mardi 11 juin 2013

"Tu aurais vu ce que c'est, l'émigration... Le milieu splendide d'un triste roman que personne ne prendra la peine d'écrire."

Cette phrase titre est tirée d'une véritable correspondance et est citée dans le roman du jour, je ne vous dirai pas dans quel contexte, à vous de le découvrir, mais elle me semble très représentative de ce livre passionnant. Et, au passage, apporte la preuve que quelqu'un s'est bien donné la peine d'écrire un roman sur le sujet des exilés allemands dans les années 30, même si ce livre est paru 70 ans après... Anna Funder est australienne et son roman "Tout ce que je suis" (publié aux éditions Héloïse d'Ormesson) est né de sa rencontre avec Ruth Blatt, femme alors déjà très âgée, disparue en 2001 à 95 ans, et dont l'incroyable destin fournit un matériau parfait pour un roman historique foisonnant, passionnant, dans lequel on apprend plein de choses, sous tension, rempli d'émotions contraires, tant pour les personnages que pour le lecteur.


Couverture Tout ce que je suis


Ruth coule une paisible retraite à Sydney, entre repos à la maison et aquagym. A 95 ans, on ne va pas lui en faire le reproche... Il va suffire d'un courrier un peu particulier pour que Ruth soit renvoyée, par la mémoire, dans sa jeunesse militante, à une époque où il s'opposer était dangereux : dans l'Allemagne de l'Entre-Deux-Guerres, là où elle a grandi.

Le courrier a été envoyé par l'université de Columbia, à New York et est accompagné d'un paquet de document dont Ruth est la dédicataire. Des documents retrouvés dans les coffres d'un hôtel new yorkais bientôt démoli. Ils ont été écrits par un écrivain allemand, Ernst Toller, que Ruth connaissait, de nom, dans son enfance allemande, et qu'elle a rencontré à Londres dans les années 30.

Ces documents forment le brouillon d'une autobiographie d'Ernst Toller dans lequel il donne son point de vue sur cette période où un certain nombre d'opposants au régime hitlérien naissant, militants de gauche, surtout, juifs pour beaucoup d'entre eux, ont dû fuir l'Allemagne dès le début des années 30 et sont allés à Londres fonder un véritable mouvement de résistance, bien avant qu'on emploie ce mot. Et, parmi ces femmes et ces hommes courageux, l'une d'entre elle a particulièrement marqué l'écrivain : Dora.

Dora était la cousine de Ruth, un peu plus âgée qu'elle et militante de gauche de la première heure. Déjà à la fin de la première guerre mondiale et sous la République de Weimar, la jeune femme était proche du Parti Social-Démocrate Indépendant, avant de s'éloigner de toute structure constituée pour devenir une figure de proue de la mouvance, indépendante et suivie, en particulier par les femmes.

C'est en vacances chez les parents de Dora que la jeune Ruth découvrira la politique et, dans le sillage de sa cousine, elle aussi deviendra une fervente militante de gauche. C'est également grâce à Dora que Ruth va rencontrer celui qui sera l'homme de sa vie : Hans Wesemann. Lui aussi est très engagé, il a connu le front en tant que soldat et, en réaction à l'horreur vécue, il s'est engagé dans des mouvements pacifistes réclamant la fin de la guerre, une orientation encore très mal vue, dans une Allemagne qui refuse l'idée d'une défaite, et donc, encore moins, d'une capitulation.

Hans sera par la suite un journaliste assez renommé et surtout un satiriste qui se fera régulièrement remarqué par ses articles au vitriol, en particulier ceux touchant à la vie politique allemande des années 1920 et 30. C'est d'ailleurs en tant que journaliste qu'il ira rencontrer Ernst Toller en prison, celui-ci purgeant une peine pour avoir participé à la République des Conseils de Bavière, tentative de régime politique alternatif finalement écrasé par les corps francs, chargés de remplacer l'armée, après le désarmement imposé par le traité de Versailles.

Une rencontre qui va marquer durablement Hans, idéaliste, naïf, mais qui va sous-estimer l'écrivain, alors jouissant d'une forte notoriété. Pourtant, dans cette période de la République de Weimar, ces rencontres vont sceller durablement le destin de ces quatre personnes : Ruth, Dora, Hans et Ernst. C'est ce destin commun qu'ils vont raconter, Ruth avec ses souvenirs en 2001 et Ernst, par ces textes écrits en 1939. Leurs voix vont alterner un chapitre sur deux, au long des 500 pages du roman d'Anna Funder.

C'est évidemment avec la montée du nazisme puis l'arrivée de Hitler au pouvoir que tout va changer. Ces militants sincères, qui ont rêvé de changer l'Allemagne après la chute du Kaiser, sont plus que jamais mobilisés face à un fléau qu'ils craignent mais dont ils sous-estiment encore les pratiques. Hans, par exemple, fera ses meilleurs articles satiriques en se moquant de Hitler et Goebbels, ce qui lui vaudra une certaine renommée... et une haine farouche de la part de ses cibles...

Mais tout bascule avec l'incendie du Reichstag. Cette énorme opération de manipulation et d'intoxication lancée par Hitler va lui permettre de renforcer son emprise sur le pays, de jeter le discrédit sur l'opposition politique, communiste en particulier, mais de gauche en général, et de faire de cette opposition, une mouvance illégale, rejetée dans la clandestinité.

Ce qu'on sait moins, c'est qu'avant les vagues d'arrestation à caractère politique qui conduiront bien des militants de gauche dans des camps de prisonniers, puis de concentration, le régime nazi a procédé à une vague d'expulsions d'opposants politiques, avec une idée simple : quittez l'Allemagne ou allez en prison... Ceux qui vont quitter le pays, sous la menace, seront ensuite, pour partie, déchus de leur nationalité allemande.

Ernst, visé par ces mesures, avait déjà quitté le pays, lorsque son nom a rejoint la liste des bannis. Ruth et Hans, qui forment désormais un couple, font partie de ces Allemands qui n'ont eu que 24 heures pour s'exiler, sans même la certitude qu'on ne les arrêtera pas, sous un motif quelconque, avant qu'ils aient pu passer la frontière. Enfin, Dora, elle, aura le parcours le plus complexe, arrêtée, prise au piège, ne parvenant à échapper à la police du régime in extremis et à rejoindre la Suisse puis l'Angleterre avant qu'il ne lui arrive malheur.

Rassemblés tous les quatre à Londres, parmi une communauté d'exilés en nombre croissant, ils vont tout faire pour entretenir une véritable opposition politique à Hitler depuis Londres. Avec une double volonté : essayer d'envoyer un signal à ceux qui seraient encore au pays et ne partageraient pas les vues, de plus en plus inquiétantes, du nouveau régime, mais aussi d'ouvrir les yeux à l'Europe et même au-delà sur le danger qu'incarne le nazisme, et que tous les gouvernements démocratiques sous-estiment terriblement...

Mais, Dora, véritable Pasionaria de la gauche allemande, et ses amis doivent faire face à deux obstacles majeurs dans leur combat : le premier, c'est que l'Angleterre a accepté d'accueillir ces émigrants, mais sous la condition sine qua non qu'ils ne se mêlent pas de politique ; le second, c'est que Hitler étend sa poigne de fer au-delà des frontières allemandes et n'hésitent plus à envoyer des assassins à travers l'Europe pour traquer et éliminer ces résistants de la première heure.

Dora et Ruth doivent se cacher et transformer leur appartement en véritable bureau dédié à la rédaction et l'impression de tracts et de bulletin d'information. Ernst se voit contraint de négocier pour obtenir le droit de faire traduire et publier ses écrits outre-Manche. Quant à Hans, il lui est impossible de reprendre son métier de journaliste, encore moins de satiriste. Il faut composer et se montrer de plus en plus prudent...

Commence quasiment alors un véritable roman d'espionnage, où Dora, Ruth, Ernst (qui sont juifs) et Hans vont devenir la cible d'opérations parfois organisées à l'emporte-pièce, où le doute plane toujours pour savoir si c'est une visite des autorités britanniques ou une attaque allemande, tout en essayant de se créer des soutiens, et des soutiens forts, puissants, dans les hautes sphères anglaises.

Mais, il serait réducteur de restreindre le roman d'Anna Funder à cet aspect-là. "Tout ce que je suis", c'est aussi l'histoire passionnée et complexe de ces quatre êtres, liés par les idées, mais que les événements vont souder plus encore. Quand je dis complexe, il faut que j'explicite les choses. Ruth et Hans vont très vite se mettre en ménage et leur vie de couple ressemble à une idylle jusqu'à l'installation à Londres, quand l'inaction, l'angoisse, la paranoïa vont faire apparaître quelques lézardes...

Et puis, il y a la relation entre Dora et Ernst. Ils sont amants, sans doute chacun la moitié d'orange de l'autre, de vrais alter ego. Pourtant, ils ne formeront jamais un couple. D'abord parce que Dora est farouchement indépendante, mais aussi parce que la vie matrimoniale ou le concubinage, comme la maternité, d'ailleurs, ne cadrent pas avec son discours idéologique. De son côté, Ernst est fou de Dora, éperdu d'amour et d'admiration pour cette jeune femme, mais il a sa vie, un mariage avec une femme étonnamment absente de son propre récit, une vraie Arlésienne...

Quant aux deux cousines, on pourrait quasiment les croire soeurs. Elles sont différentes, c'est vrai, Dora est plus extravertie, une passionnée qu'un feu intérieur consume, celui de la révolte, on le ressent parfaitement, tandis que Ruth, bien que tout aussi engagée, est moins focalisée sur la lutte, s'autorise quelques à-côtés, comme une passion pour la photographie, à laquelle elle s'adonnera toute au long de sa longue existence.

En cela, "Tout ce que je suis" est un roman d'amour, avec tous les ingrédients qui vont bien : la passion, les coups de foudre, les désillusions, les séparations, les choix des uns et des autres, sans oublier la trahison. Et, dans le contexte que je vous ai décrit depuis le début de ce billet, vous aurez bien compris qu'une trahison amoureuse prend vite des proportions dramatiques.

Ce drame, on le sent rapidement, il couve, pratiquement dès le départ... A mots couverts, il se dessinent dans le récit des narrateurs, par petites touches. La pression augmente sur le lecteur à mesure qu'elle augmente sur les personnages, on partage leurs inquiétudes légitimes, on traque les détails pour essayer de deviner la nature du drame annoncé, alors que les nuages s'amoncellent au-dessus des protagonistes...

Mais, ce qui m'a le plus intéressé dans le roman d'Anna Funder, c'est la partie chronique historique d'une époque. Comme ce roman repose sur une histoire vraie, la romancière australienne a pu utiliser une documentation abondante tant pour établir le portrait des personnages (Ernst Toller, par exemple, a laissé plusieurs recueils autobiographiques, les autres personnages ont eu droit à nombre d'articles ou d'ouvrages évoquant leur histoire ; et puis, Anna Funder a connu Ruth, la vraie Ruth, qui lui a sans doute donné bien des renseignements précieux) et celui de l'époque dans laquelle ils évoluaient.

J'en ai touché un mot plus haut, mais, loin des habituels romans ayant pour contexte le IIIème Reich, "Tout ce que je suis" se déroule pendant l'Entre-deux-Guerres. Bien sûr, l'essentiel du roman a lieu dans les mois qui suivent l'arrivée des nazis au pouvoir, mais j'ai apprécié le début du récit, à la fin des années 10 et dans les années 20, qui nous présente une Allemagne vaincue, à genoux et qui entre dans une période assez trouble et instable qui aboutira à la victoire électorale de Hitler au début de la décennie suivante.

Je connaissais la République de Weimar et certaines images tenaces qui y sont associées, comme ces brouettes de billets de banque avec lesquelles on devait se déplacer à la fin des années 20, tant l'inflation était galopante. Pour mieux se rendre compte du phénomène, il y a une scène où Ruth et Dora ont rendez-vous dans un café. Ruth, arrivé la première, commande un café qui lui coûte 5000 marks. Dora, en retard, arrive 3/4h après, commande la même chose et doit payer... 9000 marks ! Commentaire de la serveuse : si on veut payer le même prix, on commande en même temps !

Mais, j'en ai aussi appris beaucoup sur cette période. Je connaissais le mouvement spartakiste, Rosa Luxembourg, Karl Liebknecht et leur sort funeste, mais je ne connaissais pas l'histoire de la République des conseils de Bavière dont Toller fut une des chevilles ouvrières. Parmi les soubresauts nombreux qui ont marqué cette époque, les tentatives d'instaurer des régimes alternatifs ou de renverser le régime en place, on évoque souvent le putsch de Munich, de ce Hitler encore inconnu, mais on oublie souvent toutes ces initiatives de la gauche radicale, qui ont été réprimées bien plus sévèrement.

Un seul regret sur cette partie se déroulant dans les années 20 : on reste bloqué, sans doute parce que Anna Funder doit respecter une trame romanesque précise, mais la vie culturelle allemande en plein bouillonnement dès la fin de la première guerre mondiale, n'est qu'à peine effleurée... En revanche, pardon de cette parenthèse intéressée, la montée en puissance du média radiophonique est très bien évoquée et la radio joue même, d'une certaine manière, un rôle déterminant dans le roman.

La partie londonienne elle aussi est remarquable dans son aspect chronique d'une époque. On y voit se dessiner des classes sociales bien différentes, que les Allemands sont amenés à toutes côtoyer, les classes modestes pour trouver un logement, les classes les plus élevées, y compris une certaine aristocratie, pour y trouver des appuis politiques.

Que ce soit ces logeuses, la première, Anglaise, prête à accueillir tout le monde, sauf des Irlandais, ou la seconde, Irlandaise, prête à accueillir tout le monde, sauf des Anglais, ou bien cette riche et excentrique femme qui organise des bals masqués où le tout-Londres est invité et qui reçoit ses convives en tenues de courtisane impeccable, mais avec des chaussons au pied, c'est un portrait assez ironique que nous donne à voir Anna Funder, à travers le regard de ces Allemands un peu perdus, chez leurs cousins, si proches et pourtant si différents... Et je n'ai même pas parlé de la cuisine !

Mais, dans cette période aussi, j'ai appris des choses, des événements plus sérieux, qu'on ne connaît pas, qu'on n'enseigne pas ou que beaucoup ont sans doute oublié... Comme l'organisation à Londres, sous la houlette du groupe d'émigrés allemands auquel appartiennent nos personnages, d'un contre-procès de l'incendie du Reichstag.

Pas une mascarade ou une mise en scène, non, un véritable procès, évidemment sans véritable portée, si ce n'est hautement symbolique, où les nazis ne sont plus aux commandes, mais bien sur le banc des accusés. Avec des éléments de preuve concrets prouvant l'innocence des accusés arrêtés à grand renfort de propagande par le régime de Berlin. Et une manière de faire peser sur la dictature naissante la pression d'une opposition certes mise à l'écart, mais certainement pas découragée.

Avec "Tout ce que je suis", Anna Funder signe une vraie fresque historique, originale et passionnante, avec un vrai suspense et une ambiance qui rappelle effectivement les récits de résistance qu'on connaît dans la France des années 40. Un côté "Armée des Ombres" qui m'a intéressé. J'ai dévoré ce roman de près de 500 pages et le destin des différents personnages m'a ému.

Car, bien sûr, si le drame, qui est le climax du roman, a lieu dans la première moitié des années 30, les conséquences des actions de ces personnages, mais aussi les menaces qui ont pesé sur certains d'entre eux ont perduré. Ces quatre-là, pour des raisons et à des stades différents, ont véritablement eu des vies romanesques et il faut remercier Anna Funder de ne pas avoir laissé ses personnages "en rade", mais de les avoir suivi jusqu'au bout, même quand les informations relèvent plus de la légende que des faits...

J'avais entendu beaucoup de bien de ce livre avant de l'avoir lu, je vais maintenant me joindre aux louanges et vous le conseiller, chers fidèles de ce blog, car on a là un ouvrage de grande qualité, tant narrative que dans le fond qui nous est présenté. Et qui, comme je le dis souvent, prend une dimension émotionnelle plus forte encore quand on sait que cela repose sur des faits historiques et des existences humaines réelles.


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