Un vent de mauvais esprit pourrait bien souffler sur ce blog, ce soir, à l'occasion d'un billet consacré à un premier roman de science-fiction. Mauvais esprit, car, il faut le reconnaître, le personnage central n'est pas franchement le mec le plus sympa du monde... Mais, on le verra, il a de sérieuses circonstances atténuantes et surtout, c'est une histoire de rédemption, voilà qui devrait rassurer les plus délicats : tout est bien qui se finit bien... Ou pas ! Ah, ah, je brouille un peu les pistes, avant de me lancer dans ce billet qui sera consacré à "2097, mémoires de mon père", de Jérôme Bezançon, publié en grand format aux éditions Atria. Un roman à tiroir et le récit halluciné et hallucinant d'une existence vraiment pas comme les autres. Roman d'anticipation, dites-vous ? Certes, mais dans un futur proche, très proche, peut-être déjà arrivé, qui sait... Et un style canaille que j'ai bien apprécié, car il pimente encore le récit.
Vers 2140, un père de famille remet à sa fille un document un peu particulier... Ce texte, ce sont les mémoires de son père, un certain Pierre. Ce texte a été écrit peu avant la mort de ce dernier, en 2097. Il y raconte sa vie, de sa naissance à ces derniers instants, mais surtout, il y décrit un monde sévèrement parti en cou... euh, à vau-l'eau.
Les climats ont été bouleversés profondément, les eaux ont monté partout de façon alarmante. La pollution et la surpopulation ne font qu'étouffer un peu plus une planète, dont les sous-sols ont vu leurs minerais s'épuiser à la vitesse grand V. Cause ou conséquence de tout cela, la démocratie est devenue une rareté et des classes de super-riches poursuivent leur existence luxueuse malgré tout.
Lorsque débute son texte, Pierre paraît parfaitement intégré à ce monde inquiétant. Il a, semble-t-il, très bien réussi dans un domaine qui résiste à toutes les évolutions : le tourisme. En effet, il dirige un tour-opérateur qui propose de formidables voyages à travers le monde, enfin, ce qu'il en reste, aux plus riches, capables de payer ces dispendieux séjours.
C'est d'ailleurs au cours d'un de ces voyages, en 2089, que Pierre va avoir comme une révélation. Dans les ruines d'une Venise que l'eau engloutit un peu plus chaque jour (et particulièrement ce jour-là), il réussit à sauver sa peau in extremis. L'homme qu'il était a vécu, il va ensuite radicalement changer, remettre en cause son confortable mais irresponsable mode de vie et tenter de changer les choses...
Mais, Pierre a conscience, au moment où il écrit ces lignes, que cette simple explication ne suffit pas et qu'il va falloir remonter aux origines... Ce qu'il révèle alors est carrément effrayant. Je ne vais pas trop en dire ici, car il faut évidemment ménager la surprise. Mais, alors qu'il retrace son parcours tout à fait hors norme, on commence à comprendre que le chemin qui a mené à cette dernière nuit a été pour le moins chaotique.
Ce que l'on peut dire sans rien trop révéler, c'est que Pierre est un véritable autodidacte. Pas seulement dans sa carrière professionnelle, mais dans l'intégralité de son existence. Soyons clairs : Pierre, pour des raisons qu'il vous faudra découvrir, n'a reçu absolument aucune éducation. Aucune valeur morale, aucun tabou, aucun repère fondamental qu'on inculque habituellement dès l'enfance.
Voilà qui en fait, alors qu'il entre de plain-pied dans l'existence de façon rocambolesque, un personnage incapable de mesurer les conséquences de ses actes, une boule d'argile qui doit encore être façonnée, une sorte de créature à la Frankenstein qui pourrait vite devenir incontrôlable. C'est d'ailleurs le cas...
La jeunesse de Pierre est cataclysmique. Une espèce d'orgie permanente, sans aucune limite, sans aucun frein, du sexe, de la drogue, du luxe à gogo... Il est une espèce de numéro de cirque pour un public privilégié, une espèce d'ours qu'on montre à l'assemblée dans toute sa puissance et sa dangerosité, puis qu'on laisse assouvir ses instincts...
Il faut reconnaître que cette partie de la vie de Pierre est assez effarante pour le lecteur, tant il apparaît monstrueux. Mais sans en être conscient, bien au contraire. Il faudra attendre, pour cela, qu'un événement lui fasse prendre violemment conscience que tout cela est sans issue et qu'il ne peut pas passer l'intégralité de sa vie dans cet état-là.
Je sais que ce que je raconte là peut sembler assez obscur. Mais, je pense que l'on me reprocherait d'en dire plus, de vous expliquer ici qui est véritablement Pierre, d'où il vient et ce qu'il a traversé, jusqu'à cette nuit, dans un hôtel de Davos, tout un symbole, où il rédige ses mémoires à destination de son fils.
En revanche, croyez-moi, cette première partie est tout à fait effrayante, car c'est un véritable anti-roman d'apprentissage, où un jeune être humain apprend tout ce qu'il ne faut pas et est formé au contact d'une société décadente, immorale, insensible et complètement déconnectée de la réalité. En cela, c'est aussi très intéressant de se plonger dans cette bauge.
Pourtant, comme je l'ai dit plus haut, tout cela ne sonne pas si futuriste que cela. Par moments, on pourrait se croire dans telles soirées italiennes où l'on pourrait y rencontrer un président du conseil, ou dans un palace du nord de la France où, non, il n'y a pas de proxénétisme, juste des soirées entre ami(e)s toutes et tous consentants, si vous voyez ce que je veux dire...
Cette élite, dans laquelle atterrit Pierre presque par hasard, elle est omniprésente durant tout le roman et elle se fout du tiers comme du quart de ce qu'il peut advenir de ce monde. Tout n'est que désordre et laideur, luxe, giga-bordel et volupté, mais en mode SM, si vous voyez ce que je veux dire... Pas grand-chose à voir avec l'univers parodié dans ces lignes, je m'en excuse auprès des amoureux de Baudelaire.
Autour, tout s'effondre, la planète agonise dans d'abominables souffrances, mais qu'importe, la fête continue et tout le reste, tous les autres peuvent bien crever, peu importe, du moment qu'on jouit de son argent, de son pouvoir, de sa force brute, sauvage... Pierre n'est alors qu'un instrument, un naïf qui possède pourtant une incroyable capacité de nuisance, puisqu'il est incapable de discerner le bien du mal.
La voie vers la rédemption sera longue, complexe, radicale, mais, petit à petit, à force d'observation, découvrant autre chose que les cocons malsains successifs dans lesquels il a grandi, Pierre va se construire un système de valeurs bien différents et se sentir habité par une profonde culpabilité. Un sentiment qu'il ne peut alors effacer qu'en agissant.
Le monde de 2097, et des années précédentes, d'ailleurs, fait passer un frisson dans l'échine du lecteur. J'ai évoqué certains aspects de cet univers apocalyptique plus haut dans ce billet. C'est sombre, angoissant, dangereux, déroutant... Un monde orwellien, puisque l'esprit de certaines personnes est contrôlé par une sorte d'implant, le Buzz, qui dicte tout ce qu'il faut savoir.
En tant que guide touristique, Pierre reçoit ainsi directement toutes les informations nécessaires à ses visites dans son cerveau, servies toutes chaudes et instantanément. Mais, du coup, aucune liberté et un contrôle exercé sur lui qui, bien sûr, va devenir pesant. Là encore, on se demande si Jérôme Bezançon nous parle d'un futur si lointain...
Tout ce qu'évoque l'auteur dans son univers post-apocalyptique sonne bien présent. Alors que faire ? Comment remettre ce monde lancé vers le néant à pleine vitesse sur les bons rails ? Pierre, pendant un bon moment, semble être l'un des passagers de ce train fou et cela ne lui déplaît pas. Il faut dire que, vu les premières années de sa vie, ce qu'il traverse ensuite a des allures de paradis à ses yeux, alors qu'on est dans un tableau de Jérôme Bosch...
Mais, les écailles vont lui tomber des yeux. Pas à Damas, donc, mais à Venise. Il va alors entrer en rébellion et mûrir un plan pour essayer de réveiller ce monde ensuqué dans son absence de morale et d'humanité. Et cela n'a rien de simple, dans ce contexte sulfureux et méphitique. Mais, Pierre a la détermination de ceux qui n'ont rien à perdre.
Comme dit en introduction, ce roman n'est pas à conseiller aux lecteurs qui ne suuuupportent pas (oui, avec 4 u, minimum) les personnages principaux pas sympas dans les romans. Car, il faut bien le dire, Pierre n'est pas franchement le genre d'homme avec qui on aurait envie de sceller une amitié. A moins d'être soi-même sacrément tordu.
Personnellement, la complexité du personnage, ainsi que l'incertitude qui flotte sur lui au moment où il rédige ses mémoires, tout cela en fait un personne qui, à défaut d'être attachant, eh oui, ça arrive, il faut vous y faire, aiguillonne la curiosité. La partie initiatique du livre, même si elle est complètement déglinguée, est très intéressante, quasiment picaresque, malgré le côté glauque de l'ensemble.
Jérôme Bezançon fait de son personnage un rustre, le sert par un langage et des attitudes qui n'arrangent certainement pas l'image qu'on a de lui. Et, jusqu'au bout, on conservera de lui cette image qui sent le soufre, pleine de danger et de brutalité, aussi. Pas un personnage facile à appréhender, mais son parcours est tout aussi fascinant que bien des héros plus classiques.
On plonge vraiment dans les ténèbres, au court de cette lecture, et pourtant, on espère tout du long que de ce chaos, jaillira une lumière. Le fait que ces mémoires soient lus, ce que l'on sait dès la première page, est assez troublant car on ne sait absolument pas dans quel monde évoluent les descendants de Pierre. A-t-il fait dévier le monde de son orbite nauséabonde ou bien son action n'a-t-elle été qu'un cautère sur une jambe de bois bien pourrie ?
"2097, Mémoires de mon père", n'est sans doute pas, pour toutes ces raisons, le genre de roman qui fait l'unanimité chez les lecteurs. Etre mis mal à l'aise par un livre ne m'a jamais dérangé, au contraire, pour moi, cela fait partie de ce qu'on peut espérer trouver dans un roman. Ici, j'ai été servi mais j'ai aussi été surpris par un final que je n'ai pas osé envisagé.
A noter que la partie touristique de ce roman, si je puis l'appeler ainsi, s'inspire en grande partie de l'expérience de l'auteur, dont le métier, eh oui, tous les écrivains ne vivent pas de leur plume, est guide touristique. Sa vision du tourisme de masse, comme celle de l'ultra-consumérisme et d'un monde régi par l'argent qui achète vraiment tout, pour le coup, interpelle.
La prise de conscience de Pierre, c'est aussi la nôtre, celle qu'il est encore temps d'avoir. Pour empêcher que son futur cataclysmique et enténébré reste le décor d'un roman de science-fiction. Mais, par moment, qu'il frappe juste, et qu'on se sent proche de ce gouffre ! Et Pierre ne devient alors qu'un reflet de ce monde atroce, un reflet qui voudrait bien retrouver du lustre.
Quel billet !!!
RépondreSupprimerMerci pour cette magnifique chronique, monsieur Joyeux Drille... Je viens d'en achever la lecture... Elle va égayer ma journée... Et me donne une énergie nouvelle pour retourner à mon clavier ... Je suis bloqué depuis quelques jours à la page 145 de 2097,les derniers jours... Merci, merci et merci... Et à bientôt j'espère dans la vraie vie... Je garde un très bon souvenir d'Epinal et plus particulièrement de ce café littéraire ou j'ai été soumis à la question par un journaliste de grande qualité