Chapman et Hinckley, elle fut, à tort ou à raison, c'est en tout cas ce qu'ils pensaient eux, insuffisante, insatisfaisante. L'Amérique, dont ils quémandent l'amour, devient alors la mère de substitution désignée...
Et puis, il y a le quatrième personnage principal de ce roman, que je n'ai pas encore nommé : Holden Caulfield. Personnage principal de "l'Attrape-coeurs", de J.D. Salinger, il (re)prend vie sous nos yeux, quittant en partie le cadre littéraire dont il fait partie pour essayer de s'émanciper de son créateur. Cet adolescent a énormément influencé Chapman et Hinckley et fait partie intégrante de leur imaginaire désenchanté.
Héloïse Guay de Bellissen, tout en s'appuyant sur le texte originel, met la gouaille de ce jeune homme en rupture de tout, expérimentant une espèce de liberté vagabonde qui ne le mènera finalement nulle part. A leurs manières, Chapman et Hinckley sont des petits frères de Caulfield, cherchant eux aussi dans une rupture avec le destin qu'on a voulu leur imposer, la gloire qui auréole désormais le personnage de Salinger.
Lui aussi est un enfant de l'Amérique, mais, là où certains le voient comme un exemple, une icône de plus, on peut se dire qu'il incarne également tout le questionnement profond d'un jeune homme devant un avenir incertain. Les lumières de New York, dans lesquelles évolue Holden, sont du genre à attirer les humains comme une lampe les papillons de nuit. Mais pour quoi, au final ? Comment sortir du lot ?
Mais, le véritable point commun qu'ont Chapman et Hinckley avec Holden Caulfield, c'est certainement cette angoisse profonde de franchir le pas qui mène de l'enfance à l'âge adulte. Quand j'ai lu "l'Attrape-coeurs", c'est ce qui m'avait frappé et, dans la manière dont Héloïse Guay de Bellissen raconte le destin des deux meurtriers, j'ai retrouvé cette même sensation.
Hinckley pense même, après son acte fou : "on va s'occuper de moi (...) Je serai docile, gentil, je raconterai mon histoire et pour une fois on m'écoutera. Je suis adulte enfin (...) Tous les coeurs de l'Amérique seront rivés sur moi..." Un passage que je tronque, mais qui, pour moi, est l'une des clés de compréhension de ce livre.
Oui, l'Amérique est une mère et ses enfants, lorsqu'ils tournent bien, deviennent des stars. Lorsqu'ils tournent mal aussi, d'ailleurs. Mais tous, stars évoluant dans des décors de rêve, sur pellicule ou papier glacé, dans le luxe et l'argent, ou, au contraire, anonymes, ramant de leur naissance à leur mort pour exister et le faire savoir, tous semblent refuser de grandir. De devenir responsable.
L'Amérique choie ses enfants mais les élève mal, dans ce culte permanent du factice et de l'éphémère, de la violence et du quart d'heure de gloire wahrolien. Elle les aime, ses enfants, elle les adore, même, leur faisant des piédestaux, même lorsqu'ils ne le méritent absolument pas, ou pour des raisons moralement condamnables, en les nourrissant ad nauseam des ingrédients du spectacle permanent.
Un dernier point avant de termine ce billet qui s'allonge, qui s'allonge. Mais, il faut tout de même saluer la plume acérée d'Héloïse Guay de Bellissen, jeune romancière que je découvrais à cette occasion. Un style qui bouscule, à l'ironie féroce et qui fait mouche. Une construction audacieuse et originale qui sert de fondations au récit.
C'est virulent, mais c'est aussi divertissant et on s'amuse beaucoup dans cette histoire qui entremêle les destins de deux pieds-nickelés qui sauront, hélas, faire preuve de leur pouvoir de nuisance. Sans doute ont-ils atteint leur but, l'histoire retient leur nom, mais à quel prix ? A travers eux, c'est tout le revers de la médaille du rêve américain qui saute aux yeux.
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