jeudi 20 août 2015

"J'ai voulu détruire un monstre et j'en ai créé un".

L'an prochain, ce sera ma dixième participation aux Imaginales en tant que modérateur. Que le temps passe ! Et que de belles rencontres j'ai eu l'occasion de faire grâce à ce salon et à la confiance que me font ses organisateurs ! En voici un nouvel exemple, récent, puisque c'était en mai dernier, avec un auteur britannique d'une grande disponibilité, d'une grande gentillesse et plein d'humour : Kim Newman. Restait à découvrir le travail de cet écrivain et c'est chose faite, à travers le premier volet de sa série vampirique "Anno Dracula", disponible chez Bragelonne et au Livre de Poche. Un petit plaisir de lecture à recommander en premier lieu aux amateurs de personnages à longues canines, évidemment, mais c'est aussi plus largement un fabuleux exercice de style englobant non seulement la culture vampirique mais aussi tout le cadre victorien dans lequel le récit s'inscrit. Et voici comment on crée une anti-suite au mythique "Dracula" de Bram Stoker...



Contrairement à ce que l'on pouvait croire, l'arrivée du comte Dracula en Angleterre, au milieu des années 1880, n'a pas été son chant du cygne. Pourtant pris au piège, le vampire a su s'en tirer avec roublardise et habileté. Et voilà comment, en cette année 1888, la tête de Van Helsing pourrit sur une des piques des grilles de Buckingham Palace, Quincey Morris et Jonathan Harker ont également péri et le vampirisme est une espèce de signe de dandysme ou de réussite.

Pire encore, Dracula a si bien mené sa barque qu'il a su convaincre la Reine Victoria de l'épouser ! Le comte jouit désormais du statut de prince consort et, c'est un véritable secret de Polichinelle, celui qui dirige désormais l'Angleterre est bel et bien ce vampire tout récemment débarqué de Transylvanie avec l'ambition d'étendre son empire le plus possible...

Alors, vampire ou pas vampire ? La question est désormais incontournable. Rien n'oblige à franchir le pas, mais les vampires ont la main sur la société et les humains sont relégués aux rôles secondaires. Et les vampires ont besoin des humains : s'ils laissent ce cheptel s'épuiser, de quoi se nourriront-ils ? Qui plus est, fonder une lignée est une charge pour un vampire, même si certains s'en moquent.

Dans les hautes sphères, il est donc intéressant de devenir vampire, choix fait, par exemple, par Artur Holmwood, qu'il faut désormais appeler Lord Godalming et qui est devenu une des éminences grises du premier ministre Ruthven. Mais, dans les couches les plus basses de la société victorienne, la question se pose aussi.

Devenir vampire permet d'avoir des appuis, de vivre plus librement sur le plan matériel, à condition de trouver le sang nécessaire à sa subsistance. Mais, comme on trouve toujours, dans les bas-fonds, de pauvres hères, des femmes misérables et des enfants crasseux prêts à vendre leur précieux fluide contre quelques piécettes, la machine tourne... A peu près...

Voilà la société dans laquelle évolue Charles Beauregard. Il fait partie de ceux, de plus en plus rares, a-t-on l'impression, que l'idée même de passer aux ténèbres dégoûtent profondément. En tout cas, cet homme assez mystérieux n'a aucunement l'intention, quoi qu'il lui en coûte, de devenir un jour un non-mort.

Que sait-on de lui ? Peu de choses, en vérité. Qu'il était amoureux d'une femme morte bien trop tôt, alors qu'elle était en couches, et que sa nouvelle histoire d'amour, avec la cousine de sa défunte fiancée, Penelope, n'est pas aussi satisfaisante... Mais, c'est surtout son activité professionnelle qui est remarquable.

Ce discret dandy, qui cache sous son allure bien sous tous rapports une âme d'aventurier, appartient en fait au Diogene's Club, une organisation secrète qui semble avoir repris la lutte contre l'invasion vampirique, mais pas seulement. Beauregard est l'homme des missions les plus délicates et celle qui vient de lui être confiée l'est particulièrement.

En effet, voilà qu'un mystérieux individu frappe en plein Londres et tue des femmes vampires avec une sauvagerie qui glacerait le sang des vampires si c'était possible... La vox populi lui a déjà trouvé un surnom : Scalpel d'Argent. Car, c'est avec ce type d'outil, recouvert d'une couche de ce métal mortel pour les vampires, que l'assassin frappe...

Beauregard doit donc s'aventurer dans les quartiers les plus sombres de la ville, Whitechapel et alentours, afin d'essayer de comprendre qui se cache sous la sinistre et effrayante appellation... Une enquête délicate, dans des milieux très pauvres où il ne passe pas inaperçu, forcément. Mais, il en est certain, l'assassin non plus. Et il semble habité par une haine envers les vampires aussi inextinguible que leur soif de sang.

Au cours de son enquête, Beauregard va faire la rencontre d'une femme. Enfin, d'une vampire. Et même d'une Ancienne, puisque Geneviève Dieudonné est plus âgée que Dracula lui-même ! Du haut de ses siècles d'existence, avec sagesse, elle observe la mainmise de Dracula sur l'Angleterre et ce qu'elle voit ne semble pas lui plaire du tout.

Ainsi, au lieu de profiter de ce statut d'Ancienne, Geneviève a modestement choisi de travailler auprès des plus pauvres. Elle travaille comme infirmière à Toynbee Hall, un dispensaire récemment fondé à Whitechapel et que dirige l'un des rares survivants du groupe Van Helsing : le docteur Jack Seward. L'échec de la traque de Dracula l'a poussé à se faire discret et la culpabilité le ronge.

Alors, il se démène pour les plus pauvres, et plus généralement, pour tout ceux qui sont malades, se dépensant sans compter. Mais une autre passion anime Seward : elle s'appelle Mary Jane et son visage lui rappelle irrésistiblement celui de Lucy Westenra, cette jeune femme que Van Helsing et lui n'ont su tirer à temps des griffes de l'odieux comte Dracula...

Voilà le décor planté. Pour le reste, à vous de lire ! Mais je ne peux pas m'arrêter là, vous vous en doutez. Car il y a énormément à dire sur ce livre, qu'on peut sans doute lire au premier degré, mais qui vaut vraiment le coup que le lecteur s'échine dessus, le décortique, surtout si, comme moi, à la base, il manque de références en la matière.

"Anno Dracula" s'inscrit donc dans la droite ligne du récit de Bram Stoker. Sauf que là, Stoker a été déporté pour lui apprendre la politesse et le respect envers le nouveau prince consort... De ceux qui ont traqué Dracula dans son roman, qui n'en est plus vraiment un, il n'y a donc plus que Jack Seward et même lui reste traumatisé, en particulier par ce qu'a connu Renfield...

Si Charles Beauregard et Geneviève Dieudonné (une habitué de l'oeuvre de Newman, où elle apparaît sous des apparences et des noms différents) sont des créations, la majeure partie des autres personnages ont une existence hors du contexte d' "Anno Dracula". Ils sont liés à l'affaire de Jack l'Eventreur ou à l'histoire de l'ère victorienne. La Reine, en premier lieu, mais aussi nombre d'acteurs de la société, écrivains, artistes, politiques, militants...

Et puis, il y a toute une collection de personnages fictifs, appartenant à la littérature victorienne. On a évoqué Stoker, mais on peut ajouter Conan Doyle, Wells, Kipling et pas mal d'autres, je ne recherche pas l'exhaustivité dans ce billet. On voit des personnages qu'on a l'habitude de voir ailleurs se retrouver projetés dans cet univers entre fantastique, horreur et uchronie.

Oh, rassurez-vous, je ne les connais pas tous. Certains sont évidents, comme Mycroft, le frère de Sherlock Holmes, membre, lui aussi, tiens, tiens, du Diogene's Club. D'autres nécessiteront parfois de recourir à votre moteur de recherche favori. Ce fut bien souvent mon cas, lorsque j'ai pigé que aucun élément d' "Anno Dracula" devait quoi que ce soit au hasard.

Un exemple ? Allez, citons Dravot, personnage que je connaissais pourtant, mais j'avais oublié à quoi correspondait ce nom. Et, chose fascinante, quand j'ai cherché d'où il pouvait sortir, alors, j'ai pu mettre un visage sur ce nom, et pas n'importe lequel, croyez-moi. Magie de la culture populaire qui de la littérature jusqu'au cinéma, a su imposer une galaxie d'univers qu'on peut faire entrer en collision.

D'ailleurs, cela ne s'arrête pas là, le dernier cercle étant celui de la culture vampirique : littérature, ancienne et moderne, cinéma de genre, jusqu'aux séries B, C, D... Z... On croise tout un tas d'hommes et de femmes qui ont fait la légende du monde des ténèbres depuis plusieurs siècles maintenant, imposant la figure du vampire comme un mythe indémodable.

Il y a dans "Anno Dracula" un casting de folie qui mérite que l'on se penche. Pour la bonne compréhension des choses, avant tout, mais aussi parce que, à certains moments, la créativité de Kim Newman force l'admiration et provoque des moments de franche hilarité. Creusez, si j'ose dire, creusez, certains nécessite qu'on fasse mouliner un peu les moteurs de recherche, mais on trouve.

Et puis, au pire, en fin de cette édition Bragelonne/Livre de Poche, il y a un long cahier d'annexes, supervisé par Kim Newman lui-même, dans lequel l'auteur donne nombre d'explications passionnantes sur la genèse et la fabrication d' "Anno Dracula". Mais, même lui n'est pas exhaustif, soit parce que certains personnages lui paraissent facilement reconnaissables, soit parce qu'il s'attache surtout aux figures vampiriques.

Non, je ne vais pas cacher mon enthousiasme, j'ai adoré ce voyage dans l'univers déjanté, décalé, dangereux, sanglant de Kim Newman, cette fabuleuse créativité qui m'a enchanté (n'en déplaise à celles et ceux qui n'aiment pas les livres dans lesquels il y a trop de personnages...). Au milieu de tout cela, car, l'intrigue est intéressante, jouant avec le mythe de Jack l'Eventreur, mais le contexte est tout aussi important, si ce n'est plus qu'elle.

Ajoutez à cela les questions existentielles des personnages dans ce climat tout de même chaotique et incertain. Charles et sa détermination à ne pas accepter la prise de pouvoir des vampires, mais qui doit faire avec leur présence, et aussi leur pouvoir de séduction. Geneviève et sa colère de voir ce que ses semblables font. Seward amoureux et honteux. Jusqu'à Pénélope, perdue devant l'indifférence de son promis et son sentiment d'infériorité vis-à-vis de sa cousine...

Enfin, il y a Dracula. Car j'en parle énormément depuis le début de ce billet, or, c'est l'Arlésienne... Il est à Buckingham Palace, la rumeur veut qu'il soit le véritable souverain du royaume, et donc de l'empire, mais il n'apparaît pas. C'est son ombre qui plane partout, sans qu'il apparaisse véritablement. Son ombre, et son sang.

Car le sang du Comte est corrompu, sa lignée est difforme, écoeurante, monstrueuse... Il y a quelque chose de pourri au Royaume de Dracula, et c'est lui-même... La vraie faiblesse du tyran est là et ses adversaires entendent bien en profiter. Mais, avant de l'atteindre, rien ne sera simple. Il reste puissant, effrayant, impitoyable...

Si j'osais, je terminerais sur une métaphore osée : j'ai goûté à l'oeuvre de Kim Newman, je me sens maintenant prêt à passer définitivement de son côté, à profiter des volets suivants de cette série (deux sont déjà disponibles, un quatrième tome devrait être prochainement traduit) et à me fondre dans cet univers sombre et assez glaçant, mais jamais dénué d'humour et encore moins de finesse.

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