jeudi 4 décembre 2014

"La peur a un visa ancré sur le futur, elle s'insinue en toi comme de la poudre pure. Elle perce tes poumons d'une lame de fer et épaissit le sang qui bat dans tes artères" (Bernard Lavilliers).

Au départ, ce billet devait sobrement s'appeler "Gloire à la peur !" Et puis, m'est revenue en mémoire, cette chanson de Bernard Lavilliers, dont le titre est "la Peur", un slam avant l'heure, sortie à la fin des années 70. Oui, nous allons parler de peur, car c'est l'une des thématiques fortes de notre livre du jour, qui m'a surpris, planté, ébouriffé... grâce à un final auquel je ne m'attendais pas du tout. Et qui dépote. "Adieu demain", de Michaël Mention (en poche chez Rivages Noir), est aussi un voyage dans quatre décennies d'une Angleterre qui va connaître, sur cette période, une effroyable crise et une mutation profonde de sa société. Le tout, en musique, parce que le rock de cette période est aussi une des composantes importantes de ce roman, qu'il rythme. Et, croyez-moi, vous ne serez pas au bout de vos peines, une fois ce livre ouvert...





Peter est né dans un famille modeste de Bradford, près de Leeds, à la fin des années 60. Jim et Moira, ses parents, vont avoir deux autres enfants avant que le couple ne commence à sérieusement battre de l'aile. La crise va frapper de plein fouet cette région industrielle, emportant tout sur son passage. Jim va trouver un refuge dans l'alcool.

Mais, en retour, il va commencer à distribuer allègrement des mandales à chaque fois que la bouteille et lui aurons passé un peu trop de temps ensemble. Alors, la famille explose, Moira prend ses enfants avec elle et s'en va. Exit Jim, qui ne donnera plus signe de vie. Quant à Moira, pour (sur)vivre, elle va user de ses charmes.

Peter a grandi dans cette ambiance plus que particulière, entre pauvreté, violence, michetons de passage, protégeant sa jeune soeur et son petit frère. Mais, rapidement, à l'adolescence, il prend peu à peu conscience qu'il n'est pas tout à fait comme tout le monde. Comme... insensible... Et sa fascination pour un fait divers sordide, l'affaire de l'éventreur du Yorkshire n'arrange rien.

Cette histoire, digne d'un autre fameux éventreur, Jack le Londonien, berce sa jeunesse. Les échecs répétés de la police que le tueur va narguer pendant des années avant de se faire prendre. Une affaire ultra-médiatique, une série de crimes atroces, qui va durablement marquer la région pendant de nombreuses années après la mise hors d'état de nuire du coupable.

Quand une nouvelle série de meurtres éclate dans la même région au début des années 2000, la psychose renaît. Un nouveau tueur ? Un imitateur ? Un disciple de l'éventreur originel ? Plutôt ça, car celui-là a "enrichi" le modus operandi en utilisant une arbalète pour tuer ses victimes... La police est sur les dents, parce qu'un nouvel enlisement, une nouvelle enquête au long cours pourraient laisser naître une nouvelle légende autour d'un monstre sadique et sanguinaire...

Dans l'équipe qui se retrouve chargé du dossier, il y a Mark Burstyn. Un vieux de la vieille, qui était jeune flic à la fin des années 70, début des années 80 et a assisté à l'échec de son mentor dans l'affaire de l'éventreur. Devenu superintendant, il ne veut pas vivre la même déchéance dans un dossier aussi proche. Il faut absolument qu'il coince ce tueur à l'arbalète avant qu'il ne ridiculise la police.

A ses côtés, son adjoint, qui n'a pas connu, professionnellement parlant, l'époque du premier éventreur. Burstyn veut en faire son bras armé pour retrouver la trace du tueur, quitte à tenter les choses les plus improbables. En l'occurrence, une hallucinante opération d'infiltration... Pour exploiter la seule minuscule piste, le seul microscopique lien découvert entre certaines victimes...

Et, pour cela, Clarence Cooper va devenir un autre homme. Je ne parle pas à la légère, il va entrer dans la peau de son personnage de façon tout à fait déraisonnable. Le jeu de rôle va prendre des proportions absolument fascinante, pour le personnage, mais aussi pour le lecteur, qui assiste à la métamorphose, qui prend la forme d'une introspection aux allures de grand chambardement.

J'ai dit infiltration, j'en vois déjà qui pensent : mafias, trafics en tous genres, crime organisé, complot, terrorisme, etc. Ou-bli-ez tout ça, ici, cela n'a rien à voir ! Oh, ne comptez pas sur moi pour vous expliquez quoi que ce soit, car la surprise de découvrir où cette enquête va se diriger est aussi un des grands intérêts de la lecture d' "Adieu demain".

Mais, c'est une vraie descente aux enfers que vont vivre les deux policiers, tandis que de nouveaux meurtres se produisent. Burstyn se noie dans sa crainte de l'échec, tandis que Cooper va plonger dans une expérience pas ordinaire, une exploration de ses propres peurs, jusqu'aux tréfonds de son âme, que dis-je, jusqu'à en faire une addiction...

La peur, vous ai-je dit en préambule. La peur habite toute la deuxième moitié du roman, comme un personnage à part entière. Elle est chez tous les personnages que l'on rencontre, à divers degrés, mais pour tous, elle a des effets dévastateurs, personnellement, socialement, humainement... Une palette de peurs crues, essentielles ou accessoires, mais toutes aussi paralysantes.

Cooper va devenir un junkie des sensations fortes et, en parallèle de son enquête, qui piétine, il va descendre les échelons comme un apnéiste dépasse les jalons vers les profondeurs, juste pour ressentir la folle ivresse, jouant les funambules sur le fil de la folie... Risquant de remettre en cause tout ce qu'il est, tout ce qu'il possède, jusqu'à son poste, son couple... Sa vie.

Et Peter, me direz-vous ? Eh bien, lui aussi, on continue à suivre son parcours, depuis sa naissance dans cette famille qui va imploser bientôt, jusqu'à cet âge adulte qu'il traverse en marge de tout. Une marginalisation choisie autant qu'imposée. Comme si, au fil du temps, l'impression d'être différent avait grandi avec lui.

Peter vit seul, au sens strict du terme, discret, renfermé, et pourtant, extravagant et inquiétant. Qui le croise doit ressentir quelques frissons le long de l'échine, mais lui se fout autant de ce qu'il peut inspirer que de ce qu'il devrait lui-même ressentir. Sa seule véritable incursion dans l'univers qui englobe le sien, c'est... Eh bien, là encore, je ne dis rien... Eh oui, motus, ce serait bien trop en dire...

"Sale temps pour le pays", roman précédent de Michaël Mention (je précise que je ne l'ai pas lu, mais que je compte bien rattraper cette omission), retraçait l'affaire de l'éventreur du Yorkshire qui hante "Adieu demain", tant cette affaire a marqué les esprits, au point de devenir un élément de l'imaginaire collectif de toute une région.

Peter et Burstyn, pour des raisons différentes et à des degrés différents, ont été irradiés par cette affaire, au sens nucléaire du terme. L'histoire de ce tueur en série est gravé au fer rouge dans leur esprit, les obsède. "Adieu demain", c'est aussi le parcours parallèle de ces deux hommes qui ne vivent quasiment que par leur lien avec l'éventreur.

C'est une formidable façon de montrer à quel point le tueur en série a remplacé le méchant des contes de fée, le croquemitaine ou tout simplement, les personnages des chansons de geste. Relayés par des médias avides de sensations fortes, ils sont les protagonistes parfaits des chansons de geste contemporaines, qu'on se raconte au coin du feu (ou à la machine à café...).

Le pendant, c'est la peur qu'ils inspirent, rationnellement ou pas, qui est le principal vecteur de la fascination qu'ils exercent. Je dois dire que, au fil des pages, je me demandais où Michaël Mention m'emmenait. A quel moment on allait sortir du sillon qu'il semblait tracé sous nos pas. Tout paraît clair, évident...

Et puis, c'est l'explosion. On part dans une dimension parallèle, une espèce de choc psychédélique, avec, dans les veines, non pas un déferlement d'acides, mais bien cette bonne vieille peur, ce poison qui rend fou depuis la nuit des temps. Peur du loup ou peur du monstre. Oui, mais pas uniquement. La gamme est bien plus étendues.

Des peurs individuelles et collectives, des peurs personnelles et sociales, des peurs dont on connaît la cause et d'autres beaucoup moins claires, des peurs qu'on nous rabâche et d'autres, récurrentes, lancinantes, sorties de notre esprit, des peurs irrationnelles, incontrôlables, qui font péter le trouillomètre de façon vertigineuse...

Peu à peu, avant ce feu d'artifices démentiel qui est le point d'orgue du roman, on se rend compte que ces peurs sont partout, des plus évidentes aux plus diffuses, et que l'on vit, dans le Yorkshire de la fin du XXe siècle comme partout ailleurs dans ce monde occidental contemporain, dans la crainte permanente de tout et de rien, du pire comme de l'insignifiant.

"La France a peur", disait Roger Gicquel en ouverture du JT de 20h, à l'époque où sévissait l'éventreur du Yorkshire. Et l'Angleterre aussi, alors. Sauf qu'on n'y prête pas forcément attention, on s'habitue à nos peurs, on apprend à vivre avec, on vit au milieu d'elles... Sauf quand, parfois, il devient juste impossible de faire face, quand la terreur fait sauter les digues et court-circuite tout sur son passage...

La peur. Gloire à la peur ! Oui, j'ai failli appeler ce billet ainsi, citant le roman. Gloire à la peur, comme un pouvoir tyrannique qu'on acclame, contraint et forcé, et dont les bienfaits sont vérolés, dangereux. Clarence Cooper va faire un trip au pays de la peur, je ne vois pas d'autre comparaison possible, et il va aller au plus loin, bien près d'être emporté par une overdose. Un excès d'une peur qu'il a lui-même fabriquée...

C'est simplement époustouflant. On est bousculé par l'écriture et le récit de Michaël Mention, parce que le calme (relatif) de la première partie va laisser brusquement place à une tempête d'une grande violence. Vents force 10 sur l'échelle de Beaufort, on s'accroche pour ne pas être emporté soi-même par la tornade qui se déroule et s'enroule sous nos yeux...

On en vient presque à perdre l'objet premier d' "Adieu demain" : et l'enquête, alors ? Mais, elle se poursuit, l'enquête. De façon poussive, désordonnée, brouillonne... A l'image des deux flics complètement perdus qui en ont la charge. Elle avance de travers, et nous avec. La peur de l'échec se renforce à chaque page qu'on tourne.

N'attraperont-ils jamais ce tueur à l'arbalète ? Vont-ils sombrer corps et âme dans cet océan de peur et d'horreurs ? Vont-ils être irrémédiablement détruits, comme leur prédécesseur, qui enquêta sur l'éventreur du Yorkshire ? Devra-t-on faire appel à d'autres pour mettre hors d'état de nuire le tueur, qui aura fait, à distance, deux victimes de plus ?

Beaucoup de questions, dont les réponses sont évidemment dans le roman lui-même. Mais, je le redis, ne vous fiez pas au début de ce livre, ne croyez pas à ce que vous croyez être fil blanc ou fil d'Ariane, non, vous avez mis le doigt dans un mécanisme bien plus complexe, terriblement sombre, comme les profondeurs de l'âme humaine.

Michaël Mention s'inspire de faits réels pour son roman. S'inspire, le mot est important pour ceux qui, comme moi, voudraient jouer les petits curieux avant d'attaquer le roman, histoire de piéger l'auteur, "ah, ah, je le savais déjà !" Comme moi, vous en serez pour vos frais, car il ne s'agit pas d'un roman à la Ann Rule ou d'un épisode de "Faites entrer l'accusé", mais bien une fiction et de la plus belle eau.

Pourtant, tout réalisme n'est pas absent d' "Adieu demain". Je l'ai dit, une partie des faits est réelle. Comme ce qui concerne l'éventreur du Yorkshire, d'ailleurs. Mais, aussi parce que Michaël Mention nous emmène dans une chronique de cette Angleterre étranglée par la crise puis passée à la moulinette du thatchérisme.

Pour que la peur s'installe, il lui faut aussi une certaine instabilité, et l'époque à laquelle se déroule le roman, que ce soit dans la partie où l'on suit la jeunesse de Peter, ou par la suite, l'époque des crimes du tueur à l'arbalète, sont pour cela parfaites. Les incertitudes y sont nombreuses : le chômage galopant d'abord, puis, le 11 septembre et l'entrée dans un nouveau millénaire bien flippant.

On vit aussi au rythme de cette région, quasiment rasée dans les années 70-80, on retrouve les décors des films tels que "The full monty" ou "les virtuoses", cette déshérence terrible, inexorable et qui hache menu les êtres humains alors même qu'on est en temps de paix, qu'il n'y a pas de disette ou d'épidémies...

Et, pour s'y immerger un peu plus, l'auteur nous plonge dans une bande-son magique, de King Crimson à Radiohead, en passant par Depeche Mode ou Nirvana, je cite de mémoire, mais il y en a beaucoup. Peter, s'il n'a pas franchement eu une enfance heureuse, n'est pas non plus Oliver Twist. Cette passion musicale lui est venue très tôt et il sera sans doute un des premiers à avoir un walkman dans son quartier. Objet idéal pour se couper d'un monde extérieur trop corrosif.

La musique fait partie de la vie de Peter. Nombre d'événements marquants, il se les rappelle à travers ce qu'il écoutait à ce moment-là. Comme le faisait la série "Cold Case", en adaptant sa couleur musicale à l'époque, aux scènes, aux propos des personnages, à ce qu'il font. J'ai retrouvé ça dans "Adieu demain", et la féroce envie de me replonger dans cette musique.

Eh bien, je ne voulais pas faire trop long, c'est raté... Je crois que je pourrais encore vous dire beaucoup de ce roman, qui m'a vraiment donné envie de poursuivre l'aventure avec Michaël Mention. Une nouvelle fois originale dans le polar/thriller français. Je serais bien en peine, d'ailleurs, de distinguer les deux genres sur ce livre : on tremble, il y a des flics, on est dans un habile compromis entre les deux.

Mais la narration et la construction sont tout à fait impressionnantes de suis sorti groggy de tout cela. "Adieu demain", le titre en dit long. Je me suis même demandé si ce roman n'aurait pu s'appeler carrément "No future", ce qui aurait fait le lien avec le courant punk et la musique qui l'accompagna, dans cette même Angleterre, où il fit sonner bien différemment le "God Save the Queen".


Alors, finissons en musique, avec un titre dont une partie du texte est mise en exergue d' "Adieu demain"...


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