dimanche 16 juin 2013

Enfants parfaits et buveurs d'innocence...

Le diptyque du temps ("Leviatemps" et "le Requiem des Abysses") m'avaient réconcilié avec Maxime Chattam, je me suis donc lancé vers "la Conjuration Primitive", son nouveau roman, publié en grand format chez Albin Michel, avec entrain et le pas léger. Bon, disons-le tout net, ce ne sera pas mon préféré, mais, quand on a dans sa bibliographie un roman comme "l'Âme du Mal", qui met la barre très haut, tout est toujours relatif. Poursuivant son questionnement sur le mal sous toutes ses formes et les méthodes, mais aussi les arrangements qu'il faut faire avec soi-même pour le combattre, Chattam nous offre un roman très prenant et redoutablement efficace mais qui, pour le lecteur que je suis, manque un peu de profondeur et m'a laissé frustré sur un point précis, je vous dirai lequel. Bon, soyons clair, je chipote, j'ai dévoré ce roman et j'ai pris du plaisir à le lire, mais Chattam fait partie de ces romanciers à qui on a envie de demander toujours plus, toujours mieux.


Couverture La Conjuration Primitive


Alexis Timée est adjudant et travaille pour la Section de Recherche de la Gendarmerie Nationale (vos papiers, s'il vous plaît !) basée à Paris. Pourtant, c'est dans les Alpes, sur une route de montagne enneigée qu'on le découvre. Il se rend chez Richard Mikelis pour lui soumettre les dossiers sur lesquels il travaille avec son équipe et obtenir un avis qui l'aidera à avancer, en tout cas, à ne plus pédaler dans la semoule...

Il faut dire que ces dossiers sont exceptionnels et que Mikelis n'est pas n'importe qui. Commençons par celui que Timée vient consulter. Faisons simple, il est considérer comme une sommité dans son domaine d'activité, tout simplement l'un des meilleurs, si ce n'est le meilleur, criminologues en Europe. Et, si nous étions de l'autre côté de l'Atlantique, on dirait que c'est l'as des profileurs.

Quant aux dossiers, oui, il y en a plusieurs, ils sont juste effrayants. Un premier en région parisienne, des femmes sauvagement agressées et assassinées, passons les détails, mais prévenons les âmes sensibles... Le mode opératoire est le même et l'on craint que le nombre de victimes de celui qu'on surnomme "le Fantôme", vu le peu de traces qu'il laisse derrière lui, n'augmente rapidement.

Idem pour "la Bête", un autre tueur d'une sauvagerie sans nom, qui agit dans l'est de la France. Sa signature : des morsures effroyables qu'on arrive même pas à expliquer, si ce n'est qu'elles mutilent littéralement les victimes... Quant aux autres sévices infligés par la Bête, même principe que pour le Fantôme, accrochez-vous...

Enfin, Alexis Timée a apporté un troisième dossier avec lui. Hélas devenu classique : des photos d'enfants martyrisés, repérées sur les divers réseaux pédophiles qui prolifèrent sur internet... On ne peut faire que des hypothèses concernant le sort de ces victimes-là, et pourtant, les gendarmes les ont bien reliées à celles du Fantôme et de la Bête. Pourquoi, allez-vous dire ?

Eh bien, parce que sur chacune des victimes, ou sur les photos pour celles du réseau pédophile, apparaît un sigle identique : *e, tracé en lettres rouges, comme une sinistre et sanglante signature. Difficile de croire au hasard ou aux coïncidences avec une telle donnée, Timée en est certain, toutes ces affaires sont liées, mais, le plus inquiétant, et surtout le plus insolite, c'est qu'il est quasiment certains que ce sont des criminels différents à chaque fois...

Alors, comme Timée et ses hommes pataugent, disons les choses comme elles sont, et qu'ils craignent de nouvelles victimes marquées de nouveaux "*e", ils ont décidé de se tourner vers Mikelis, tout en sachant que la sommité s'est rangé des voitures, qu'il a choisi de ne plus s'occuper que de sa femme et de ses enfants, et de laisser derrière lui toutes les horreurs qu'il a pu côtoyer depuis des années, et les monstres qu'il a traqués et mis hors d'état de nuire.

Timée ne se fait guère d'illusion, mais il aurait vraiment besoin de ce regard extérieur et avisé... Pourtant, sans même ouvrir les dossiers, juste après avoir écouté le gendarme expliquer tout ce que je viens de relater, Mikelis refuse d'intervenir. Non, il n'en est plus question, il ne reviendra pas sur sa décision d'en finir avec tout ça... L'adjudant est dépité, mais comment ne pas comprendre cet homme qui en a tant vu ?

Alors, Alexis Timée rentre à Paris, retrouver son équipe, composée de Ludivine Vancker et Segnon Dabo. Son équipée dans les Alpes n'a rien donné, les recherches lancées tous azimuts ne donnent pas grand chose non plus, rien qui puisse en tout cas faire décoller cette enquête complexe et multiple, et les gendarmes s'inquiètent de voir de nouvelles victimes leur être signalées...

Mais, le nouveau rebondissement placé sous l'égide sinistre du "*e" va se produire à l'écart des théâtres criminels sur lesquels ils travaillent déjà. Quand un jeune homme va précipiter plusieurs personnes sous un train de banlieue, dans une gare francilienne, avant de se jeter lui même sur la voie, Timée et ses collègues réalisent que leur problème prend de l'ampleur... Sur un des murs de la gare, le "*e" peint semble les narguer...

Que faut-il voir, derrière le "*e" ? Le trouver serait déjà un indice de taille, une brèche où s'engouffrer. Mais rien, ils ne trouvent rien... Plus inquiétant encore, un des voisins de squat du jeune assassin du RER leur a expliqué que c'était comme une religion, que son pote pris de folie, semblait vénérer le mystérieux symbole... Déroutant, plus qu'utile... Et une inquiétude qui croît encore...

C'est alors que Alexis, Ludivine et Segnon vont avoir une autre surprise de taille. Une surprise plutôt bonne, dirons-nous. Le retour parmi eux de Mikelis... Apparemment, après une longue réflexion, le criminologue a choisi de sortir de sa retraite et de leur filer un coup de main. Incroyable, lui qui n'a même pas lu les dossiers semble déjà en savoir autant qu'eux et avoir déjà échafaudé une hypothèse là où eux n'ont rien !

Pour Mikelis, le "*e" n'est pas un symbole religieux, non, rien à voir, on n'est pas dans un culte qui sanctifierait la mort, sous ses aspects les plus monstrueux. Non, lui voit dans ce symbole un signe de ralliement, un élément qui ne fait pas partie de leur mode opératoire personnel, mais que ces assassins s'astreignent à mettre en valeur, comme un message envoyé... Mais envoyé à qui, et pourquoi ?

Voilà ce que les gendarmes vont devoir comprendre, et vite, avant que ce symbole ne se répande, comme une traînée de poudre, d'un psychopathe à un autre... Déjà, les signes sont alarmants. Et, quand enfin, une piste sérieuse se présente et qu'une des parties du dossier multiple se trouve résolue, d'autres apparaissent, comme les têtes repoussant d'une ignoble hydre criminelle.

Pas complètement dépassés, mais en retard et toujours dans le brouillard quand au sens du "*e", les gendarmes vont alors devoir faire feu de tout bois, en Ecosse, en Pologne, dans l'Oise, dans un coin perdu du sud-ouest de la France au nom évocateur, sonnant comme une ignoble provocation, et jusqu'au Québec, où l'affaire prendra un tour terrible et surprenant, mettant à jour un projet délirant...

Au cours de ce périple, ils vont affronter des dangers terribles, se confronter à des assassins sans scrupule et prêts à toutes les formes de violence, découvrir des lieux qui marquent les mémoires (j'ai eu la chance d'aller sur le site polonais que Chattam met en scène dans ce roman, et c'est vraiment un endroit extraordinaire, même quand on n'y perpètre pas d'horreurs...) mais aussi affronter eux-mêmes leurs convictions propres, leur éducation, les valeurs qu'on leur a inculquées depuis leur plus tendre enfance, remise en cause par les actes de ceux qu'ils poursuivent, mais aussi parce qu'ils vont devoir se dépouiller de tous leurs tabous pour lutter à armes égales.

Encore une fois, je parle un peu par codes ou par allusions, pour ne pas trop vous en dire, si vous n'avez pas encore lu "la Conjuration Primitive". Mais, vous l'aurez compris, avec ce parcours improbable, rapidement esquissé, c'est un thriller qui va à toute vitesse, une course-poursuite où les enquêteurs doivent en permanence combler un retard qui peut sembler rédhibitoire, dans ce genre d'enquête.

Mais, sans même parler de ce rythme effréné, des rebondissements parfois plus que surprenant, de l'état nerveux des personnages, qui frôlent en permanence ses limites, je dois dire que Chattam nous a concocté un final absolument incroyable, d'une intensité phénoménale. C'est vrai, j'ai trouvé quand même que sa façon de se sortir du piège qu'il s'est construit est un peu facile, mais bon, on est encore dans le chipotage.

Cette fin, que j'ai trouvée dans la lignée de celle du roman de Shane Stevens "Au-delà du mal", est l'apothéose d'un thriller vitaminé, où rien n'est épargné ni aux personnages, ni au lecteur, qui peut s'avouer heureux de n'être pas partie prenante de ce jeu de massacre... On est sur les nerfs et on ne se relâche pas avant la fin... Et même après, cette perpétuelle vision du mal qui hante les livres de Maxime Chattam, à laquelle il ne parvient pas à apporter une réponse universelle, donne encore à réfléchir...

En jouant sur les contrastes et en érigeant la famille (tiens, tiens, message personnel ?) en rempart contre la barbarie, mais aussi par tout ce que représente ce sigle "*e" et cette expression de "conjuration primitive", développée par Mikélis, Chattam met en place une vrai choc de société. Ses raisonnements ont de quoi déranger, franchement énerver, même, mais leur logique est imparable et fait courir un méchant frisson le long de la colonne vertébrale...

Chattam pose la question de la norme dans une société, de ce qui est normal. Or, notre réflexe, c'est de dire que les monstres qui perpètrent les actes décrits dans le livre et sur lesquels les gendarmes enquêtent ne sont certainement pas normaux. On les exclut d'office de cette norme, si on les attrape, c'est pour les isoler du corps de la société, jamais, finalement, on ne les considère comme "normaux"... Et s'ils aspiraient à intégrer la norme ?

Pas notre norme actuelle, dans laquelle, je viens de le dire, ils n'ont pas leur place, mais en établissant un nouveau système de valeurs dans lequel ce qui serait ici anormal, serait là-bas accepté, plus que toléré, revendiqué, même... La thèse qu'instaure Chattam est juste effarante, on se rassure comme on peut, en se disant que c'est impossible, que cela ne se produira jamais... Mais, petit à petit, le romancier réussit à nous grignoter le cerveau, le sien étant déjà rongé, depuis ses premiers écrits, par ces questions qui le taraudent...

Je l'avais déjà signalé dans le billet consacré au "Requiem des Abysses", on sent, je trouve, que Chattam se pose des questions sur son rôle d'auteur de thrillers qui utilise la violence, la met en scène, la rend spectaculaire, même s'il ne l'aseptise pas, bien au contraire, alors qu'il cherche à la dénoncer. Une espèce de paradoxe qui me semble présider aux livres de l'auteur depuis quelques années déjà. Une réflexion qu'incarnait Joshua Brolin, et que reprend, d'une certaine façon, Richard Mikelis. Comme si Chattam regardait à travers eux...

Mais, curieusement, c'est là que vient se placer le gros reproche que je fais à ce roman. Mikelis fait partie de ces personnages qui ont tout pour être fascinant au possible. L'ambiguïté qu'on ressent dans ce personnage que sa profession a poussé à entrer en empathie avec les pires spécimens d'êtres humains existant est terrible et on se demande si on est pas parfois face à une espèce de Janus, personnage aux deux visages si différents l'un de l'autre.

Oui, cela apparaît, mais si peu... Pour moi, Mikelis est un faire-valoir dans ce roman, alors que j'aurais voulu le voir prendre les choses en main, s'imposer. Surtout, j'ai trouvé le personnage survolé. Et, finalement, Alexis, Ludivine ou Segnon aussi... Le lecteur que je suis aurait eu envie de voir leur psychologie approfondie, de voir un peu plus mis en avant les facettes de leurs personnalités les aidant à garder la tête hors de l'eau, et plus encore, voir s'étendre leurs zones d'ombre de manière plus franche, et l'inquiétude qui accompagnerait ce processus.

Tout ce que je viens de dire est dans le roman, comprenons-nous bien, mais, à mon goût, pas assez approfondi, juste superficiellement abordé. Et Mikelis, plus que les autres, au point de me demander par moments à quoi il sert réellement... Sensation étrange, puisque j'aurais voulu le voir aux commandes du récit...

Voilà, c'est le point noir de ce roman à mes yeux, mais c'est vrai que ces éléments sont de nature à ralentir le rythme de la narration, or, on sent bien que c'est ce rythme que Chattam entend privilégier. Je prends acte, mais j'aimerais vraiment retrouver dans une future histoire ce Mikelis et en apprendre plus sur lui, car je ne peux imaginer que ce personnage n'ait pas un potentiel romanesque énorme...

Cela ne remet pas en cause le plaisir que j'ai eu à lire ce roman, prenant, qu'on n'a pas envie de lâcher, juste une frustration. Mais, à côté de tout cela, Chattam se met aussi à l'heure de la Ligue de l'Imaginaire, à laquelle il appartient. Les auteurs de ce groupe sont coutumiers des clins d'oeil glissés dans leurs romans, parfois à destination les uns des autres.

Là, j'en ai repéré quelques uns qui m'ont fait sourire ou intrigué. Commençons par Alexis, dont le nom de famille, Timée, rappelle étrangement le personnage principal du "diptyque du temps", Guy de Timée. La particule a disparu, du journaliste un peu trop curieux, on est passé au gendarme, mais difficile de ne pas voir une certaine filiation entre les deux hommes, à un siècle de distance.

"La Conjuration primitive" est dédiée à la chère et tendre de Maxime Chattam. Pardon ? Si on la connaît ? Mais, vous ne lisez pas les magazines people et même les magazines télé ? C'est Faustine Bollaert, l'heureuse élue ! Et, en plus de la dédicace initiale, elle a droit à quelques clins d'oeil personnalisé, comme cette famille Eymessice (prononcez à haute voix, si vous ne voyez pas l'astuce), par exemple.

Enfin, et c'est plus qu'un clin d'oeil, les fans de Maxime Chattam, ceux qui le lisent depuis le début, auront droit eux aussi à une surprise de taille. De quoi placer "la conjuration primitive" dans une ligne précise de la bibliographie de Maxime Chattam. On se veut dans une certaine continuité, et on adoube ses personnages de façon claire et nette pour le rappeler.

Non, vraiment, à part cette légère déception autour du personnage de Richard Mikelis, j'ai pris plaisir à lire ce nouveau roman signé Chattam. J'avais un peu peur de ce retour au thriller contemporain, moi qui m'étais un peu lassé, jusqu'à son séjour au début du XXème siècle qui m'a semblé avoir requinqué son inspiration et son écriture. Tous les doutes ne sont pas forcément levés, mais j'attends le prochain thriller de l'auteur avec impatience.

Ce qui ne doit pas être un mauvais signe !


4 commentaires:

  1. Ouuuh l'avant-dernier paragraphe est énormément intrigant. Bon, en dehors de ça, ce roman m'attirait forcément, j'ai beaucoup aimé sa Trilogie (pas lu grand chose d'autre), mais c'est le premier avis que je lis, alors c'est rassurant !

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  2. Haha j'allais justement faire une minute people à propose de Faustine, je n'ai appris que récemment qu'elle était mariée à Chattam :)

    Chattam qui n'est décidément pas un auteur pour moi ! J'ai lu un seul roman de lui, Maléfices (un des tomes de la Trilogie du Mal) et il m'a traumatisée, pas à cause des araignées, mais à cause de ce qui arrive à l'amie de Brolin...Bref, depuis Maxime est sur ma liste noire ! Cela dit, tu parles de ce livre de façon intrigante, on se demande bien ce qui se cache derrière cette histoire de Bête, Fantôme, et "e"...

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  3. @ Mystix : apparemment, si j'en crois les forums de fans de l'auteur où je suis allé jeter un oeil, c'est un bon cru, mais j'y ai vu le même reproche que je fais concernant Mikelis, et la même attente de le retrouver dans un rôle plus en vue.

    @ Caro : ce qui se cache derrière est encore pire que ce qui se passe dans "Maléfices" ^^

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  4. Je suis une grande fan de Chattam depuis ses débuts et j'avoue que ce tome est à la fois très bon et décevant pour ma part. Le début est un peu trop...je sais pas. Moins travaillé que la fin ou que la Trilogie du Mal :)

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