mercredi 5 juin 2013

Vendredi ou la vie (dans l'Ouest) sauvage...

Parfois, en fréquentant les blogs, on se rend compte que chaque écrivain doit être issu d'une génération spontanée, tant ce qui a nourri son écriture, influencé son inspiration est négligé avec une indifférence décontractée... Pourtant, c'est un élément qui me paraît fondamental dans la lecture d'un roman, et peut-être plus encore dans le choix des livres qu'on entreprend de lire. En voilà un bel exemple, avec le dernier livre de Robert Littell, "Une belle saloperie", qui vient de sortir en grand format aux éditions BakerStreet. Littell père (son fils est l'auteur des "Bienveillantes", Jonathan Littell) a été longtemps journaliste et a exercé son métier durant la guerre froide, dont il est un spécialiste. On le connaît donc comme auteur de romans d'espionnage (et de très bonne facture, d'ailleurs). Mais le voici qui décide de rendre hommage au roman noir de l'âge d'or américain, aux Chandler, Hammett et consorts. Voici un roman à la fois drôle et désabusé, mettant un scène un détective revenu de tout dont la nouvelle affaire va ébranler ses certitudes...


Couverture Une belle saloperie


Lemuel Gunn est détective privé. Oh, il n'a pas toujours fait ça, puisqu'il a commencé comme flic à la brigade criminelle du New Jersey, puis il est entré à la CIA, pour laquelle il a bossé en Afghanistan, avant de se faire virer sans préavis. Depuis, il est donc privé dans le Nouveau-Mexique et vit dans une caravane. Pas n'importe laquelle, puisque Douglas Fairbanks Jr a vécu dans ce mobil-home durant le tournage du mythique "Prisonnier de Zenda".

Comme tout bon privé qui se respecte, Gunn (avec 2 n, merci !) est un homme cynique et désabusé, habité par une colère qu'il intériorise sous des allures cool et des habitudes qui donnent l'impression qu'il vient d'une autre époque, qu'il n'appartient pas à la nôtre. Et, comme tout bon privé qui se respecte, il vivote, de petites affaires en petites affaires, sans se soucier des ses comptes, délégués à une comptable québécoise, France-Marie, avec laquelle il lui arrive aussi de passer ses nuits...

Bref, rien d'extraordinaire dans la vie de Gunn jusqu'à ce qu'un matin, alors qu'il vient de s'occuper de la fosse septique du mobil-home, il remarque des traces de pieds nus sur le chemin menant à son logis... Des pieds qui appartiennent à une fort belle jeune femme, ma foi, qui plus est, assez légèrement vêtue... De quoi éveiller l'intérêt d'un vieil ours comme Gunn... Car, comme tout privé qui se respecte, une jupe courte et un corsage qui en dit plus qu'il n'en cache suffisent à sortir Gunn de sa routine...

Elle se présente comme étant Ornella Neppi, marionnettiste et mime de profession. Mais, si elle vient ainsi frapper à la porte du privé Lemuel Gunn, ce n'est pas pour lui faire une pantomime ou un spectacle de Guignol, mais bien pour lui offrir un travail. Ornella a un oncle dont le métier est de se porter garant pour des accusés devant s'acquitter d'une caution pour ne pas aller en prison avant leur procès. Or, un des clients de l'oncle a profité de cette liberté sous caution pour se faire la belle... Si on ne le retrouve pas avant 12 jours, ce seront 125 000 dollars qui seront perdus...

Voilà le job, retrouver le fuyard, un dénommé Emilio Gava, et le ramener devant ses juges... Mais, au fait, qui est Emilio et pourquoi une telle somme pour une caution ? Lorsque Gunn commence son enquête, en se faisant passer pour l'employé d'une société d'assurances (ne suuuurtout pas dire que vous êtes détective privé, le B.A.-BA de ce job !), il découvre que Gava s'est fait serrer pour un simple achat de drogue, et pas dans des quantités énormes... Bizarre...

Petit à petit, les éléments intrigants autour de cette affaire se multiplient et la curiosité de Gunn s'aiguise. Et puis bon, Ornella lui plaît bien, il faut le dire. Une Ornella rebaptisée Vendredi, comme dans "Robinson Crusoë", parce que, comme l'indigène, la première chose que Gunn a vu d'elle, c'est la trace de ses pieds dans le sable... N'est-il pas romantique, notre privé désabusé ?

Et ça marche, car Ornella non plus ne semble pas insensible au charme un peu rustique du détective. Bref, lorsque l'enquête de Gunn pemet de situer enfin le mystérieux Gava, quelque part aux frontières du Nevada et de la Californie, dans un trou pas si paumé que ça, il est naturel de voir Gunn et Ornella prendre ensemble la route pour mettre la main sur le bonhomme, d'autant que la marionnettiste est la seule à savoir à quoi ressemble Gava.

Evidemment, tout cela est bien trop simple pour que la récupération et le transfert de Gava vers le Nouveau-Mexique se passe dans la sérénité et sans encombre. Et, le moins qu'on puisse dire, c'est que ce qui attend Gunn et Neppi dans le Far West n'a rien à voir avec le côté lune de miel qu'avait pris leur voyage aller... Non, cette histoire sent mauvais, très mauvais, et Gunn devait vraiment avoir encore dans le nez l'odeur de la fosse septique qu'il venait de réparer pour ne pas s'en être rendu compte...

Je n'en dis pas plus, à vous de découvrir les (més)aventures de ce duo plutôt mal assorti pour comprendre le pétrin dans lequel Gunn est allé se fourrer pour les beaux yeux d'une femme court vêtue (et aussi pour la perspective d'un joli paquet de billets verts, ne l'oublions pas). Et puis, comme tout bon privé qui se respecte, si Gunn a le chic pour se fourrer jusqu'au cou dans les ennuis, il ne manque pas de ressources...

Mais, intéressons-nous à ce Lemuel Gunn, que Littell inscrit dans la lignée des Philip Marlowe ou des Sam Spade, car il est plutôt atypique dans son parcours. Quand je disais en préambule que Littell était un spécialiste de l'espionnage et des questions délicates de sécurité, ce n'est pas parce qu'il nous propose un roman noir aux antipodes de ce qu'il nous a offert ces dernières décennies qu'il laisse complètement de côté ce savoir faire.

En effet, Gunn est un ancien de la CIA, je l'ai dit plus haut. Ancien, parce qu'il a été viré sans ménagement à son retour d'Afghanistan. Oh, ça peut paraître hors sujet ou un simple détail presque sans importance... Détrompez-vous, pour comprendre qui est Gunn et comment il agit et réagit en fonction des circonstances, il faut tenir compte de ce passé récent qui a laissé des traces encore vives...

Dans le corps du roman, Littell fait raconter à Gunn ce qui lui est arrivée lors de ses missions afghanes, pourquoi on l'a ainsi chassé de l'Agence et pourquoi il en garde une colère rentrée qui ne demande pas grand chose pour exploser encore et encore, d'autres personnes payant cette rancune et prenant pour d'ex-supérieurs indélicats quelques métaphoriques coups de pied où je pense...

On découvre également comment Gunn s'est retrouvé heureux papa adoptif d'une adolescente afghane, Kubra, désormais étudiante dans une université californienne de renom. Une demoiselle que Gunn materne, il n'y a pas d'autre mot, veillant sur elle à distance (elle l'appelle chaque dimanche matin, à l'heure où les tarifs téléphoniques sont les plus bas, car Gunn n'a ni portable, ni ordinateur...) comme à la prunelle de ses yeux et vivant très mal, et c'est un euphémisme, la relation naissante de Kubra avec un jeune homme...

Oui, derrière la façade vieille comme le roman noir du détective privé blasé, cynique et revenu de tout, il y a des failles, des fêlures, des blessures non cicatrisées et ça va aussi se ressentir dans sa façon d'appréhender les différents événements de cette enquête. Pas au début, tant que Ornella le vampe, même si on n'a pas l'impression qu'elle ait beaucoup à forcer ses charmes pour le faire céder, mais lorsque cela va se tendre, et pas qu'un peu, ses expériences, bonnes et mauvaises, vont remonter à la surface, pour le meilleur... et aussi le pire, car la colère est toujours mauvaise conseillère...

Mais, lorsque je lisais "une belle saloperie" et que je suis tombé sur ce passage en Afghanistan, je me suis d'abord un peu demandé quel en était le sens. Je ne voyais pas trop ni où cela nous menait, ni ce que cela apportait vraiment à l'histoire. Mais je sais bien que dans un thriller, rien n'est jamais innocent, que chaque pièce du puzzle finit à la fin par trouver sa place.

Et, effectivement, c'est le cas, et de façon vraiment surprenante, je trouve, et bien pensée... Dans les chapitres évoquant sa mission en Afghanistan, on apprend comment il a hérité d'une impressionnante cicatrice, bien réelle, celle là, laissé par un éclat d'obus. Or, lorsque Gunn raconte l'incident auquel il a survécu quasi miraculeusement, l'ex-agent de la CIA explique qu'il n'a jamais su qui avait posé la mine qui l'a blessé.

Est-ce une mine tadjik visant des Pachtounes ou une mine pachtoune visant des Tadjiks ? A moins que, selon une tradition vieille comme le monde et les guerres, les ennemis d'hier se retrouvent d'un seul coup du même côté de la barrière quand il s'agit de bouter un nouvel arrivant débarqué dans un conflit qui ne le regarde pas hors du pays... En clair, peu importe l'origine de la mine, car Pachtounes comme Tadjiks ont très bien pu la poser pour tuer des Américains.

A une échelle différente, c'est à peu près ce que va découvrir Gunn en arrivant dans ce que j'ai appelé "l'ouest sauvage", histoire de faire un bon mot aussi avec le "Vendredi et la vie sauvage", de Michel Tournier. Deux clans qui s'affrontent et qui vont forcément voir d'un mauvais oeil l'arrivée d'un tiers, qui plus est représentant potentiel de la loi, deux clans qui ont l'avantage du nombre et du terrain...

Voilà où l'expérience acquise par Gunn dans sa vie antérieure d'espion va jouer. On ne retombe pas dans les mêmes pièges, lorsqu'on a failli y laisser une fois sa peau. D'où une stratégie habile et très intelligente qui aurait aisément porter ses fruits sans cette maudite colère... La pire des conseillères, je vous l'ai dit ! Colère accrue par les événements qui composent le dénouement de cette histoire, si cela peut servir de circonstances atténuantes à Gunn et Ornella...

Il faudra alors laisser tout cela de côté pour se sortir d'un nouveau piège et sauver leurs peaux et plus encore. Mais, même sans obus, même sans Tadjiks ni Pachtounes, même sans sale guerre et ordres imbéciles, même sans atrocités ni vengeance aveugle, ce combat de plus laissera lui aussi des traces qui ne seront pas prêtes de s'effacer, c'est à craindre...

Sans jamais se départir de l'humour et du cynisme bien sympathique, car jamais méchant, de son personnage, Littell le met en danger, à plusieurs reprises, met lui concocte une sortie finale complètement délirante, digne de ces films anciens qui correspondent parfaitement aux goûts et à l'époque dans laquelle s'épanouirait un vieux bougon réfractaire au modernisme comme Gunn. Où le privé devient une espèce de mix délirant et improbable entre le Gary Cooper du "Train sifflera trois fois" et la Bette Davis de "Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?"... Et non, promis, je n'ai rien bu !

Littell joue parfaitement avec les codes du roman noir, lançant une enquête de rien ou presque, puisqu'il n'y a plus aucune trace d'Emilio Gava lorsqu'il se lance à sa recherche. Pourtant, cette anodine enquête, qu'en temps normal, Gunn aurait bouclée en deux temps, trois mouvements, va l'emmener bien loin de ses sentiers battus et l'obliger à user de talents cachés et à devenir non plus simplement un personnage extérieur déboulant dans un monde qui n'est pas le sien, mais un acteur à part entière d'une histoire qui n'est pas la sienne...

Et puis, Littell nous offre une galerie de portraits très réussie, des premiers aux plus infimes rôles de son histoire (comme dans cet hôtel où descendent Gunn et Ornella, où la maîtresse des lieux et les autres clients valent leur pesant de cacahuètes). Gunn est fidèle à l'image qu'on a du privé à l'ancienne, nonobstant sa carrière d'espion. Quant à Ornella, elle est belle et désirable, comme toute femme fatale, fragile et en détresse comme toute cliente de privé, et encore dotée d'autres traits de caractère que je vous laisse le soin de découvrir...

Le mieux, pour vous résumer cette distribution, c'est de citer le petit laïus situé en début de livres (que je vais juste un peu expurger pour ne pas trop en dire sur ce que j'ai volontairement laissé dans l'ombre dans ce billet) : "une douzaine d'autres personnages complètent la distribution : divers officiers de police, journalistes, vigiles, concierges, joueurs de poker, barmen, agents du FBI, secrétaires et secrétaires de secrétaires, avocats, quincailliers de père en fils, coiffeuses, proctologues de casinos..."

J'arrête ici cette énumération, mais avouez que ça fait envie, non ?

"Une belle saloperie" ne restera sans doute pas comme le meilleur roman de Robert Littell, mais quelle importance ? A 78 ans, il a bien le droit de s'offrir un petit plaisir d'écriture en forme d'exercice de style, et plutôt bien réussi, en plus. Un plaisir que l'auteur sait parfaitement communiquer au lecteur dans ce thriller enlevé et plein de surprises, au dénouement tout à fait singulier.


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