Je ne vais pas vous mentir, au moment d'attaquer ce billet, je suis dans mes petits souliers... Le livre dont nous allons parler aujourd'hui, qui arrivera dans le courant de la semaine prochaine en librairie, a en effet déjà fait couler pas mal d'encre, avant même d'être traduit, puisque l'habituel éditeur français de son auteur l'a refusé. Nous n'entrerons pas dans les arcanes éditoriales, les rumeurs et autres suppositions pouvant expliquer ce choix. Je mentirai aussi en disant que ce ramdam n'a pas été une de mes motivations pour lire ce livre. Mais, dans le même temps, je ne vais pas non plus jouer dans le registre du buzz, simplement vous parler de ce roman, "la zone d'intérêt", de Martin Amis, que Calmann-Lévy a donc choisi de publier, après la défection de Gallimard. Un roman qui, évidemment, se veut provocateur dans la forme, mais qui, dans le fond, et à condition de ne pas rester bloqué sur une lecture au premier degré, dénonce avec force les horreurs du IIIe Reich et la Shoah plus particulièrement. Et, si l'objectif était de désarçonner le lecteur, de le mettre mal à l'aise, alors c'est très réussi.
L'action se déroule à partir de 1941 au Kat Zet I. Une appellation fictive derrière laquelle on trouve en fait un camp de concentration en Pologne, le plus sinistre de tous, et ce n'est pas peu dire : Auschwitz-Birkenau. L'extermination des Juifs a débuté et ce lieu, à l'écart, est en train d'en devenir l'atroce fer de lance...
A la tête de cet établissement concentrationnaire, on trouve Paul Doll, un personnage assez trouble, vaniteux comme un paon et alcoolique notoire. Pour tout arranger, l'homme est un obsédé sexuel pour qui tout les moyens d'assouvir sa libido sont bon, d'autant que Hannah, son épouse, semble beaucoup moins portée que lui sur la question.
Alcool et sexe, il faut bien ça pour aider Doll à oublier ses tracas quotidiens, car diriger le Kat Zet I est tout sauf une sinécure. On n'imagine pas toutes les questions logistiques qui se posent, le management que cela demande et les responsabilités qui incombent à un homme comme Doll ! Mais, c'est le prix à payer pour goûter au pouvoir et espérer s'élever encore dans la hiérarchie du Reich.
Parmi les relations de travail de Doll, on trouve Angelus Thomsen, Golo pour les intimes. Officier SS mais qui porte rarement l'uniforme. Lui, veille aux destinées de la Buna-Werke, une usine installée dans l'enceinte du Kat Zet I, dont le but est de trouver au plus vite des méthodes de fabrication de caoutchouc et de carburants de synthèse, afin de permettre au Reich d'assurer son autarcie.
Thomsen, que Doll croit homosexuel, est en fait un tombeur. Il aime les femmes, il aime plus encore les séduire et les conquérir. Et, depuis qu'il travaille avec Doll, la beauté très aryenne de l'épouse de ce dernier lui a tapé dans l'oeil. Il voudrait bien tenter sa chance avec elle, mais c'est un risque qu'il n'est pas prêt à prendre, malgré la protection dont il jouit de la part de son oncle, un certain Martin Bormann.
Et puis, il y a Szmul. Il est Juif et Polonais. Il a fait partie des premiers déportés de la ville de Lodz et, depuis son arrivée au Kat Zet I, il tente de survivre. Et, pour cela, il est devenu le chef du Sonderkommando du camp. Bien malgré lui, il participe aux horreurs qui se déroulent dans le camp, de l'arrivée des détenus par les trains jusqu'à l'extermination proprement dite, dans les chambres à gaz.
En tant que tel, il est aussi un des relais sur le terrain de Paul Doll, dont il doit accepter les ordres. C'est un homme rongé par la tristesse, le désespoir et la culpabilité, mais qui continue, jour après jour, à tout faire pour grappiller du temps contre l'horreur. Il sait mieux que personne quel sera son sort s'il renonce à la fonction immonde et traîtresse qu'il occupe.
Ces trois hommes sont les narrateurs de "la zone d'intérêt". Chaque chapitre reprend un moment vu sous l'angle de ces trois personnages, Thomsen parlant le premier, suivi de Doll. Szmul, dont les interventions sont bien plus courtes que les deux autres, s'exprime en dernier. On reviendra sur cette narration multiple, avec ce recours au "je" qui pose certaines questions.
Mais, avant cela, il nous faut parler un peu plus en détails de Hannah, quatrième personnage central du livre de Martin Amis, mais que l'auteur n'a pas choisie comme narratrice. Sans doute parce qu'elle est d'abord le pivot de son histoire et également son moteur : son mariage fragilisé avec Doll et l'intérêt appuyé que lui porte Thomsen sont en effet les fils directeurs du récit.
On pourrait presque se dire que Amis a réuni les éléments d'une pièce de boulevard, le mari, la femme, l'amant potentiel, dans un contexte qui ne prête pourtant ni au badinage, ni aux portes qui claquent. Pourtant, si le triangle amoureux supposé est bien au coeur de l'histoire, ne vous attendez pas à une comédie de moeurs enlevée. Non, c'est bien à un drame, qu'on assiste.
Pour autant, on verra que la dimension théâtrale du roman de Martin Amis ne s'arrête pas là. On y reviendra un peu plus tard. Restons d'abord sur le cas d'Hannah, image parfaite de la femme aryenne, physique costaud et chevelure blonde flamboyante. Une femme et une mère, aussi. Bref, pas loin d'être une figure vivante de la propagande nazie.
La réalité est bien moins évidente : Hannah, on s'en rend vite compte, s'ennuie. Elle s'ennuie dans son mariage, elle s'ennuie dans ce trou paumé où se situe le Kat Zet I, elle s'ennuie, même si elle donne le change, en particulier dans le soutien qu'elle apporte aux idées nazies et à ce pouvoir dont Paul Doll aspire à grimper les échelons.
Au final, ce sont quatre personnages assez énigmatiques que l'on rencontre et qui vont, peu à peu, se dévoiler au fil des chapitres, pour laisser apparaître leurs passés, leurs réelles aspirations, leurs défauts, aussi, mais un visage bien plus proche de la réalité que la première impression qu'ils vont laisser au lecteur.
Reste à parler du contexte. Car c'est sans doute là que se situe réellement la possible polémique pouvant entourer ce livre. En effet, l'univers concentrationnaire est traité comme si le Kat Zet I était une entreprise comme n'importe quelle autre, oeuvrant à l'effort de guerre allemand et s'acquittant de sa mission d'extermination. Amis prend ainsi à la lettre la définition souvent industrielle que l'on donne à l'extermination des Juifs par les Nazis.
Paul Doll (alter ego fictif du sinistre Rudolf Höss) est un chef d'entreprise, placé à la tête de la filiale d'un grand groupe. Il doit gérer le fonctionnement de sa société, mais aussi son image et répondre aux attentes et aux objectifs que lui fixe sa maison-mère, la chancellerie de Berlin. Et il s'y emploie avec détermination et application tout au long de ce roman.
Sauf que son activité, c'est donc la question juive. D'une part, l'extermination pure et simple d'une partie de cette population, en fonction de l'avancée territoriale des armées du Reich, mais aussi l'asservissement d'une partie d'entre eux pour en faire sa main d'oeuvre, corvéable à merci, peu coûteuse et peu qualifiée, mais dont il doit malgré tout tenir compte.
De la même façon, Thomsen agit comme le patron d'une boîte de sous-traitance qui, elle aussi, a des impératifs et dépend des choix de la société à laquelle elle est attachée. Je ne vais pas entrer dans les détails, ils sont dans le livre, mais un élément m'a frappé sur cette vision très particulière d'Amis : lorsque Doll écrit ses rapports, que nous lisons, les chiffres sont tous écrits en caractères romains et non en toutes lettres...
Vous voyez donc à quel point la vision de Amis peut sembler provocatrice, et elle l'est certainement. Cependant, n'allez pas croire que l'auteur britannique soit à côté de la plaque. A travers ce mode narratif très curieux et forcément dérangeant, il décortique avec soin et acuité le mode de fonctionnement du Reich et l'administration de la Solution Finale.
C'est difficile à décrire ici, hors contexte, mais, dans les différentes conversations des personnages, dans les situations mises en scène, même lorsqu'elles paraissent en complet décalage, Martin Amis montre du doigt, avec férocité et cynisme, oui, c'est évident, les résultats abominables des politiques raciales nazies. Et, plus largement, l'absurdité totale de ce régime que certains, dont Doll, voulaient voir durer mille ans.
Voilà pourquoi j'insiste sur le fait de ne pas lire "la zone d'intérêt" au premier degré. La construction et le point de vue sont effectivement proposés au lecteur de manière volontairement dérangeante, on est par moment déboussolé par ce qui se passe sous nos yeux. Allez, on revient à une analogie théâtrale, mais bien différente de celle utilisée plus haut.
Par moment, je me suis cru dans une pièce de Ionesco ou de Beckett. Des situations que le décalage entre propos et contexte rendent totalement absurde. Mais l'absurde n'est-il pas le synonyme du nazisme ? Dans une longue annexe, en fin d'ouvrage, que je vous encourage vivement à lire, car elle éclaire évidemment le travail d'Amis, l'auteur évoque par exemple la question de l'explication rationnelle de l'horreur nazie.
Le sujet divise, chez les historiens, chez les survivants des camps, aussi. Mais, que ce soit ceux qui estiment qu'il n'est pas nécessaire de chercher une explication rationnelle ou ceux qui, après avoir réfléchi, se disent impuissants à en trouver une, à chaque fois on en revient à l'absurdité totale de ce régime foutraque (Amis évoquent les recherches scientifiques et mythologiques du Reich et les délires qui les fondent) au pouvoir de nuisance immense.
Voilà, à mes yeux, comment il faut envisager la lecture de "la zone d'intérêt" : comme une démonstration par l'absurde. Pas au sens mathématique de l'expression, mais bien dans son sens littéraire, certaines scènes donnant l'impression de retrouver les Smith et les Martin attendant la Cantatrice Chauve, sauf qu'on est pas à Londres, mais à Auschwitz.
Un dernier point, sur la narration. Le recours au "je" est aussi, me semble-t-il, fondamental dans le travail de Martin Amis, qui divisera certainement profondément les lecteurs. Ainsi, pendant qu'on voit évoluer Thomsen comme un électron libre sentant le vent tourner et se préparant à la chute du Reich, Doll, au contraire, va s'enfoncer dans sa folie.
Une folie telle qu'on en vient à se demander si ce que nous raconte Paul Doll, au fil des chapitres, n'est pas avant tout le fait de la folie qui le gagne et de la quantité d'alcool de plus en plus importante coulant dans ses veines... Par exemple, il y a une telle différence entre l'image de Hannah dans ses yeux que dans celles des autres qu'il y a forcément un loup quelque part... Ou pas.
Le triangle Doll-Hannah-Thomsen est aussi mystérieux que tout le reste, quelles sont les relations réelles des deux hommes avec la femme, où est le fantasme, où est l'accompli ? Ne nous trompons-nous pas tout bêtement dès le départ, influencés par les mots et les comportements des uns et des autres ? Bref, tout est en faux semblant dans cette histoire. Sauf une chose, omniprésente, distillée, l'horreur de ce qui se passe au Kat Zet I et qui semble ne pas heurter plus que cela les personnages.
Je ne vais pas aller plus loin, je pense avoir fait le tour de ce que j'avais à dire de ce roman qui, bien sûr, joue avec le lecteur, avec le politiquement correct et avec notre système de valeurs. Mais la forme ne doit pas faire oublier le fond, cette critique précise et incisive du nazisme, qu'il faut parfois chercher entre les lignes, c'est vrai, ou dans les détails du texte.
Mais ne dit-on pas que le Diable se cache dans les détails ?
Quel billet particulièrement détaillé ! Je serai parmi ses premiers acheteurs, c'est sur ! Merci
RépondreSupprimerMerci ! Détaillé, mais sans rentrer dans le détail ;)
SupprimerIl faudra revenir donner un avis post-lecture !
J'ai trouvé ton billet très intéressant. Je comprends mal (n'ayant pas lu le livre) ce qu'il y a de choquant. Les nazis jugés à Nuremberg ne se sont-ils pas tous défendus en disant qu'ils n'avaient fait qu'appliquer les ordres, qu'ils avaient juste géré des camps de travail, n'avaient tué personne ? Eichmann a dit à son procès qu'il n'avait fait qu'aligner des chiffres sur des carnets, gérer des flux. Qu'il devait être rentable sinon c'est lui qui risquait sa peau. Que l'auteur parle dans des camps comme d'une entreprise est dans la norme des nazis à l'époque.
RépondreSupprimerC'est toujours pareil, tout dépend où chacun place la limite à partir de laquelle il se sent choqué...Effectivement, je pense que je serai plus choqué, par exemple, par une romance dont on parle beaucoup aussi ces temps-ci et qui se déroule dans un contexte proche. Mais c'est à voir...
SupprimerDisons que Amis, qui a une réputation de provocateur, crée tout de même une ambiance assez spéciale, avec une indifférence à la souffrance humaine qui glace, et un côté théâtre de boulevard, comme je le dis, qui peut déranger.
Mais, dans l'interview que donne Amis à l'Obs, les arguments des éditeurs qui ont refusé le livre, en France (Gallimard) et en Allemagne, paraissent bien faiblards et le côté "c'est trop choquant", comme le fait de dire que c'est un mauvais livre, ne portent pas vraiment.
merci pour ce long commentaire. Je suis en pleine lecture du roman de ce roman, et je dois dire que je suis partagée (quelques longueurs, quand même), perplexe, parfois, mais pas choquée. Effectivement, il faut adhérer au parti pris de l'auteur, mais comment ne pas penser que certains dialogues et situations ne sont pas à prendre au premier degré ?
RépondreSupprimerJe réserve encore mon avis final (je ne suis qu'à la moitié du roman), mais votre analyse confirme ce que je ressens pour l'instant.