C'est donc le jazz qui est au coeur de notre roman du jour. Un livre hybride, puisqu'il s'agit autant d'une fresque historique balayant largement la première moitié du XXe siècle que d'un thriller contemporain à travers une intrigue et une quête d'identité se déroulant au début du XXIe siècle. Mais, surtout, il s'agit d'évoquer l'incroyable succès que connut le jazz en Europe à partir des années 1920, et dans toute l'Europe, y compris dans l'URSS stalinienne. Pour son premier roman, le journaliste et amateur de jazz Patrick Anidjar, signe avec "le trompettiste de Staline" (publié chez Plon) un roman qui nous plonge dans la ferveur des clubs de jazz de New York à Paris, puis dans la folie des purges staliniennes, jusqu'à un dénouement plutôt surprenant. Le tout, au son de la musique qui swingue, celle d'Armstrong, d'Ellington et de bien d'autres encore. Un roman qui s'écoute, aussi.
Novembre 2001. Le journaliste français Jacques Linhardt débarque dans une ville encore sous le choc des attentats qui l'ont frappée deux mois plus tôt. Mais que fait-il là, lui qui a laissé tout en plan pour traverser l'Atlantique, au risque de tout perdre, boulot, compagne ? Pourquoi se rend-il dans un des plus grands hôpitaux de la ville au chevet de quelqu'un qu'il ne connaît ni d'Eve, ni d'Adam ?
En fait, c'est avant tout sa curiosité qui l'a poussé à prendre l'avion et à répondre à l'invitation d'un avocat de Big Apple, James Goldman. Ce courrier lui demandait de venir à la rencontre d'un vieil homme en train de mourir, un certain Alexandre Grynberg. Inconnu au bataillon, pour le Français... Lui qui a vécu dans une modeste famille communiste à Paris n'a même jamais fréquenté de juifs de sa vie.
Les raisons de cette présence mais aussi un certain nombre d'événements qui vont se dérouler en cette fin d'année 2001 à New York sont l'un des fils rouges de ce roman. Et les révélations qui vont en sortir vont bouleverser à jamais l'existence de Jacques Linhardt, certainement pas préparé à ce qu'il va découvrir.
Parallèlement, le lecteur découvre la vie et le parcours de la famille Grynberg. Une famille qui s'est formée à la sortie de la Première Guerre Mondiale du côté d'Odessa. Lazare Grynberg, ancien combattant, blessé au coude, ce qui l'empêche de jouer de son instrument fétiche, la trompette, rencontre et épouse Bela Epstein, fille d'un médecin de la ville.
L'homme ne voit pas cette alliance d'un très bon oeil : Theodore Epstein fait partie de cette bourgeoisie juive qui s'est éloigné de ses racines et a choisi de s'intégrer à la société russe. L'arrivée au pouvoir des Bolcheviks ne revit pas franchement cet homme finalement assez conservateur et méfiant, et celui-ci n'a guère plus confiance en ce gendre passionné de jazz, musique décadente à ses yeux.
C'est à Paris que Lazare et Bela vont choisir de s'installer au début des années 20 et, même s'il ne peut plus jouer de trompette, en raison de sa blessure, Lazare n'oublie pas sa passion pour le jazz. Alors que cette musique déferle sur l'Europe, il va trouver du travail dans un des plus importants clubs de la capitale, devenant une de ses figures, pendant quelques années.
Même si le couple ne vit pas dans une harmonie parfaite, ils vont avoir des enfants. Dont l'un Isidore, qu'on n'appellera bientôt plus qu'Izzy, va reprendre le flambeau paternel en montrant un talent tout à fait remarquable. Ce trompettiste va alors connaître un destin extraordinaire qui le verra jouer sur bien des scènes en Europe et aux Etats-Unis jusqu'à ce qu'il reçoive une offre qu'il va considérer avec attention.
A Moscou, en effet, à la fin des années 30, les questions artistiques sont posées avec insistance, afin de réaffirmer la force et la puissance soviétique. Et cela concerne en particulier la musique. Nous avions déjà évoqué cette situation avec la musique classique et le cas Prokofiev, avec "Dans la gueule du loup", d'Olivier Bellamy. Mais le jazz ne va pas couper non plus à cette situation.
On l'ignore souvent, mais le jazz, cette musique noire, a connu une telle popularité dans l'Entre-Deux-Guerres que les deux grands totalitarismes du XXe siècle ont cherché à se l'approprier. Dans "Swing à Berlin", roman jeunesse, Christophe Lambert a évoqué le jazz version nazie, ici, Patrick Anidjar évoque le jazz des Soviets.
Un jazz qui doit se conformer à la vision du pouvoir (comprenez : de Staline lui-même, ou, en tout cas, de son humeur), un jazz qui doit se conformer à l'idéologie en vigueur. Quelques lignes après la phrase qui sert de titre à ce billet, le même personnage, haut fonctionnaire soviétique venu rencontrer Izzy pour le convaincre de venir jouer en URSS, pour l'URSS, montre bien ce qui peut clocher dans le jazz, aux yeux d'un régime comme celui de Saline.
"Dans mon pays, beaucoup de spécialistes trouvent que le jazz est un genre un peu problématique. Disons trop cosmopolite (...) Beaucoup de Soviétiques s'étonnent de voir tant de Juifs pratiquer cette musique"... La question noire ne se pose pas beaucoup, mais la question juive, elle... Dans un Etat qui ne cessera de s'enfoncer dans la paranoïa avec des Juifs comme boucs émissaires bien commodes le plus souvent, le risque est clairement énoncé.
Et puis, au-delà de cette épineuse question, sur laquelle on ne peut passer, il y a cette compatibilité impossible entre la plus libre des musiques, ce jazz joué le plus souvent à l'oreille, rarement fixé sur des partitions, tout en variations, en improvisation, et le calibrage soviétique qui veut tout réglementer, tout encadrer, tout définir pour que rien ne puisse déborder...
Présenter ainsi, on peut se demander ce qui a pu pousser Izzy à accepter de relever le défi d'aller jouer pour un jazz band soviétique... Mais c'est l'amour, voyons ! Celui de la musique, incontestable, elle coule dans les veines de ce garçon depuis qu'il est né. Et puis, celui d'une femme, bien sûr. C'est sans doute plus encore pour elle qu'il dira oui aux émissaires de Staline.
Mais n'en dévoilons pas trop et restons sur les généralités de ce roman qui nous offre une véritable fresque des années 1910 aux années 1950. A travers le parcours de Lazare et d'Izzy, on plonge dans cette vague jazzy qui arrive des Etats-Unis et gagne en popularité à vitesse grand V. J'ai cité Armstrong et Ellington dans le préambule, mais ce ne sont pas les seuls que l'on rencontre.
Pour les plus connus, citons Sydney Bechet, bien plus bagarreur que l'image plus débonnaire que l'on connaît de lui, lorsque, avec "Petite Fleur", en particulier, il fera danser dans les années 50, ou encore Ella Fitzgerald, encore toute jeune et totalement inconnue, mais capable de sidérer toute une salle lors d'un tremplin auquel Izzy participe également.
A travers ces parcours, on voit aussi comme ce jazz a suscité de convoitise. J'ai évoqué les questions raciales en Europe, à travers le nazisme et le régime soviétique, mais elles transparaissent aussi aux Etats-Unis, où la mixité raciale n'est encore qu'un mirage, avec un jazz noir, authentique, et un jazz blanc, que des amateurs comme Izzy considèrent comme de la pacotille.
On voit aussi comme ce jazz noir a su s'implanter très facilement à Paris, sans que l'on considère ces hommes noirs de manière péjorative ou violente. Au contraire, loin de la caricaturale "Revue Nègre" et la ceinture de bananes de Joséphine Baker, le jazz semble parfaitement trouver sa place dans la capitale et convaincre un public assez important, même si la crise de la fin des années 20 sera un sérieux frein.
Et puis, sur un plan strictement musical, j'ai trouvé aussi que Patrick Anidjar rendait très bien cette espèce de transition entre le classique, jusque-là dominant, et le jazz, qui ne touche pas que des couches populaires. A l'image de la famille Epstein, où l'on ne jure que par le classique, où le jazz est une musique mineure, il y a évidemment cette tendance que l'on ressent.
Mais, peu à peu, le jazz fait son trou, effectivement en tant que musique populaire. Et, comme souvent, dans l'esprit des jazzmen, pas d'opposition et une vrai complémentarité entre les deux genres musicaux. Jouer du classique, lui donner du swing, ce n'est pas un problème pour eux, quand Chopin ou Brahms paraissent un peu tristounets.
N'hésitez pas à faire jouer votre moteur de recherche préféré : les morceaux cités dans "le trompettiste de Staline" sont, pour une grande majorité, disponibles à l'écoute sur internet. Cela permet vraiment de se fondre dans les ambiances du livre, et l'on retrouve aussi bien du jazz, en majorité, bien sûr, que du classique, au fil des pages.
Avec un instrument qui tient une place énorme dans tout ce livre : la trompette. Peut-être l'instrument roi du jazz, d'ailleurs. L'objet également, vous le découvrirez, tient une place toute particulière d'un bout à l'autre de ce récit, de la guerre de 1914 au New York du début du XXIe siècle, en passant par les geôles les plus sinistres du régime stalinien.
Izzy Grynberg n'existe pas, c'est un personnage de fiction. En revanche, pour le créer et raconter son histoire, Patrick Anidjar s'est inspiré de la vie d'un jazzman ayant réellement vécu, Ady Rosner. Il est toutefois important de signaler qu'on n'est pas dans une biographie romanesque. C'est le parcours si étrange de Rosner qui a donné l'idée à Patrick Anidjar de créer Izzy, mais ils ont peu en commun au final.
Au final, "le trompettiste de Staline" est un roman très intéressant par plus d'un aspect, qu'il soit musical, culturel, mais aussi politique, ou idéologique, devrais-je dire. Il montre aussi le phénomène, pour reprendre le mot présent dans le titre de ce billet, que fut le jazz, genre qui, de nos jours, est un peu retombé dans l'anonymat, hélas.
Pas besoin d'être un connaisseur ou un amateur pour apprécier cette lecture, mais si vous l'êtes, forcément, vous devriez apprécier encore un peu plus ce voyage musical. Après l'excellent "3 minutes 33 secondes", d'Esi Edugyan, voici un nouveau roman qui parle de jazz sur ce blog et j'en suis ravi. Même si, encore une fois, l'histoire que rythme cette musique est loin d'être rose.
"Le trompettiste de jazz", c'est aussi une histoire de famille, je l'ai dit, et des histoires d'amour, profondes et puissantes, malgré la tourmente. Celle d'Izzy, que j'ai évoquée mais sur laquelle je ne dirai rien de plus, est magnifique et tragique. Elle donne un dimension romanesque très forte à ce livre qui ne pouvait se contenter du contexte historique, des questions politiques et de l'intrigue contemporaine.
Sans oublier l'inquiétante figure de Staline, qui arrive assez tardivement dans le roman, mais occupe une place importante, contrairement au livre d'Olivier Bellamy, cité plus haut, dans lequel il n'apparaissait qu'en ombre chinoise. Ici, on le croise, on retrouve ce personnage outrancier déjà croisé, par exemple, chez Marc Dugain ("Une exécution ordinaire").
L'homme est un rustre, un ogre, un dément, même, se demande-t-on par instants. Un chef suprême nourri du culte qu'il a suscité et qui peut, en un instant, prononcer la disgrâce d'une personne qui, peu de temps auparavant, était en vue... Imprévisible, dangereux, roublard et sans scrupule, le Petit Père des Peuples jouera une bien sinistre partition à destination du pauvre Izzy Grynberg...
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