mercredi 12 juin 2013

"Tout cicatrise, mon cul !"

Mille excuse pour débuter, mais ce titre est tiré de notre livre du jour et cet éclat, lancé par le narrateur en réponse à son père m'a semblé parfaitement représentatif du roman. Ceci dit, je vous dois un autre aveu. Voici quelques semaines, par la grâce d'une amie internaute, oui, chère Régine, je parle bien de toi, j'ai pu participer à un déjeuner auquel étaient conviés des lecteurs... et des écrivains. J'ai déjeuné en face d'un libraire, avec qui j'ai discuté longuement, et de deux auteurs, Delphine Bertholon, que je connaissais déjà et Erwan Larher, inconnu à mon bataillon, jusque-là. J'ai apprécié son comportement, son humour au cours de cette journée et j'ai eu envie de savoir si la plume d'Erwan Lahrer se rapportait à son ramage... Je suis donc revenu de cette journée avec, sous mon bras, le dernier roman en date du monsieur, "l'abandon du mâle en milieu hostile", publié chez Plon. Et j'ai eu une riche idée !


Couverture L'Abandon du mâle en milieu hostile


Le mâle abandonné en milieu hostile dont il est question dans le titre du roman est son narrateur, dont on ne connaît pas le prénom. Un jeune homme de 26 ans qui, en ce milieu des années 80, tient un journal dans lequel il évacue, pardon, le mot n'est pas très joli, mais je n'en vois pas d'autre, il évacue la masse de sentiments contraires accumulés depuis une décennie...

Tout commence en 1977 dans un lycée dijonnais où le garçon est l'archétype du premier de la classe : binoclard, sans doute boutonneux, fort en thème, d'une totale niaiserie en matière relationnelle... Un fils à papa, appartenant à une famille de notables en vue dans la ville, militant aux Jeunes Indépendants, mouvement portant la parole d'un VGE président... Bref, notre brave garçon, pas méchant pour deux sous, est l'incarnation de l'ordre, l'exact inverse de l'adolescent rebelle...

Jusqu'au jour où... Où elle entre dans la classe, en plein milieu de l'année scolaire. Une ado de son âge, oui, mais c'est le seul point commun avec lui. Car elle a les cheveux verts, porte la panoplie complète du punk... Elle lui apparaît au premier regard comme tout ce qui le dégoûte, comme tout ce que son idéal bourgeois considère comme inacceptable, dangereux... Et, plus blessant encore pour son orgueil de jeune mâle pas encore dégrossi, elle va lui piquer la première place de la classe !

Elle est une menace, sans aucun doute, pour tout ce qui fonde son monde, presque une menace personnelle pour lui... Et pourtant, elle le fascine ! Leur première rencontre hors du cadre scolaire est un vrai choc des cultures et des éducations. Lui, guindé, elle, libérée de tout carcan social. Pourtant, par la malice d'un professeur, ils vont devoir travailler ensemble sur un exposé... Au grand dam du garçon, à la grande joie des autres élèves, qui ricanent d'avance...

Quelques séances de travail, en apnée, en ce qui le concerne, et un 19/20 plus tard, la répulsion/attraction a encore augmenté... Disons-le tout net, la jeune femme l'a ensorcelé, totalement, même si ce qu'elle représente le rebute encore profondément. Qu'à cela ne tienne, elle va prendre en main l'éducation du dadais, dans tous les domaines, à commencer par sa culture musicale, et elle va, sinon le métamorphoser, au moins le changer, en tout cas, l'extirper de son milieu pépère, sans danger, lisse à en pleurer, et de son destin tout tracé...

Il n'y a qu'un verbe pour qualifier ce qu'elle va faire avec lui, et il est à prendre dans tous les sens du terme : elle va le déniaiser...

Dans l'autre sens, il ne parvient en rien à infléchir la volonté farouche de la demoiselle, et certainement pas à lui faire accepter certaines de ses vues, à commencer par ses vues politiques. Tandis que, tel un iceberg s'éloignant de la banquise, il quitte petit à petit son cocon confortable et ses habitudes conformistes, elle va lui faire découvrir le rock alternatif, les concerts punks, la culture de ceux qu'on appelle les marginaux et bien d'autres choses que le blanc-bec ne pouvaient imaginer faire un jour.

L'improbable binôme va progressivement devenir un couple tout aussi improbable, si mal assorti, mais se foutant du regard des autres et du qu'en dira-t-on. De son côté à lui, aucun doute, il est fondu total, accro à elle comme à une drogue, éperdument amoureux, de son côté à elle, on ne sent pas une réciproque parfaite, mais une immense tendresse envers ce garçon si naïf, touchant dans sa maladresse, sa timidité et son étonnement permanent...

Une fusion qui va donner lieu à un mariage, à la surprise générale, et à une vie commune heureuse mais toujours aussi hétéroclite. Certes, elle a rangé une grande partie de son attirail punk et travaille, mais elle reste la femme de conviction forte et volontaire, toujours en rébellion avec l'ordre établi, la même révoltée que le jour où il l'a rencontrée... Et lui n'a toujours pas coupé ce foutu cordon qui le relie telle une chaîne à un boulet, à sa famille, plus conservatrice que jamais (l'arrivée des socialistes au pouvoir en 1981 n'arrangeant rien...).

Elle devient une écrivain en vue, reçoit un prix littéraire, se retrouve coqueluche de milieux branchés, sans jamais entrer dans ce système, sans jamais se départir de sa simplicité, de son caractère et de ses idées bien arrêtées, mais qu'elle ne cherche jamais à imposer autour d'elle... Lui avance dans la vie, sans doute pas dans la voie que son cher papa avait tracée pour lui, mais restant tout de même le gars bien propre sur lui qu'il n'a jamais cessé d'être, le type qui ne traverse en dehors des clous mais qui est aussi capable de se muer en vaie fée du logis.

Une idylle bien réelle s'est nouée, aussi incroyable puisse-t-elle paraître et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes quand...

Rien ne sera plus pareil pour lui. Une plongée abyssale, et sans bouteille d'oxygène, dans une monstrueuse dépression... Un repli sur soi terrible, un abandon non plus dans un milieu hostile, puisqu'il ne sort plus de chez lui, se laissant aller comme jamais, perdu, complètement perdu... Un état comateux que sa nouvelle relation, étroite, très étroite, avec Johnnie (pas le pourri, le whisky) ne va pas améliorer, bien au contraire.

Le sage adolescent devenu un adulte à peine moins coincé est en voie de devenir une véritable épave. Privé de raison de vivre, de carburant pour avancer, d'avenir, tout simplement, il se coupe du monde, se clochardise, ne devant qu'à une nouvelle rencontre, oh, pas l'amour fou, non, un simple placebo, même s'il est sincère, de se sortir de cette profonde ornière...

Pour autant, ça ne passe pas. Jamais il ne va comprendre, accepter, assimiler ce qui s'est passé. Son désespoir est tour à tour colère, effarement, effusion de tendresse, découragement, jusqu'au retour d'une féroce volonté. Une volonté de se montrer digne. Digne d'elle, de ce qu'elle lui a appris, de ce qu'elle lui a apporté...

"L'abandon du mâle en milieu hostile" commence comme une comédie burlesque, reposant sur le principe de la rencontre improbable entre deux êtres que tout sépare. Puis, petit à petit, le ton se fait plus sombre, sans doute aussi parce que le narrateur évolue, devient moins caricatural, moins ridicule, sans jamais perdre son côté maladroit, décalé, inadapté...

Et le livre tombe dans le drame, la relation d'une douleur atroce, plus atroce encore parce qu'elle s'accompagne de ces "pourquoi ?" qui vous ronge le cerveau. Une douleur qui peut vous terrasser, définitivement, vous mettre KO pour le compte, vous tuer, disons-le clairement. Une de ces douleurs qui ne vous quitte plus jamais et qui demande une volonté et des efforts surhumains pour se relever.

La qualité immense d'Erwan Larher, c'est de parvenir, sans changer profondément son style, sons vocabulaire, ses tournures de phrases, son remarquable sens de la formule, à transmettre au lecteur aussi bien l'humour et la loufoquerie de la première partie que la violence de la tristesse de ce jeune homme dont la vie s'est arrêtée comme une montre qu'on a oubliée de remonter.

Au petit jeu des références, pas celles revendiquées par l'auteur, mais celles qui me sont venues à l'esprit en lisant "l'abandon du mâle en milieu hostile", je dois dire que la truculence de la première partie m'a fait penser à Pierre Desproges, à son auto-dérision acerbe, drôle, piquante, mais jamais méchante. Un lourd héritage, sans doute, mais vous essaierez, si vous en avez l'occasion, de lire à voix haute certains passages en début de livre, on se rapproche du débit de cet immense monsieur.

Pour la deuxième partie, autre écrivain dont j'aime l'écriture, Yann Moix. Là, je m'attends à ce que la référence fasse réagir un peu moins positivement et je m'insurge à l'avance ! Non, ne jetez pas la pierre à Moix, lisez ses premiers livres, en particulier, pour la référence à laquelle je renvoie ici, "les cimetières sont des champs de fleurs". J'y avait retrouvé la même violence et la même pureté dans l'expression de la douleur d'un homme.

Vraiment, croyez-moi, la plus-value de ce livre, c'est l'écriture d'Erwan Larher. L'histoire, jouant sur des archétypes au début, on se demande un peu où l'on va. Et puis, la sauce prend, Lahrer la lie justement par son écriture qui emporte le lecteur. Et, une fois qu'on a accepté le parti pris initial parce que ce garçon écrit vraiment bien, paf !, il nous scotche avec une histoire d'un seul coup et brutalement retombée des petits nuages roses sur le gris bitume de notre triste plancher des vaches.

Mais "l'abandon du mâle en milieu hostile" est aussi une chronique d'une période particulière de notre histoire contemporaine, ce tournant des années 70-80, avec les changements politiques, culturels, l'émergence d'une génération en rébellion contre une société en crise, en manque de repères. Lahrer ne fait pas que nous emmener à la découverte des punks, il nourrit son texte avec cette culture particulière en plein essor.

Et puis, dans les années 80, les questions politiques et sociétales évoluent et les personnages avec. "A l'insu de son plein gré", le très giscardien narrateur va être plongé dans les soubresauts de cette époque, que l'arrivée de la gauche au pouvoir en France, ne vont pas calmer. Là aussi, le contexte est très bien rendu, tout comme l'étroite relation de la politique, de la culture et de la contestation dans ces années-là.

J'ai également trouvé le personnage de la fille très intéressant. Son entrée spectaculaire dans la classe, au début du roman, laisse augurer un personnage complexe et c'est le cas. Elle est radicale, farouche dans ses engagements, mais elle ne cherche jamais à imposer ses vues. Même face aux parents du narrateur, elle encaisse des commentaires qui ne cadrent pas avec ses idéaux, quel euphémisme !, mais ne se démonte pas, ne perd jamais ses nerfs, se montrent patiente pour exposer ses idées.

Pourtant, très tôt, on sent qu'il y a derrière elle un mystère, un secret... Comment et surtout pourquoi est-elle devenue punk ? Malgré sa proximité, le narrateur n'obtiendra pas les réponses souhaitées, elle est un mur, une huître qui se referme dès qu'on aborde ces questions... Toutes ces questions, on se les pose, comme le narrateur, et on n'a pas fini de s'en poser, plus encore au fil du livre, avec tout ce qui va se passer...

Oui, la première impression sur elle est la bonne : un personnage complexe, torturé, difficile à cerner et à suivre... Ne nous leurrons pas, la fascination du narrateur pour elle est assez contagieuse, c'est le genre de rencontre dont on rêve. Le côté vilain petit canard, la relation qui encanaille et qui fait sortir de son morne train-train quotidien, tout ça, ça réveille quelques instincts adolescents en nous, non (euh, je ne parle que pour moi, là ? Hum... Bon...) ?

La preuve ultime que je lui ressemble à ce gars-là, sans doute... Oui, le narrateur, genre timide, coincé, pas du tout en phase avec les filles, pas vraiment bien dans sa peau et franchement transparent dans le regard de ses congénères... C'est peut-être pour ça que je me suis attaché à lui aussi, même si son côté too much, cette  naïveté désespérante qui finit par lui donner un air franchement godiche, m'ont souvent donné envie de lui filer un grand coup de pied aux fesses... C'est elle qui va s'en charger, bien plus métaphoriquement que ce que j'aurais pu faire...

Ensuite, on partage sa douleur, son incompréhension... Le sourire du début s'efface et l'on ressent alors des émotions bien moins positives, jusqu'à un bouleversement certain. Le pauvre môme... Un aveugle privé de guide pour continuer à cheminer dans la vie... Un sentiment de trahison aussi, de révolte, enfin, lui qui n'a jamais été habitué à cela...

Même au bout du bout du rouleau, même inconsciemment, la réaction du narrateur sera en phase avec ce qu'elle lui a inculqué. Oh, n'allons pas trop vite en besogne, je l'ai dit, pas question de métamorphose, plus d'un déclic, d'une amorce de prise de conscience qui, sans la rencontre avec elle, n'aurait même pas été du domaine de l'illusion. Tout cela, on le sent dans les dernières pages, sera l'étincelle d'une nouvelle vie pour le narrateur. Oh, certainement pas celle dont il aurait rêvé, non, mais en phase avec cette vision avortée.

Au final, je ne vais pas sortir l'adage éculé qui veut qu'il faut toujours suivre ses premières impressions, mais il y a un peu de ça. Tant pour le narrateur du roman d'Erwan Larher que pour moi, lecteur lambda rencontrant cet écrivain inconnu. Oui, j'ai eu cette curiosité de vouloir découvrir le travail d'un mec que j'ai trouvé sympa et drôle... Et j'ai vraiment bien fait !

J'ai dévoré "l'abandon du mâle en milieu hostile", j'ai vibré, j'ai été surpris et je me suis délecté d'une plume que j'ai envie de retrouver, car elle a su me faire rire et me mettre au bord des larmes à quelques pages d'intervalle (le roman fait 226 pages). C'est féroce et tendre, comique et dramatique, superficiel et profond, et l'histoire nous interpelle et nous pose de vraies questions auxquelles il ne sera jamais facile de répondre.

Une vraie attaque éclair contre la laideur du monde, sans arme, ni violence, ni haine, juste avec une plume assaisonnée au vitriol, juste ce qu'il faut.


2 commentaires:

  1. je suis ravie que tu aies aimé ce roman. Je n'ai cessé d'en faire la pub et Licorne a eu la chance de rencontrer le Monsieur ( moi je vis trop loin de tout snif !).J'ai acheté son premier récit Autogenèse mais ne l'ai pas encore lu. Comme toi c'est sa plume qui m'enchante. belle découverte donc et bonhomme à suivre !

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  2. Tu sais que ton blog est d'utilité publique ? :D
    On ne lit pas du tout le même genre de bouquins, donc à quelques exceptions près (comme Anastasia R), tu me donnes rarement envie, en revanche tu me donnes plein d'idées cadeaux de bouquins auxquels je ne penserais jamais pour ceux de mon entourage qui lisent et qui ne lisent pas les mêmes choses que moi ! Comme par exemple avec ce roman, qui ne me dit rien, mais qui plaira certainement à quelqu'un de ma connaissance !

    Ceci est un compliment, au fait :) En plus, même si la plupart des livres que tu lis ne me disent rien, j'aime quand même bien comment tu en parles ! Par contre, j'aime moins que tu essaies de me piquer mon titre de reine du billet le plus long ! XDDDD

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